Des pièces de théâtre qui parlent de “nous”

— par Gladys Dubois —

Qui est Gladys ?

Diplômée en Droit et économie de l’Université Nancy 2 ainsi qu’en Arts du spectacle communication et médias de l’Université Toulouse-Jean Jaurès, Gladys Dubois a travaillé principalement en tant que chargée de communication pour des théâtres et des festivals de musique et de cinéma. Elle aime écrire des articles car elle est amoureuse des mots, surtout lorsqu’ils révèlent, dénoncent ou émeuvent…  Sa passion pour la culture, surtout celle de son pays, la Martinique, lui donne envie d’en découvrir toujours plus, et de la faire connaître au plus grand nombre.  Elle est correspondante en Martinique pour Kariculture.net, magazine culturel trilingue en ligne de la Caraïbe.

Ce 19 août 2020, alors que depuis le mois de mars nous sommes douloureusement privés de théâtre, Gladys Dubois nous permet de maintenir le lien avec nos artistes, en nous parlant de trois pièces : Cette guerre que nous n’avons pas faite, Le Monologue du Gwo Pwèl et Ladjablès, femme sauvage, trois spectacles que nous avons pu voir, en d’autres temps plus heureux, sur les scènes de Fort-de-France.

Sa publication  :

Utiliser le théâtre pour exprimer, représenter, sublimer, interroger ou bousculer la société martiniquaise : Gaël Octavia, Daniely Francisque et Fabrice Théodose en ont fait le choix. De la grande histoire à la plus intime, ces trois dramaturges contemporains nous « racontent ». Pour Kariculture, ils livrent quelques secrets sur leurs créations.

« J’ai commencé à écrire au dramaturge Wadji Mouawad afin de lui dire tout ce que son théâtre, empreint de guerre du Liban, comblait chez moi », confie Gaël Octavia. Elle, jeune Martiniquaise, dont le peuple n’avait pas fait sa guerre de décolonisation, mais qui la fantasmait. La longue lettre qu’elle n’a finalement pas envoyée est devenue Cette guerre que nous n’avons pas faite.

« Ce que je savais d’elle me fascinait et m’effrayait ». Daniely Francisque entendait parler de Ladjablès depuis son enfance. Elle voulait que les nouvelles générations, à leur tour, découvrent ce monstre légendaire de la Caraïbe, qui réserve un sort funeste aux hommes qu’elle séduit. Elle a donc écrit sa version de l’histoire : Ladjablès, femme Sauvage.

Fabrice Théodose, lui, était le plus heureux des hommes à la naissance de sa fille. Il voulait le crier mais par pudeur, il s’est amusé à faire l’exercice inverse : « Je suis en chien, man ké tué kò mwen » — « Je suis comme un chien, je vais me tuer ». Ces premières phrases publiées sur sa page facebook, largement commentées et likées, ont précédé toutes celles qui composent aujourd’hui Le Monologue du Gwo Pwèl.

De la grande histoire à la plus intime

Cette guerre que nous n’avons pas faite a été publiée en 2014, quelques années après la grève de 2009 et le référendum sur l’article 74 de la Constitution. Gaël Octavia y raconte l’épopée d’un Martiniquais parti à la guerre, s’arrachant à son confort bourgeois aliénant, pour « devenir un homme ». Entre deux piques contre sa mère, coupable de soumission et de compromission avec les puissants, le Guerrier explique, finalement, pourquoi il n’a jamais fait la guerre. « Quand j’ai lu Incendies de Wajdi Mouawad, ça a fait écho à quelque chose de très fort chez moi, à un questionnement par rapport à la Martinique et à l’indépendance. Nous n’avons pas fait notre guerre de décolonisation et nous sommes perpétuellement en train de fantasmer cette décolonisation. Wajdi Mouawad c’est un rêveur qui aurait voulu rêver en paix mais qui est dans la guerre. Nous, on est dans la paix et on rêve de guerre, dit-il. Il décrit, dans son théâtre, l’absurdité de ce fléau : « Chaque personne qui accomplit un acte violent le fait en représailles d’un autre acte violent. Chacun est convaincu qu’il est dans son bon droit. Lorsqu’on me parle de résoudre les choses de manière violente, j’ai envie de dire: attendez, vous savez de quoi on parle? La violence, une fois qu’on a commencé, on ne sait pas quand ça s’arrête et quelles en seront les conséquences. A-t-on conscience d’ouvrir une espèce de cage avec une bête qu’on ne va pas maîtriser? Il faut juste le savoir. Si on décide tout de même de prendre le risque parce ce que ça vaut le coup, ok ! ».

Daniely Francisque, à travers Ladjablès, femme sauvage, interroge aussi notre histoire et plus particulièrement les rapports entre les hommes et les femmes. Dans sa pièce, le jeune Siwo, séducteur sans vergogne, se fait prendre à son propre jeu par Ladjablès, très belle femme pourvue d’un sabot de cheval à la place du pied. « Il n’y avait pas beaucoup de documentation sur elle, elle se transmet par l’oralité. Je l’ai retrouvée dans des contes pour les enfants, dans Chronique des 7 misères de Patrick Chamoiseau ou encore Esquisses martiniquaises de Lafcadio Hearn, essayiste irlandais ayant séjourné en Martinique à la fin du 19ème siècle. C’est une grande dame martiniquaise, chez laquelle ce dernier logeait, qui lui a raconté la légende. Cette femme avait dû connaître l’esclavage, ça venait de loin », raconte-t-elle. Elle poursuit : « Je suis également tombée sur un article d’André Lucrèce, sociologue : Le corps du diable au service de la civilisation. Il cherchait à savoir d’où venait ce mythe et pourquoi cette histoire s’était enracinée dans notre imaginaire, pourquoi elle résonnait encore aujourd’hui. Il a développé une réflexion sur le fait que la diablesse était l’épouvantail trouvé par les colons religieux pour induire dans les esprits masculins post-esclavagistes la peur des femmes séductrices. J’ai pensé que c’était une femme diabolisée plutôt qu’une femme diablesse. Elle est mise à l’écart parce que c’est une séductrice. Elle fait ce qu’elle veut de son corps, c’est elle qui décide, qui choisit les hommes. Elle va à l’inverse de l’éducation chrétienne qui a été donnée aux femmes ».

Plus intime encore, la pièce de Fabrice Théodose s’attaque à un sujet tabou, l’intimité des sentiments des hommes antillais. Dans un long monologue, un homme livre son chagrin d’amour, son gwo pwèl, dans l’espoir de reconquérir sa bien-aimée. « Ce qui est hallucinant, c’est l’antinomie qu’il y a entre l’expression du “gwo pwèl” et tout le côté moqueur qu’il y a autour. Quand on dit en français qu’un homme a un chagrin d’amour, on s’apitoie. Ici, on se moque des gens qui ont un “gwo pwèl”. On n’a pas le droit de pleurer. À ma connaissance, c’est la première fois qu’on se retrouve dans le huis-clos d’un homme qui raconte ce qu’il a en tête (…) Le théâtre permet d’avoir un regard sur soi-même. La personne que tu vois sur scène, sé nou mèm (c’est nous). Mon but c’est d’interroger les gens, la société. Pour moi le plus important c’est d’avoir des retours, des discussions, que les gens se posent des questions ».

Écrire, en Martinique ou avec le recul de l’ailleurs

Pour Danielly Francisque, la Martinique était la pièce manquante du puzzle après une enfance dans l’Hexagone. Nèg pa ka mò, sa première pièce, est née d’une colère d’étudiante à qui on n’avait pas raconté son histoire, l’histoire de l’esclavage. Il fallait qu’elle aille à la source, dans son île d’origine. Des années plus tard, elle y est toujours: « Je suis trop bien ici, c’est une ressource. Ça m’arrive de voyager, c’est très inspirant et ça m’apporte beaucoup de matières mais on a de la chance d’être ici. Il y a tellement d’histoires à raconter, personne ne le fera mieux que nous », déclare-t-elle.

Et elle continue sa longue réflexion : « Je crois que la question de l’imaginaire collectif revisité a plu aux spectateurs de Ladjablès. C’est important, ça fait écho aux histoires de statues déboulonnées. On a besoin de voir nos corps, on a besoin de représentations. C’est pour ça que je fais du théâtre, ce théâtre qui nous ressemble. Nous sommes en déficit de nos histoires, de nos corps, de nos imaginaires. C’est fondamental de mettre ça sur un plateau, dans des histoires, de le fixer quelque part. Est-ce qu’on se voit à la télévision ? Est-ce qu’on se voit dans des fictions ? Et comment on se voit ? Comment on est représenté ? D’une façon valorisante ? Est-ce qu’on en est fier ? Est-ce que ça nous inspire ? (…) Plus je chemine, plus je réalise pourquoi je fais du théâtre, pourquoi j’ai ce besoin de créer. Je crois que l’un des piliers de ma création c’est se raconter, nous raconter ».

Se raconter, en tant que Martiniquais, est aussi une évidence pour Fabrice Théodose : « Je suis Antillais, avec tout ce que ça représente. Il y a des choses, des façons de penser qui vont me frapper. Cette représentation du monde est inscrite dans mon univers. Ici, on a honte du “gwo pwèl”. Je n’ai pas un chagrin d’amour, j’ai un “gwo pwèl”, donc “man ka séré pou disa” (je me cache pour dire cela). C’est nous, je ne peux pas faire semblant. (…) Quand tu écris, tu es dans un exercice créatif, tu es poreux à tout ce qui se passe. Dès que j’entendais quelqu’un qui avait un “gwo pwèl”, je tendais l’oreille pour capter une citation, des histoires racontées par des amis. Il y a un passage clé de la pièce, c’est une phrase qu’une amie m’a dite : Man sé mò man pa sa mò — je voudrais mourir, je ne sais pas mourir ».

Il a un avis très précis sur la langue créole : « Le créole, c’est nous aussi, j’ai fait le choix de ne pas traduire les passages de la pièce. Je parle d’ailleurs créole à ma fille comme je lui parle français. Je ne veux pas que le créole soit la langue de “man faché”— utilisée quand je suis fâché.  J’adore le français mais pour moi ça doit être KantetKant, sur un rapport d’égalité, je refuse le rapport dominant-dominé entre ces deux langues car il implique le rapport dominant-dominé sur les cultures. On n’a jamais autant revendiqué le créole qu’aujourd’hui mais, en réalité, il est en train de disparaître ».

Gaël Octavia, elle, n’a jamais cessé de raconter son île natale, même si elle n’y vit plus : « Je m’interroge toujours sur ma légitimité à parler car je vis à Paris depuis une vingtaine d’années. Il y a certainement des choses qui m’échappent. Le déboulonnement de la statue de Schoelcher, ça m’était difficilement imaginable quand je vivais en Martinique. Je ne me rends pas compte de la manière dont les gens vivent ces événements. Est-ce que ce qu’ils expriment est représentatif de leur génération ? Ou représentatif de leur groupe ? Je suis trop loin pour le savoir mais je suis toujours un peu embêtée quand on met plus d’énergie à casser qu’à bâtir », explique-t-elle.

La rencontre avec le public

« À mon goût, Cette Guerre que nous n’avons pas faite n’a pas été suffisamment jouée en Martinique et en Guadeloupe », confie Gaël. Et elle s’interroge beaucoup « Ça a été une petite déception quand même, que ça n’intéresse pas plus. Elle a bénéficié d’une lecture aux Francopholies en Limousin, à l’issue de laquelle j’ai pu échanger avec des personnes originaires d’Afrique. Ce fut très enrichissant : un dialogue entre décolonisés et pas décolonisés. On a beaucoup de choses à se dire, d’expériences à partager. On y gagnerait vraiment, pour faire émerger un caractère concret dans les discours sur l’indépendance de la Martinique. À quoi ça peut ressembler quand on n’est pas une grande puissance ? Quelle marge de manœuvre a t-on ? Avec des prévisions à peu près réalistes, des données concrètes, qui permettraient de brosser un portrait d’une éventuelle indépendance et de prendre notre décision. Sans aller dans l’épouvantail de se dire que ce serait comme Haïti, que ce serait l’horreur mais sans idéaliser non plus. J’ai rarement entendu des discours concrets et constructifs sur ce que serait réellement l’indépendance. On est toujours dans un délire, qu’on soit pour ou contre ».

Ladjablès, femme sauvage, mise en scène par son auteure, a rencontré un vif succès en Martinique, lors de ses deux représentations à la Scène Nationale : « Je pense que c’est parce que c’est un personnage mythique de l’imaginaire collectif qui n’a pas été beaucoup abordé. De plus, les thèmes de la pièce sont dans l’air du temps : le féminisme, la libération de la parole de la femme, des femmes puissantes etc. C’était aussi mon parti pris. Beaucoup de femmes m’ont dit : Merci, tu m’as permis de révéler la diablesse qui est en moi, ou Je suis une diablesse, je ne le savais pas », dit Daniely. La pièce a été traduite par un comité de lecture à New York, grâce au projet ACT, Action Caribéenne Théâtrale. « Quand She Devil a été lue aux États-Unis, elle a beaucoup intéressé. Le texte n’était déjà plus à moi, il voyageait. C’est super de se rendre compte que ça résonne chez d’autres ».

Le Monologue du Gwo Pwèl de Fabrice Théodose a également rencontré un large public, majoritairement féminin selon le dramaturge… « Je suis à ma 14e représentation. Les gens m’ont contacté en messages privés. Je ne m’attendais pas à avoir mis autant des mots justes sur leurs ressentis. Il y a une spectatrice qui m’a confié avoir culpabilisé parce qu’elle n’avait jamais réalisé la situation dans laquelle son ex s’était retrouvé après qu’elle l’a quitté. »

Sa conclusion :

En cette période de revendications et de remise en question des symboles, les mots de Gaël, Fabrice et Daniely sont autant de pierres qui forment des statues qui nous ressemblent. Ceux qui n’ont pas eu la chance d’assister aux représentations de ces pièces pourront les découvrir à travers la lecture. Elles s’inscrivent désormais dans le patrimoine théâtrale martiniquais.

Les textes à lire :

“Cette guerre que nous n’avons pas faite” de Gaël Octavia – Éditions Lanzman
“Le Monologue du Gwo Pwèl” de Fabrice Théodose – K.Éditions
“Ladjablès, femme sauvage” de Daniely Francisque – Paraîtra prochainement en français. “She Devil” (version anglaise)