Démolir des statues ? Très bien mais après ?

Pourquoi pas démolir la Bibliothèque Schœlcher ?

— Par Karl Paolo

Depuis que deux statues de Victor Schœlcher ont été jetées à bas, la fièvre qui s’est emparée d’une petite minorité de Martiniquais mais il est vrai très bruyante, fait couler beaucoup d’encre, chacun livrant son analyse et/ou se perdant en conjectures.

Pourtant, la grande majorité de nos compatriotes ne prête aucune attention à ce fracas, occupés qu’ils le sont à trouver, le plus souvent seuls, des solutions aux difficultés qu’ils traversent : précarité, bas salaires, chômage, déplacement parfois peu aisé en dépit de quelques progrès, RSA au-dessous du seuil de pauvreté, problèmes de santé liés à une mauvaise alimentation, impossibilité d’avoir accès à la culture, au sport et aux loisirs etc.

Une gifle aux élus…

Certains de nos élus, sous le prétexte d’ouvrir le dialogue avec les briseurs de statues mais plus certainement, craignant que cette agitation ne vienne perturber les élections territoriales, se muent en courtisan, manifestent de la compréhension, dégainent des déclarations de soutien, acceptent même d’être enchainés sans même se rendre compte que c’est la démocratie qui est ainsi enchainée, espérant obtenir sinon, leur bénédiction, du moins leur mansuétude. C’est peine perdue !!!

Les deux jours de conférences données au cénacle ne s’étaient pas sitôt achevés que les statues de Joséphine de Beauharnais et de Belain d’Esnambuc ont été fracassées.

Pourtant dans un communiqué, Didier Laguerre assurait : « C’est avec étonnement que j’ai vu circuler sur les réseaux sociaux une vidéo d’un groupe de personnes sommant la ville de Fort-de-France d’enlever la statue de Joséphine de Beauharnais, ainsi qu’une invitation à un déboulonnage collectif le 26 juillet prochain. Si je comprends l’impatience, eu égard à l’actualité pour le moins difficile que nous sommes en train de vivre, j’accepte beaucoup moins le calendrier que certains veulent imposer au Conseil municipal de Fort-de-France ».

« Je saurai prendre mes responsabilités »

Assénant une gifle retentissante, tant au maire de Fort-de-France qu’aux 22 maires qui l’ont soutenu et, au-delà, aux 34 maires de Martinique, les briseurs de statues leur ont adressé, de fait, le message suivant : vous ne représentez personne, vous n’avez aucune légitimité, on tolère que vous présidiez vos conseils municipaux nouvellement élus, que vous gériez vos communes, mais pour le reste, vous n’êtes rien !!!

Au maire de Fort-de-France de prendre donc ses responsabilités puisqu’il s’y est engagé !!!

D’autres lieux devraient être visités par les briseurs de statues, soit pour démolir, soit pour changer leur nom, par exemple :

•La fontaine Gueydon, du nom de cet amiral, gouverneur de la Martinique de 1853 à 1856, qui a mis en place comme un code du travail encore plus scélérat que celui qui existait,
•Les rivières Monsieur et Madame qui encadrent le centre de Fort-de-France, dénommée ainsi en l’honneur de Du Parquet, gouverneur puis propriétaire de la Martinique de 1636 à 1658, et de sa femme,
•La colonne Du Parquet au Prêcheur ainsi que l’église où a été baptisée Joséphine de Beauharnais (une plaque commémorative en témoigne),
•La Pagerie et son musée aux Trois-Ilets,
•La statue de Ghandi à la Croix-Mission qui qualifiait les nègres d’Afrique du Sud de « sauvages »,
•La cathédrale « Saint-Louis » comme le Fort du même nom … sans même évoquer le Fort Desaix du nom de ce général de Napoléon qui s’est illustré en Egypte ainsi que le nom de toutes les distilleries et de tous les rhums dont les producteurs initiaux étaient d’infames colons esclavagistes.

Pourquoi pas démolir la Bibliothèque Schœlcher ?

Mais après avoir démonté ces statues, les avoir mises dans des musées dans lesquels la majorité des Martiniquais ne mettent pas les pieds, après avoir changé le nom de toutes les rues de toutes les communes de la Martinique dès lors qu’elles portent un patronyme jugé douteux, et bokanté le nom de Fort-de-France pour celui de Cesaire-Ville (à l’image d’HO CHI Minh-Ville), Case-Navire à la place de Schoelcher, et pourquoi pas démoli la Bibliothèque Schoelcher, laquelle, en plus d’avoir le nom d’un « immonde salopard », symbolise le tricentenaire du rattachement de la Martinique à la France et pour finir faire subir le même sort au Lycée Schoelcher, monstre de béton de 80 millions d’euros totalement inutile, aussi approprié à nos latitudes qu’une cocoteraie au Pôle-Nord, qu’est-ce qui aura changé ?

A force de vouloir copier l’histoire des autres peuples aujourd’hui indépendants mais qui ont assumé et parfois payé durement ce choix, un microscopique microcosme, veut faire de ces statues-symboles, leur Diên Biên Phu !!! C’est pathétique.
On me dira que les autoproclamés activistes constituent une avant-garde. Ils devraient méditer ce propos de Lénine : « On ne peut vaincre avec l’avant-garde seule » !!!

Et pour compléter leur réflexion comme celle de leurs inspirateurs, je les renvoie à cet article d’Aimé Césaire paru en 1963 et intitulé « Le Temps des Tueurs » :

« Deux documents contradictoires me donnent à rêver. Le premier c’est l’ahurissant article du Bulletin Antilles-Guyane qui me menace de « liquidation physique » pour crime de trahison envers la nation martiniquaise. Le second est une lettre à moi adressée et par laquelle un groupe Rosenberg me fait savoir que pour me punir de mes menées autonomistes et séparatistes, autant dire pour crime de trahison envers la France, il me condamne à la même peine.
Voilà qui donne à réfléchir sur la dégradation de nos mœurs politiques et la nature de l’étrange époque que nous vivons, dominée comme elle l’est jusqu’à présent par les infernales ombres conjointes de Hitler et de Staline….
Plus de discussions d’idées ; plus de luttes idéologiques ; plus de recherche désintéressée de la vérité ; des deux côtés, l’hystérie ; le mensonge effronté ; partout le culte malsain de la violence et une paradoxale communion dans la haine.
Aux (…) jeunes amateurs de décervelage ; à ceux qui ne rêvent que plaies et bosses ; putsch et curée et s’enhardissent à décorer du nom de révolution et de libération nationale quelque hâtif règlement de comptes très personnels ; d’une manière générale et pour mettre les choses au mieux, à ceux qui se laissent aller à prendre leurs impatiences petites bourgeoises pour un point de maturation révolutionnaire engageant toute une collectivité, nous disons que le peuple (ce peuple que dans le secret de leur cœur ils méprisent) n’a donné à personne, à aucune soit disant « élite » révolutionnaire (et encore moins à un peloton de Rastignac piaffants encadrés de deux ou trois condottieres politiques déjà grisonnants) mandat et procuration de faire l’histoire en ses lieu et place ; que le vrai travail révolutionnaire est de travailler à la prise de conscience de la masse par elle-même, autrement dit, de convaincre et d’unir ; d’éclairer et de grouper. Bref que la « phrase gauche », la « phrase révolutionnaire » ne constituent le plus souvent que l’alibi commode qui dispense de ce travail humble et patient, glorieux et ingrat qui consiste à conquérir les masses et à trouver avec elles et grâce à elle les mots d’ordre justes, c’est-à-dire en définitive les justes perspectives de l’évolution historique »….

Confondant, n’est-ce pas ?

Qui peut croire que c’est en singeant la France…

Mais cette impuissance ne caractérise pas les seuls briseurs de statues et les pré-retraités et retraités grisonnants qui les soutiennent, prudemment demeurés en arrière-plan.

Elle semble frapper les mouvements politiques et les élus qui sont aux affaires, à quelque niveau que ce soit, ceux d’aujourd’hui mais aussi ceux d’hier, en dépit des projets qui sont menés à termes, des programmes et des dispositifs mis en œuvre, lesquels paraissent incapables de donner lisibilité et sens à leur action.

Si les élus sont bien conscients du marasme dans lequel, de l’avis général, notre pays se trouve, au point que certains souhaitaient le « désenkayé » ou le « palantché », l’offre politique est sans doute trop souvent un catalogue s’adressant à chacune des catégories sociales, du berceau à la tombe, substituant à des politiques publiques transversales s’inscrivant dans un cadre cohérent une panoplie de politiques sectoriels empreintes de relations client (l’électeur) – fournisseur (les élus).

A cela s’ajoute la vision de collectivités qui œuvrent non pas avec, mais pour la population comment en témoignent les slogans incantatoires style « nou la épi zot », « la Martinique avance », « La collectivité X travaille pour vous », quand ça n’est pas « sé mwen ki mété lagen… » !!!

Les collectivités sont au service de la population et les élus qui les composent et plus encore qui les dirigent se doivent de lui rendre des comptes sur leur action et non attendre de sa part des remerciements voire des applaudissements. Après tout, les millions d’euros dépensés sont bien le fruit des impôts et des taxes payés par tous, non ?

Il y a tout juste un an, était adopté par l’ensemble de la majorité « Gran samblé pou ba peyi-a an chans », le plan de convergence dont l’objectif, à l’horizon 2027, est de « résorber les écarts de niveaux de vie et de développement en matière économique, sociale, sanitaire, de protection et de valorisation environnementale ainsi que la différence d’accès aux soins, à l’éducation, à la formation professionnelle, à la culture, aux services publics, aux nouvelles technologies et à l’audiovisuel ».

Qui peut croire qu’un tel programme qui n’est autre que celui de la loi d’assimilation, version 2019, a quelque chance d’aboutir en 8 ans, alors que cet objectif est poursuivi depuis 1946 ?

Qui peut croire que la « réduction des écarts » avec la France, présentée comme le modèle indépassable, a une quelconque signification politique, capable de mobiliser les forces vives de notre pays ?

Qui peut croire que c’est en singeant la France, 6ème puissance mondiale, que nous trouverons les voies et les moyens d’être nous-mêmes, de tous faire pour réduire notre dépendance à l’égard des importations, notamment alimentaires, en reconvertissant notre agriculture pour l’orienter vers la satisfaction de notre marché intérieur et non uniquement à des niches à l’export, en offrant des produits à des prix supportables par tous, en liant alimentation, bien-être et santé et en s’engageant résolument dans la transition écologique, capable de redonner aux Martiniquais confiance en eux, confiance dans leur pays et confiance dans l’avenir. Mais il est vrai que c’est moins glorieux et bien plus difficile que de briser des statues.

Paru initialement dans France-Antilles le 28/07/20