« Des yeux de verre » : les poupées cassées de Valère Egouy

 — Par José Alpha —

les-poupees-1La souffrance humaine portée à la scène théâtrale ou cinématographique interpelle toujours l’auditoire pour créer cette étrange empathie favorable à l’exploration des souvenirs douloureux dont personne ne peut se défaire.
 
 Que ce soit par la comédie, la tragédie ou l’épopée lyrique, les tourments sociaux constituent pour les dramaturges, les acteurs et les metteurs en scène, la rampe de lancement des processus relationnels entre l’univers scénique et le public. Et comme Racine, Brecht ou Shakespeare qui cherchent délibérément à approfondir l’abîme entre le public et la scène afin de mieux distinguer le réel du réalisme, la pièce de Michel Bouchard, Des yeux de verre, mise en scène en Martinique par Valère Egouy met rigoureusement en abîme les convictions de chacun face à l’inceste.
 
 Un père incesteux, Daniel (Eric Bonnegrace), facteur de poupées, vit dans son atelier, surprotégé par son épouse Judith (Brigitte Villard-Maurel) des souvenirs de cette nuit où il abusa d’Estelle, sa fille cadette (Charline Lucazeau) âgée de 10 ans à l’époque. Estelle fut immédiatement reléguée chez sa tante, hors d’atteinte de son père, par Judith qui étouffa le drame durant des années protégeant son mari, Maitre Daniel, son œuvre et sa notoriété, de la justice et de l’opinion public. Mais un jour, après des années, alors que l’équilibre familial est manifestement établi, Estelle devenue femme revient à la maison pour se venger de son père, de sa mère et de sa sœur Brigitte (Juliette Mouterde).
 
 L’action se déroule dans un décor fixe, l’atelier de travail de Maitre Daniel, prolongé d’une porte battante en fond de scène qui suggère l’invisible comptoir de vente des poupées. Estelle apparait dans le public comme venue de nulle part tandis que Brigitte et sa mère pressurent le père dont le talent assure la table, le respect et les projets.
 
 Le trio constitué des deux femmes et de Maitre Daniel fonctionne bien, tant par la maitrise des situations que l’auteur expose progressivement avec un certain génie, il faut le dire, que par le jeu des acteurs dirigés par Valère Egouy qui place l’action au cœur du désordre et des compromis de la vie ordinaire.
 
 On ne se trompe pas sur les intentions, les caractères et les stratégies de chacun jusqu’à l’apparition d’Estelle qui incarne le schéma de la tragédie théâtrale. La tragédie est un art de tensions calculées. Le public suspecte la jeune femme de vengeance inutile face à l’équilibre familial obtenu à force de sacrifices et de convictions partagées avec dignité. Mais à quel prix ?
 
 Dès lors que le bannissement, la punition de l’enfant accusée par sa mère, puis par sa sœur, d’avoir profité de la faiblesse du père, est clairement exposé par Estelle, la lecture du spectateur devient plus radicale pour se raccrocher à l’égoïsme de la mère, à la jalousie de la sœur et à la pathologie du père.
 
 Mème si le public veut mettre un terme à cet exposé des faits insoutenables par l’évidente condamnation du père pour des faits que tout le monde condamne, la tragédie continue de fonctionner avec la mort d’Estelle étouffée, encore une fois, dans son sommeil par Judith, la mère, la première nuit de son retour à la maison.
 
 La pièce donne à voir la souffrance d’une enfant cassée par la duplicité familiale, elle témoigne manifestement que l’inceste ne s’oublie jamais. Commis par un membre de la famille, la loi du silence imposée à Estelle, comme aux poupées de Maitre Daniel, amplifie sa colère, sa détresse et sa déshumanisation.

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