Derrière l’appli Airbnb, l’esclavage de femmes de ménage ukrainiennes

— Par Loan Nguyen —

Exploitation. Contraintes de travailler dans des conditions indignes, vingt-cinq femmes de ménage ukrainiennes sans papiers, affectées au nettoyage d’appartements destinés à de la location courte durée, attaquent leurs ex-employeurs devant la justice ce jeudi.

Il y a comme une odeur de moisi derrière cette location Airbnb resplendissante que vous avez réservée en plein Paris, en un seul clic, avec une instantanéité déconcertante. Derrière la promesse de prestations toujours moins chères et toujours plus disruptives, c’est un nouveau dossier pour traite d’êtres humains dans le cadre du travail qui arrive ce jeudi devant le tribunal judiciaire de Paris.

Vingt-cinq femmes de ménage ukrainiennes sans papiers, accompagnées de la CGT, accusent leur ex-employeur, la société VIP Services, et plusieurs dirigeantes dont Nataliya Kruchenyk, de les avoir surexploitées dans des conditions indignes de 2018 à 2021.

Elles reprochent en outre au donneur d’ordres, HostnFly, qui leur confiait des prestations d’entretien pour les propriétaires d’appartements loués via l’application, d’avoir manqué à son devoir de vigilance.

Jusqu’à 70 heures par semaine, 7 jours sur 7

« J’ai trouvé ce travail par une annonce Facebook », se souvient Oksana Veykogne, 57 ans. « On travaillait sans pause de 9 h 30 à 18 h 15, parfois plus tard », explique-t-elle. En haute saison, elle et ses collègues pouvaient travailler jusqu’à 70 heures par semaine, 7 jours sur 7. Dans ce laps de temps, celles-ci étaient censées nettoyer quatre, cinq, voire six appartements chaque jour, aux quatre coins de Paris. Qu’importe qu’elles puissent être mineures, enceintes ou malades.

La majorité des salariées ont perçu moins de 50 % du Smic horaire. »

Les fonctionnaires du ministère du Travail

Le tout pour un salaire dérisoire et versé de manière aléatoire, certaines employées étant payées avec six mois de retard. « La plupart du temps, je gagnais entre 600 et 800 euros par mois », témoigne Oksana. Au total, l’enquête de l’inspection du travail évalue le salaire horaire des femmes de ménage à un montant allant de 5 à 8 euros. « La majorité des salariées ont perçu moins de 50 % du Smic horaire », notent les fonctionnaires du ministère du Travail.

À la différence des autres plaignantes, Oksana possède la nationalité française et maîtrise parfaitement notre langue, ce qui l’a sans doute incitée à réclamer l’application de ses droits plus fortement que ses collègues, souvent très jeunes et en situation de vulnérabilité accrue. « Fin 2019, je suis tombée malade, et je pensais que c’était à cause du travail. J’ai demandé à voir le médecin du travail et Nataliya m’a dit qu’il n’y en avait pas. Suite à cela, j’ai été licenciée », affirme-t-elle.

L’espoir d’un contrat et d’une régularisation

« Depuis 2017, Mme Kruchenyk, d’origine ukrainienne, a délibérément organisé le recrutement massif et presque exclusif de travailleurs, et principalement de travailleuses, étrangères sans titre, de nationalité ukrainienne, sans les déclarer aux organismes sociaux (en majorité), ni leur établir de contrat de travail ou de bulletins de salaire. (Elle) entretenait l’espoir d’établir un contrat de travail et de leur délivrer des bulletins de salaire qui les aideraient dans leurs démarches de régularisation par le travail, promesse qui n’a jamais été tenue », notent dans un procès-verbal de 366 pages les inspecteurs du travail en charge du dossier, ajoutant que « le fait que Mme Kruchenyk ait les mêmes origines ukrainiennes que l’ensemble de ses salariés a entretenu l’illusion d’une entraide communautaire qui leur permettrait de mener une vie meilleure en France ».

Ancienne employée à l’ambassade ukrainienne en France, influente dans la communauté expatriée, Nataliya Kruchenyk s’imposait comme une figure incontournable pour les Ukrainiens, a fortiori ceux, sans papiers, dans l’incapacité de trouver un travail déclaré. « Elle était un repère pour les plaignantes, car elle avait par ailleurs créé une association de domiciliation qui dispensait également de l’aide aux démarches administratives. Elle savait adapter son discours et promettait aux unes de les aider à s’inscrire à la Sorbonne, à d’autres de les aider à passer leur permis de conduire ou à trouver un travail de bureau », explique Me Aline Chanu, l’une des avocates des parties civiles.

Très liée à la paroisse ukrainienne de Saint-Germain-des-Prés, la businesswoman y donnait en outre des cours de français. Recrutant via plusieurs groupes Facebook ou par bouche-à-oreille, l’employeuse aurait même fait venir deux travailleuses d’Ukraine, à en croire l’avocate des salariées. En sus, elle logeait certaines de ses employées, retirant directement de leur paie le montant du loyer.

De quoi constituer une emprise telle que les travailleuses sans papiers se retrouvaient assujetties aux cadences infernales et aux conditions de travail déplorables imposées par leur patronne, sous peine de tout perdre, craignant en outre d’être dénoncées à la police. Les impayés de salaire lui donnaient un levier supplémentaire pour empêcher les travailleuses, qui espéraient toujours récupérer leur dû, de partir.

Un système de flicage

À la suite d’une interpellation de la CGT, l’inspection du travail a d’ailleurs pu constater in situ l’indignité des conditions de travail des salariées ukrainiennes, en se rendant de manière inopinée dans un appartement en cours de nettoyage : « Le jour du contrôle, il n’y avait ni balai ni serpillière ou seau d’eau dans l’appartement. (La salariée) a dû utiliser un vieux tee-shirt trouvé dans le placard sous l’évier stocké avec des produits d’entretien. Elle l’a mouillé dans le lavabo de la salle de bains puis l’a passé sur le sol, contrainte à le faire en étant accroupie ou à quatre pattes, en l’absence de balai mis à sa disposition » , décrivent, visiblement effarés, les agents de contrôle au printemps 2020.

« Parfois, on devait nettoyer tout un appartement avec de l’essuie-tout, parce qu’il n’y avait rien. On devait souvent acheter nos propres produits de nettoyage. On tombait sur un appartement comme ça au moins une fois par semaine », se souvient Oksana Veykogne.

À l’absence de matériel de nettoyage s’ajoutent le manque d’équipements de protection, un rythme de travail très soutenu imposé notamment par un système de flicage via l’application de géolocalisation fournie par le donneur d’ordres, HostnFly. « On devait prendre chaque tâche effectuée en photo pour prouver qu’on avait bien nettoyé les toilettes, remplacé les serviettes, etc., et envoyer les photos en temps réel. S’il n’y avait pas de réseau dans l’appartement et qu’on ne pouvait pas les transmettre, on avait des pénalités », explique Oksana. Ces retenues sur salaire intervenaient aussi fréquemment en fonction des pourcentages de commentaires négatifs laissés par les clients.

Contactée, l’entreprise donneuse d’ordres nous a renvoyés vers son avocat. « HostnFly a été entièrement trompé par les pratiques de VIP et n’a jamais eu le moindre doute sur les faits scandaleux reprochés à cette société », nous a répondu Me Aurélien Louvet, pointant que son client est uniquement poursuivi pour avoir manqué à son devoir de vigilance, précisant que « le défaut d’attestation de vigilance est lié aux manœuvres frauduleuses de VIP et de sa dirigeante », afin de justifier son incapacité à délivrer ce document administratif.

Pourtant, au regard des pièces du dossier, HostnFly semblait suivre de très près les moindres faits et gestes des salariées via l’application. C’est en outre bien le donneur d’ordres qui fixait les durées affectées au nettoyage des appartements. À titre d’exemple, l’entreprise imposait que le ménage entier d’un T3 soit réalisé en 1 heure et 25 minutes, un temps qui, d’après les salariées, ne comprenait pas le trajet pour aller chercher les clés dans un dépôt.

« HostnFly prévoit des durées de travail au moins deux fois inférieures à celles que nous avons constatées dans trois entreprises du secteur d’activité offrant des prestations comparables », note d’ailleurs l’inspection du travail.

« On veut que notre préjudice soit reconnu »

Outre les cadences pénibles, les salariées devaient porter produits de nettoyage et linge à bout de bras dans des sacs de courses – un chargement qui pesait au moins 11 kg – entre les locaux de l’entreprise et les logements à nettoyer, sur des distances quotidiennes allant de 8 à 18 kilomètres à pied.

L’impact sur les salariées : « Des douleurs au dos, aux jambes, aux pieds, aux mains, des problèmes de tension artérielle, le développement d’une addiction à l’alcool, une perte de poids, des aménorrhées secondaires suite à un état de stress très important », soulignent les inspecteurs du travail.

Durement éprouvées physiquement et psychologiquement – les salariées rapportent en outre du dénigrement et des menaces de représailles –, les vingt-cinq plaignantes espèrent aujourd’hui obtenir justice. « On veut que notre préjudice soit reconnu, qu’on soit indemnisées et que la justice dise que ce n’est pas possible de traiter des gens comme cela », insiste Oksana.

« Dans ce dossier, on a affaire à quelque chose qui relève de la discrimination intersectionnelle : non seulement elles sont exploitées parce que sans papiers, mais la dimension genrée joue également fortement. Ce ne sont que des femmes, employées comme femmes de ménage selon un schéma de sexualisation des tâches », relève Me Aline Chanu, qui souhaiterait faire reconnaître ce concept inédit devant la justice.

Source : L’humanité