Le modèle noir de Géricault à Matisse

Du mardi 26 mars 2019 au dimanche 21 juil. 2019 Musée d’Orsay

De la Révolution française à l’abolition de l’esclavage en 1848, de la révolte des esclaves de Saint-Domingue en 1791 à l’apparition de la négritude dans les années 1930, ce presque siècle et demi est le témoin privilégié des tensions, luttes et débats qu’occasionne la naissance de la modernité démocratique, et dont le monde des images s’est chargé, et nourri. Lentement il voit s’affirmer, en dépit de toutes sortes de réticences et d’obstacles, une iconographie, et même une identité noires.

Tableau ci-contre : Frédéric BazilleFemme aux pivoines© Courtesy National Gallery of Art, Washington, NGA Images

Portée par trois moments forts – le temps de l’abolition de l’esclavage (1794-1848), le temps de la Nouvelle peinture (Manet, Bazille, Degas, Cézanne) et le temps des premières avant-gardes du XXe siècle – cette exposition propose un nouveau regard sur un sujet trop longtemps négligé : la contribution importante de personnes et de personnalités noires à l’histoire des arts.

Edouard Manet 1862 oil on canvas 90 x 113 cm
Edouard ManetJeanne Duval© Museum of Fine Arts Budapest, 2018, photo by Csanád Szesztay
Le choix d’un titre au singulier, malgré la diversité des représentations, cherche à souligner les différentes significations du terme « modèle », qui peut aussi bien se comprendre comme « modèle d’artiste » que comme figure exemplaire. Femmes et hommes dits de couleur, ils sont nombreux à avoir croisé la trajectoire des artistes et à avoir tissé des relations avec eux. Qui sont-ils, ces grands oubliés du récit de la modernité ? Autant de personnes auxquelles nous avons tenté de redonner un nom, une histoire, et une visibilité.

Du stéréotype à l’individu, de la méconnaissance à la reconnaissance, cette exposition essaie de retracer ce long processus, et tente de mettre en lumière l’un des plus grands non-vus et non-dits de l’histoire de l’art, révélant à nouveau cette discipline comme miroir des idées et des sensibilités, et affirmant ainsi les liens de continuité profonds qui unissent le XIXe siècle au XXe siècle, jusqu’à notre époque.

Marie Guillemine Benoist Portrait de Madeleine© RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Gérard BlotNouveaux regards

Plus de cinquante ans séparent la première abolition de l’esclavage dans les colonies françaises de la seconde, proclamée en avril 1848 par la Deuxième République naissante.

Le 4 février 1794, un premier décret d’abolition, doublement révolutionnaire, accorde aux affranchis sans distinction de couleur la pleine citoyenneté française. Pour la France de l’an II, il s’agit d’acter la révolte victorieuse des esclaves de l’île de Saint-Domingue en 1791, menés par Toussaint Louverture, et de rallier à la République l’île menacée par les flottes étrangères.

Dès 1802 cependant, Napoléon Ier rétablit l’esclavage. Mais les troupes qu’il envoie à Saint-Domingue se heurtent à une résistance tenace : le 1er janvier 1804, l’île indépendante devient la République d’Haïti, « première nation noire » dira Aimé Césaire.

Le point de rupture historique que constitue la Révolution française permet ainsi l’émergence de portraits d’individus noirs émancipés, parmi lesquels les célèbres Jean-Baptiste Belley par Anne-Louis Girodet et Madeleine par Marie-Guillemine Benoist.
Si ces oeuvres occupent l’espace artistique créé par la révolution politique et sociale contemporaine, elles témoignent néanmoins des ambiguïtés propres à leur temps : ainsi le livret du Salon de 1800 qui accompagne le Portrait de Madeleine ne dévoile-t-il ni l’état domestique, ni le prénom du modèle, ni clairement les intentions de l’artiste, qui font encore débat aujourd’hui.

Géricault et la présence noire

Théodore Géricault (1791-1824) est adolescent lorsque Napoléon Ier, qui souhaite reconstruire un puissant empire français aux Amériques, fait rétablir l’esclavage dans les Caraïbes. La législation particulièrement restrictive qui accompagne ce rétablissement (interdiction des mariages interraciaux, interdiction d’accès à la métropole pour les Noirs des colonies…) explique le regain du mouvement abolitionniste, auquel participe Géricault. Ce dernier met sa fougue romantique au service de cette cause, multipliant les représentations énergiques ou doloristes des Noirs.

Sa correspondance ne dit rien des femmes et hommes de couleur qu’il fit poser, mais nous savons qu’il eut recours au célèbre modèle Joseph, originaire d’Haïti, aussi représenté par Théodore Chassériau. Pour son oeuvre iconique, Le Radeau de la Méduse, Joseph incarne le marin torse nu, agitant au sommet du tonneau le foulard du dernier espoir collectif.

Le tableau, qui relate la funeste expédition coloniale de la frégate La Méduse à l’été 1816, au large des côtes de l’actuelle Mauritanie, a connu plusieurs étapes.
Si la première esquisse frappe par l’absence de tout Noir, la composition finale en compte trois, soit deux de plus que ce que l’Histoire nous rapporte. En multipliant les figures noires dans son tableau, Géricault résume ainsi son combat fraternitaire, et dote la cause abolitionniste d’un symbole décisif.

L’art contre l’esclavage

Le 29 mars 1815, Napoléon Ier abolit la traite négrière, décision qui sera confirmée par Louis XVIII, quelques années plus tard. Malgré la pression accrue des abolitionnistes, le système esclavagiste, lui, perdure ; les gouvernements successifs de la Restauration et de la monarchie de Juillet se contentant de le réformer.

Du côté des peintres, le ton se durcit. La Traite des noirs de François-Auguste Biard fait sensation au Salon de 1835. D’autres osent dénoncer ce qu’endurent les victimes d’un système inhumain. C’est le cas de Marcel Verdier, élève d’Ingres, qui, en 1843, se voit refuser au Salon son Châtiment des quatre piquets.

Il faut attendre le 27 avril 1848 pour que la Deuxième République naissante abolisse l’esclavage dans les colonies françaises. Biard est chargé de célébrer cette mesure symbolique : Noirs et Blancs sont rassemblés dans un tableau où la liesse des affranchis, les chaînes brisées et le drapeau tricolore célèbrent avec emphase l’unité fraternelle du nouvel ordre républicain.
L’immense toile de Biard fait ainsi écho aux thèses antiesclavagistes de Victor Schoelcher. C’est aussi à partir du Salon de 1848 que le sculpteur Charles Cordier inventorie la famille humaine dans son unité et sa singulière diversité.

Le métissage, thème central du Romantisme français, s’incarne dans deux figures clés de l’époque : Alexandre Dumas et Jeanne Duval. L’auteur du Comte de Monte-Cristo, petit-fils de Marie-Césette Dumas, esclave affranchie de Saint-Domingue, est l’objet de très nombreuses caricatures plus ou moins bienveillantes sur ses origines. Le romancier lui-même aborde franchement le thème de l’esclavage dans Le Capitaine Pamphile (1839).

Probablement née en Haïti vers 1827, l’actrice Jeanne Duval devient, à 15 ans, la maîtresse et la muse de Baudelaire.
Figure idéale de la dualité des êtres et des amours, elle traverse l’oeuvre dessinée du poète, et s’est glissée très tôt parmi les poèmes exotiques des Fleurs du mal, les préférés probablement de Manet, et certainement de Matisse.

Le photographe Nadar rapprochera, après 1850, les mondes de Dumas et Baudelaire. S’il n’a pas photographié Jeanne Duval, il l’a décrite, de même que Théodore de Banville qui évoque, dans ses Souvenirs, « une fille de couleur, d’une très haute taille, qui portait bien sa brune tête ingénue et superbe, couronnée d’une chevelure violemment crespelée, et dont la démarche de reine, pleine d’une grâce farouche, avait quelque chose à la fois de divin et de bestial ».

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