Démographie : quand la solution fait problème

— Par Marie-Laurence Delor —

Le projet de la CTM pour « enrayer » le déclin démographique de la Martinique a, je l’accorde volontiers, le mérite d’exister. Et ce grâce, il faut le dire, aux subsides du gouvernement que quelques-uns accusent avec mauvaise foi de faire peu de cas du sujet. Paris gère et n’a jamais cessé de le faire; certes à bas bruit et selon ses intérêts et ses priorités. Depuis des décennies il mène une politique migratoire dont chaque Préfet a la charge dans le territoire qu’il administre. Ainsi 50 à 70 étrangers, en très grande majorité d’origine haïtienne, saint-lucienne et dominicaine, obtiennent chaque année en Martinique la nationalité française et bon nombre bénéficie d’une carte de séjour(1). Aucun politique local ne s’y est intéressé jusqu’ici : tous, tout parti confondu, ont laissé l’entière responsabilité de la politique migratoire dans notre île à ceux qui dit-on nous néo-colonisent. Soit-dit entre parenthèse, pour ceux qui sont hostiles aux étrangers, que la Martinique est la région française où le taux d’immigration est le plus faible, environ 2% contre 12,7% en France, 14,8% en Espagne et 18,1% en Allemagne (chiffres Insee 2020).

Le projet CTM a le mérite d’exister – j’en reviens pour corriger un mensonge par omission, parce qu’il relance le débat amorcé en 2019 par la Sénatrice Catherine CONCONNE avec son association (loi 1901) « Alé-Viré » créé en 2019. Il donne aussi l’occasion à tous ceux qui comme moi réfléchissent sur cette thématique de clarifier et d’informer à rebours des croyances qui dominent l’espace de parole publique.

1. La prise de conscience tardive de nos élus

Le fait premier qui mérite attention c’est la prise de conscience tardive de nos élus de l’intérêt des données démographiques pour l’élaboration des politiques publiques. Les tendances qu’on découvre aujourd’hui avec des cris d’orfraie -la décroissance et le vieillissement de notre population, étaient parfaitement perceptibles depuis une dizaine d’années. Elles étaient déjà engagées, en effet, depuis les années 1980, elles se sont accélérées à partir de 2011 (source Insee) où on a recensé 392 291 habitants tandis qu’en 2020 on en comptabilisait 361 225, soit 31 066 de moins en 9 ans. Quant au vieillissement, en 2007, les seniors de 60 ans et plus représentaient en Martinique 18,7 % de la population, en 2020 ils étaient à 27,6%. Les projections pour 2030 les donnent à 36% et pour 2040 à 39,7% (source Insee).

Or, on a continué à fonctionner pendant tout ce temps à l’aveugle et à dilapider les fonds publics dans des programmes surdimensionnés sans se préoccuper de démographie. Le meilleur exemple, ce sont les dépenses exorbitantes pour la construction du lycée SCHELCHER : 85 millions d’euros auxquels on omet systématiquement d’ajouter la trentaine de millions d’euros, au bas mot, des travaux pour le lycée de transit (ex-maternité de redoute). On oublie aussi invariablement d’intégrer dans les calculs le coût des aménagements sur le site du Lycée de Bellevue pour héberger les élèves du Lycée SCHELCHER après abandon en plein travaux de l’option Maternité de redoute. Le dernier établissement cité comptait il y a une vingtaine d’années 1300 à 1400 élèves. Il ne reste plus aujourd’hui qu’environ 900. On dénombrait pour la même période 1400 à 1500 élèves au lycée de Bellevue. Ils ne sont plus, aujourd’hui, qu’un peu plus d’un millier. La concurrence entre les lycées, consacrée il y a une vingtaine d’années par des classements selon la performance, va prendre dorénavant une tournure inquiétante dans les Petites Antilles françaises.

Point n’était besoin d’être expert pour comprendre que trois grands lycées à Fort-de-France, Lycée Joseph GAILLARD compris, ne correspondraient plus à la réalité de la démographie scolaire qui se dessinait. Les lycées Acajou 1 et Acajou 2 du Lamentin ne sont plus très loin, eux aussi, du sous-effectif. Le rectorat pourtant n’a cessé d’alerter pendant ce temps d’insouciance financière et comptable sur la chute continue du nombre d’élèves. On se doute bien qu’il s’agissait avant tout de justifier une politique de « dégraissage » en faisant fi du bénéfice, en termes de qualité de service, que pouvait offrir cette baisse d’effectif. N’empêche que le constat était bien réel.

2. La surenchère

L’ambition affichée du projet de la CTM imposait un prérequis : l’évaluation de la part du négatif et du positif dans l’évolution démographique actuelle et celle aussi des leviers susceptibles à terme de l’infléchir. D’autant que nous sommes une petite île de 1128 km2 où la densité de population est une des plus importante de France : environ 318,04 habitants par km2 contre 105,8 pour l’hexagone (données 2019). Les chiffres de Fort-de-France sont eux aussi éloquents : 1730,65 habitants par km2 alors que l’île de France en compte 1026,8 par km2 (données 2019). Je ne m’explique pas, d’un point de vue plus général, qu’on n’ait pas interrogé un peu plus en profondeur la doxa selon laquelle le recul et le vieillissement démographiques seraient forcément des facteurs de stagnation. Manifestement c’est sur cette thèse de la stagnation que Plateau Roy a fondé son projet, sans la soumettre à la moindre analyse critique.

Or, aucune étude documentée ne prouve à ce jour que la décroissance démographique conduise forcément à une régression socio-économique, à une dégradation de la qualité de vie, ainsi qu’à un recul démocratique. Pas plus que personne n’a jusqu’ici démontré que la croissance réduit les inégalités, améliore la qualité de vie et le fonctionnement démocratique. Les faits sur ce second point disent le contraire. Il n’est pas non plus confirmé, le débat est loin d’être clos, que le vieillissement de la population soit un facteur de marasme. Les deux citations qui suivent indiquent une position du problème et une identification des enjeux qui plaident en faveur d’un vrai examen critique de la doxa de la stagnation :

« Le problème n’est pas le vieillissement de la population, mais notre schéma de société fondé sur la production, la consommation, la performance … » (Gilles BERRUT, 2018) (2)

« Une société́ vieillissante pourrait affronter trois difficultés. La première, de se tromper, la seconde, de se punir, la troisième, de s’aveugler. Elle se trompe en pensant, à tort, qu’elle est vieille. Elle se punit en croyant, à tort, qu’elle a sacrifié la jeunesse. Elle s’aveugle en ignorant les opportunités qu’elle offre. » (Hippolyte d’ALBIS, 2017) (3)

Si rien n’est encore définitivement attesté, alors pourquoi depuis deux ans cette sur dramatisation et ces lamentations ? Dieu merci qu’on ait échappé à la rengaine du génocide !!! J’en suis arrivée, après réflexion, à me demander si la déploration n’était pas intéressée et si son motif n’était pas le manque à gagner en subventions, en dépendance donc ; puisque qu’on sait que celles-ci sont au prorata du volume de la population. On s’est lancé, en définitive, manifestement dans un projet à partir d’évidence ou de présupposés non vérifiés. Mais ce n’est pas tout. Poursuivons.

3. « Enrayer » le déclin démographique : Zorro est arrivé !!!

Le déclin et le vieillissement d’une population sont des évolutions démographiques lourdes qui se mettent donc en place sur un temps relativement long, exception faites des situations de catastrophes naturelles ou des saignées de guerre.

« Enrayer » signifie dans le Petit Larousse : « Arrêter un processus dans son développement.

Prétendre dans un projet sur le court et moyen terme « enrayer le déclin démographique » c’est faire preuve soit de légèreté soit d’une méconnaissance du phénomène. Il y a un antécédent : en 2001 le nouveau et jeune Maire de Fort-de-France prétendait régler l’épineuse question de la sécurité à Fort-de-France et son premier geste de début de mandat, qui en disait déjà long sur son rapport au pouvoir, a été de poser de façon péremptoire une chaine pour interdire la circulation de nuit dans la rue Jules MONNEROT des Terres Sainville. Une solution, pensait-il alors, radicale pour mettre fin à l’activité de la prostitution et des nuisances qui l’accompagnaient. On en a vu assez rapidement la vanité. Il avait appréhendé le problème sous le seul angle sécuritaire et moral de ses électeurs et est passé à côté des grandes potentialités de ce quartier, comme le font encore ses successeurs. De grandes potentialités qu’on devine aussi dans la localité de Sainte Thérèse. Ce sont ces approches trop politiciennes, trop soumises à l’électoralisme, qui rétrécissent la vision et font que ce qu’on croit être la solution fait le plus souvent problème.

4. « Le pôle migration retour » : la critique des présupposés

On laissera ici de côté « La prime d’incitation à la natalité ». Les carnavaliers lui ont réservé le sort qu’elle méritait. Les autres mesures étant des redites, on se penchera uniquement sur le « Pôle Migration Retour ». L’intitulé est pompeux comme à l’accoutumé. Mais l’idée est problématique en ce qu’elle est fondée sur le présupposé non démontré d’un désir de retour suffisamment parlant pour justifier ce déploiement de dispositifs.

Et si la vérité était qu’un grand nombre de nos compatriotes jeunes et moins jeunes se sentait mieux en France, à Londres, en Australie ou en Chine qu’en Martinique ? Et si de fait ces compatriotes ne percevaient leur île natale que comme un lieu de ressourcement. Sait-on combien de ceux qui sont revenus le regrettent ? Le nationalisme ethnique, nécessairement étriqué, ne peut concevoir l’hypothèse d’une mutation du rapport au pays natal liée au phénomène de diaspora et celle connexe de la coexistence aujourd’hui chez de plus en plus de martiniquais d’identités multiples. Qu’on mette en place une grande enquête pour en être fixé au lieu de construire des projets sur des présupposés mal assurés.

Ce qui interpelle, c’est aussi la réduction du « pays » à la géographie. « Le pays » n’est pas seulement dans une matérialité spatiale mais d’abord dans le cœur et la tête, c’est là qu’il fait sens, se reproduit et se transforme : partout dans le monde où il y a un martiniquais il y a une part du pays Martinique. Et c’est l’étroitesse de notre vision qui entrave notre imagination, notre inventivité, notre aptitude à créer des dynamiques pour faire exister « le pays » dans toutes ses dimensions, dans toute son extension qui va bien au-delà de la seule géographie. Cela n’a rien à voir avec les délires politiciens d’un « Tout Monde » ou d’une « créolisation du monde » dont nous serions les annonciateurs, ceux dont la mission serait d’éclairer ce monde… L’histoire de l’humanité est celle de déplacements permanents de groupes humains ou de populations, de rencontres, de fusions ou de dominations, de colonisations, d’échanges et de mélanges. On ne nous a pas attendu pour le métissage….

5. Les invisibles de l’immigration

Le plus scandaleux dans tout ce remue-ménage où on croit pouvoir « enrayer » le déclin démographique en Martinique c’est la honteuse occultation des populations immigrées très majoritaires venues de la Caraïbes; cet aveuglement, quant au fond xénophobe, signifie qu’on a rejeté sans l’examiner l’idée qu’il pourrait s’agir là, associé à d’autres mesures, d’un levier pour relancer à terme la dynamique démographique en Martinique. L’autre, celui qui menace notre identité (et surtout nos intérêts mercantiles), n’est plus l’occidental, le caucasien, mais le proche, celui qui est dans notre proximité géographique et historique, le soi-disant frère caribéen !!! Qui dit que le vote massif pour Marine LEPEN n’était pas un vote d’adhésion ? On comprend mieux, par ailleurs, pourquoi jamais, de la droite à l’extrême gauche, aucun membre des diasporas caribéennes n’a figuré sur une liste électorale en Martinique, exception faite élections territoriales de 2021 (CTM) où un haïtien était sur la liste du « Gran Sanblé », placé en 7ème position section du Centre-Atlantique.

Combien même qu’on table sur un retour des 40 ans et moins de la diaspora, qui à mon avis sera minime, on ne peut rendre invisible et se priver de la vitalité démographique des communautés caribéennes installées en Martinique; dont on sait, par ailleurs, que beaucoup des leurs, bénéficiaires d’une carte de séjours ou sans cartes, attendent d’obtenir la nationalité française. Il faut rappeler ici que la France après la saignée de la première guerre mondiale, à un niveau moindre de la seconde, a favorisé l’immigration de populations étrangères venues en nombre, majoritairement de trois pays d’Europe du Sud (Espagne, Italie et Portugal) et de trois pays du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie). Ce qui a contribué sensiblement à booster la démographie française. Aujourd’hui encore des pays comme l’Allemagne, les États-Unis, le Canada ont une politique favorisant l’installation sur leur territoire de populations étrangères.

Le pire est qu’il n’y a pas que les populations immigrées qu’on rend invisibles, il y a aussi les jeunes des ghettos puisque la vraie cible de toute cette agitation ce sont les diplômés, ceux du sérail.

23/02/2023

Marie-Laurence DELOR

(1) Les titulaires caribéens de carte de séjour étaient en 2020 au nombre de 7786 dans notre pays, contre 13 723 en Guadeloupe et 40 668 en Guyane (Source : DGEF-Insee, recensement de la population)

(2) Atlantico.fr, 11 mars 2018. Le Professeur Gilles BERRUT est Chef du Pôle Hospitalo-Universitaire de Gérontologie Clinique du CHU de Nantes et Président du Gérontopôle « Autonomie et Longévité » des Pays de la Loire.

(3) « Le vieillissement et la croissance : le défi du XXIe siècle »,1er symposium de Paris organisé le 12 juillet 2017 par la Chaire « Transitions démographiques, Transitions économiques », en partenariat avec la Caisse des Dépôts. On peut aussi citer du même auteur : « Le phénomène démographique en cours n’est pas une augmentation des personnes âgées, mais un allongement de la durée de la vie. »