Désarmer les solitudes

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— Par Olivier Py —

Si l’on me demandait aujourd’hui en quoi le théâtre est irremplaçable, je dirais qu’il est le plus court chemin de l’esthétique à l’éthique. Et aussitôt il conviendrait d’ajouter qu’il est le plus court chemin de l’éthique à l’esthétique, ce qui n’est pas le même parcours. Pour faire acte de conscience politique, le théâtre n’a qu’à ouvrir ses portes. Même le plus apolitique des théâtres reste encore plus politique que la plupart des déclarations du monde consumériste. Qui n’a pas vu que l’individualisme est devenu une valeur marchande et que le capitalisme n’en finit pas, non seulement de le susciter, mais aussi de le proposer comme voix unique de l’intelligence et de l’accomplissement de soi ? Et quelle aventure humaine dans ce grand supermarché technologique nous apprend encore la joie d’être ensemble ? Être ensemble ce n’est pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés, c’est accepter une inquiétude commune et espérer le retour de mythes fondateurs. L’esthétique et l’éthique sont si proches lors d’une représentation de théâtre qu’on peine parfois à les distinguer, notre émerveillement croise notre soif de société meilleure, notre conscience collective est renforcée par la célébration de la scène. Le consommateur consomme seul et se console lui-même dans une luxuriante misère, il achète du bruit pour s’éloigner un peu plus de ce qui pourrait le sauver.

Or ce qui nous sauve, c’est d’appartenir à l’Histoire, c’est la sensation d’avoir participé à l’histoire, même la plus humble réunion d’espérances peut suffire à faire naître ce sentiment. Le spectateur du théâtre d’art n’apporte jamais que son incompréhension du monde et son désespoir d’être isolé, c’est ce que nous pourrions appeler le silence de la salle. Ce spectateur vient pour faire silence, étrange pratique, si anachronique au regard des polémiques braillardes et du sloganisme irruptif des réseaux sociaux. On commence au théâtre par faire silence et cela ne veut pas dire se taire, au contraire. On ironisera tant qu’on le voudra sur la puissance du théâtre à changer la société. Et depuis que la société est monde, on peut douter de lui, et depuis que le monde lui-même est à sauver, on peut craindre que le théâtre ne soit plus qu’un artifice d’inclus perdus dans les héritages patrimoniaux. Pour comprendre qu’il n’a rien perdu de sa puissance aumaturgique, il suffit de changer d’échelle, de le contempler à la hauteur d’une existence, celle d’un adolescent sans entrée dans la vie de l’esprit, d’un détenu accablé de déterminismes sociaux, d’un enseignant qui n’a peur ni de l’obscurité ni de l’éblouissement, d’un artiste qui a renoncé à la gloire par amour de son artisanat, d’un passant qui mystérieusement dévie de sa route tracée par les puissances commerciales, d’un amoureux qui cherche un point de cristallisation, d’un mourant qui a besoin de contempler la vérité ultime de sa fin. À la hauteur de ces existences, le théâtre peut quelque chose et le terme de possible est baigné d’aube.

Mais le théâtre, qui promet moins qu’il ne donne, ne se contente pas d’ouvrir des possibles, il est action. Le danger partout s’est accru de vivre dans un monde désenchanté, un monde où nous serions seuls face à la culpabilité et à l’impuissance. Pour nous aider à traverser la
sévérité du temps, le théâtre propose tout simplement de nous réunir devant la représentation éternelle de l’humanité aux prises avec cette impuissance. Le silence alors devient un moyen de percevoir l’imaginaire partagé, le lien profond et indicible, le messianisme du collectif. Ne dit-on pas de la salle qu’elle a eu une écoute cristalline, qu’elle a respiré d’un même souffle ? Et que dire après ce silence de la déflagration des applaudissements qui le brise et célèbre non pas la fin de la représentation mais la présence du Présent ? Le théâtre politique dit que la représentation est l’essence du politique, il a besoin d’images et de récits pour éviter d’être vide et de ne représenter que la violence du pouvoir.

L’ambition immense du Festival d’Avignon n’est pas moins que cela. Notre impatience d’une société plus juste, d’un rapport au monde plus sain, d’une parole mieux partagée, est le plus haut désir politique. Et pour cela, il faut désarmer les solitudes. Il n’y a dans cette aventure aucune hiérarchie, chacun y est absolument responsable de lui-même et de sa part de conscience. Merci à chacun et à tous de faire du théâtre un art de l’avenir.