« Déconstruire les images de l’éroticolonie »

—Par Sylvie Chalaye et Pascal Blanchard —

Sylvie Chalaye est anthropologue et historienne, codirectrice de l’Institut de recherche en études théâtrales de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Pascal Blanchard est historien, chercheur LCP/CNRS (Paris), codirecteur du Groupe de recherche Achac

 « Sage comme une image » dit la formule populaire… et il est vrai que le danger, ce ne sont pas les images en soi, mais leur performativité, leur capacité à habiter notre inconscient sans que l’on ne s’en rende compte, de manière insidieuse, et surtout subliminale, parce que nous perdons à notre insu notre libre arbitre, nous sommes agis par les images et ce qu’elles contiennent sans prise de distance, sans prise de conscience. L’action des images procède par infusion de la société, une infusion de masse qui entretient un conditionnement dont il est difficile de se défaire.

La littérature d’anticipation et le cinéma ont largement dénoncé la capacité des images à impressionner nos représentations et nos imaginaires, mais l’influence secrète des images du passé n’a pas encore été largement étudiée. C’est à l’évidence un immense chantier pour les historiens et les chercheurs que de s’attacher aux images traitant de la sexualité, de la corporalité et de la domination en contexte colonial. Consacré à une réalité du fait colonial que l’on préfère ignorer, le travail scientifique du collectif Sexe race & colonie (La Découverte, 2018) et d’un nouvel opus Sexualités, identités et corps colonisés (en librairie depuis la mi-novembre 2019 et publié sous la direction de Gilles Boëtsch, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sylvie Chalaye, Fanny Robles, T. Denean Sharpley-Whiting, Jean-François Staszak, Christelle Taraud, Dominic Thomas et Naïma Yahi) a ramené à la surface une masse impressionnante d’archives visuelles de toutes sortes et a proposé une remise en contexte de celles-ci dans une démarche globale : cartes postales, affiches, dessins, peintures… mais aussi photographies d’art, instantanés familiaux, souvenirs de soldats, trophées coloniaux…

L’ouvrage a été perçu en 2018 comme un pavé dans le marigot d’un passé colonial dont on croit qu’il ne faut pas remuer la vase et qu’il est préférable de laisser au contraire se sédimenter le pire, l’enfouir au plus profond du gouffre de l’histoire, dans un trou de la mémoire devenu dépotoir. Pourtant, ce n’est pas en tournant le dos, en se voilant la face avec indignation que l’on effacera les images qui choquent et atteignent à cœur, que l’on dépassera le mal dont elles témoignent et qu’elles continuent à faire. D’ailleurs, les cinq colloques organisés l’an passé, comme les soixante-dix conférences autour du livre, ont parfaitement démontré que montrer ces images était essentiel et que s’il y avait débat, c’était un débat fécond. Le premier livre a rencontré un immense succès, se classant parmi les cinquante meilleures diffusions d’ouvrages d’histoire toutes catégories confondues sur un an en France.

Le nouvel ouvrage va encore plus loin, en offrant une cinquantaine de contributions et en ouvrant de nouvelles perspectives scientifiques. Le débat continue, et il va se prolonger dans le colloque Images, colonisation, domination sur les corps au CNAM le 3 décembre 2019  (entrée libre) à travers une démarche au cœur de l’image : vingt-cinq interventions (de chercheurs, d’artistes et de grands témoins), autour de vingt-cinq images extraites du livre Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours, trois tables rondes et deux grandes conférences pour débattre des images et de leur puissance, des messages et de leur contenu, de leur historicité mais aussi de leur héritage dans le présent.

Pour les organisateurs du colloque — autrices et auteurs de l’ouvrage qui vient d’être publié aux CNRS Éditions ­—, le seul moyen est bien de se confronter à ces images du passé pour ne pas continuer de les subir, et de porter à notre insu leur héritage, de les montrer pour les percer à jour, les disséquer, les démonter et au final en désamorcer la charge, en déjouer l’action souterraine. Toutes les images n’ont pas la même performativité. Elles sont construites, mises en scène avec des intentions propagandistes, commerciales ou suggestives. Et elles ont participé aussi de la culture coloniale, de ces habitudes prises dans un contexte historique de domination, et peu susceptibles d’être remises en cause à l’époque.

En matière sexuelle, les images pornographiques et érotiques travaillent sur la suggestion, leur action s’adresse aux pulsions et aux fantasmes. Les images de guerre, et leurs viols militaires, les photos de trophée sexuel qui ramènent les indigènes dominé.e.s à des objets, des poupées gonflables que l’on pétrit sans inhibition en offrant l’image à l’objectif et aux regards des copains, voire même de sa conjointe, en disent long sur ce territoire mental de l’éroticolonie.

Les images violentent les consciences car elles obligent à voir et surtout à envisager l’impensable au sens fort du terme, à mettre des visages sur des gestes « inimaginés », à sortir l’histoire de l’abstraction scientifique pour la ramener sur le terrain du sensible et de l’intime. Dans cette perspective, on comprend que les photos peuvent choquer certains descendant.e.s de colonisé.e.s qui ont le sentiment d’être « déshabillé.e.s » et d’endosser une nouvelle fois « l’agression de l’exhibition » que recèlent ces images. D’autres postures de rejet sont venues aussi de la mauvaise conscience (de descendant.e.s de colonisateurs), du refus d’admettre l’impensable, ce refus qui conduit au révisionnisme et au déni.

Oui, les images sexuelles engendrées par la colonisation sont terribles et violentes, et leur publication dans un ouvrage historique n’a pas vocation à entretenir une quelconque contemplation, ni leur décryptage lors d’un colloque scientifique. Ce ne sont pas des illustrations. Ce sont des témoins. Des sources. Des traces. Les voir en face, c’est justement leur faire perdre une part de leur puissance destructrice.

Ces images sexuelles bousculent parce que leur performativité est toujours efficiente aujourd’hui. Mais les regards qui les voient ont changé. Ces regards ne sont pas ceux à qui elles étaient destinées. Ces images sont aujourd’hui des traces résiduelles d’un temps révolu, mais qui a bel et bien existé. Le regard du chercheur doit être aujourd’hui celui de l’archéologue et du sémiologue. Et c’est là tout l’enjeu du colloque Images, colonisation, domination sur les corps organisé par le Groupe de recherche Achac au CNAM le 3 décembre prochain, un rendez-vous scientifique — le sixième depuis la sortie de l’ouvrage en 2018 après Paris-Columbia, Paris-MNHI, Genève, UCLA, Lausanne —  destiné à exorciser le venin des images au lieu de les ignorer.

C’est pour remettre en contexte ce passé que l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés vient d’être publié. Pour permettre aussi à un plus grand nombre de lecteurs et lectrices,  et d’étudiante.s d’accéder aux textes et analyses, qui sont désormais disponibles dans un format plus accessible. Les lecteurs et lectrices y retrouveront aussi une partie des communications présentées dans le cadre des colloques précédents, afin de disposer d’une mise en perspective la plus actuelle possible.

Comme le soulignent les autrices et auteurs du livre, longtemps passées sous silence, la sexualité dans les empires coloniaux et la domination sur les corps sont désormais des sujets de recherches majeurs. Les héritages de cette histoire font désormais débat dans nos sociétés de plus en plus métissées et mondialisées. Six siècles d’histoire ont construit des imaginaires, des fantasmes et des pratiques analysés dans cet ouvrage au fil des cinquante contributions de spécialistes internationaux. Ce livre permet de saisir comment la sexualité et les hiérarchies raciales ont été consubstantielles à l’organisation du pouvoir dans les empires et à l’invention d’imaginaires transnationaux.

Déconstruire les regards coloniaux qui sont omniprésents dans nos représentations suppose de regarder en face cette hégémonie sexuelle mondialisée et ce passé, aussi complexe soit-il. C’est à ce prix qu’une décolonisation des imaginaires sera possible. C’est pourquoi le colloque du 3 décembre 2019 au CNAM s’est fondé sur l’image comme épicentre. Dix minutes d’intervention par image et par intervenant, dix minutes pour en analyser toutes les dimensions. Pour se questionner aussi sur comment la voir, comment la lire, comment l’interpréter. Dix minutes, pour aller derrière les images et leur violence, et comprendre que ces reflets « fabriqués » du réel, replacés dans une lecture scientifique (ou artistique) permettent en fin de compte de comprendre autrement le réel de la domination des corps qui n’a généralement laissé aucune image, aucune preuve, aucune archive et très peu de témoignages.


 

PROGRAMME

9H15 | Ouverture du colloque

Olivier Faron, historien, administrateur général du CNAM (Paris)

Antoine Petit, président-directeur général du CNRS (Paris) et professeur des universités de classe exceptionnelle

Gilles Boëtsch, anthropobiologiste, directeur de recherche émérite au CNRS, membre de l’UMI Environnement, Santé, Sociétés (Dakar)

 

9H30 | Conférence

Comment regarder ces images ?

Ibrahima Thioub, recteur de l’UCAD (Dakar)

 

10H00 | Session 1 animée par Pascal Blanchard et Christelle Taraud

Fantasmes et colonies

Sophie Bessis, agrégée d’histoire et chercheuse associée à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (Paris)

Gilles Boëtsch, anthropobiologiste, directeur de recherche émérite au CNRS, membre de l’UMI Environnement, Santé, Sociétés (Dakar)

Olivier Le Cour Grandmaison, maître de conférences en sciences politiques à l’Université Paris-Saclay-Evry-Val-d’Essonne

Pascal Ory, professeur émérite d’histoire à la Sorbonne (Paris I)

Bertrand Réau, sociologue au CNAM (Paris)

Fanny Robles, maîtresse de conférences en cultures des mondes anglophones à Aix-Marseille Université

Christelle Taraud, historienne, enseignante dans les programmes parisiens de Columbia University et de New York University, membre associé du Centre d’histoire du XIXe siècle des Universités Paris I et Paris IV

 

11H00 | Table ronde avec les intervenants de la session 1

 

12H00 | Conférence

Images et corps : troubler le regard

Georges Vigarello, historien, directeur d’études à l’EHESS (Paris)

 

14H00 | Session 2 animée par Gilles Boëtsch et Fanny Robles

Corps et imaginaires

Bernard Andrieu, philosophe, professeur à l’Université Paris Descartes/Université de Paris, directeur de l’EA 3625 à l’Institut des Sciences du Sport-santé de Paris

Nicolas Bancel, historien, professeur ordinaire à l’Université de Lausanne (Suisse), faculté des sciences sociales et politiques (ISSUL), codirecteur du Groupe de recherche Achac

Myriam Chopin, maîtresse de conférences en Histoire médiévale à l’Université de Haute-Alsace

Pascale Heurtel, adjointe à l’administrateur général pour le patrimoine, l’information et la culture scientifique et technique au CNAM (Paris)

Sandrine Lemaire, agrégée, docteure en histoire et enseignante en classes préparatoires aux grandes écoles (Reims), codirectrice du Groupe de recherche Achac

Fatima Mazmouz, photographe, artiste plasticienne

 

15H00 | Table ronde avec les intervenants de la session 2

 

15H45 | Conférence

Comment lire une image ?

Sylvie Chalaye, anthropologue et historienne, codirectrice de l’Institut de recherche en études théâtrales de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3

Jean-François Staszak, professeur ordinaire au département géographie et environnement de l’Université de Genève (Suisse)

 

16H25 | Session 3 animée par Nicolas Bancel et Naïma Yahi

Domination et « race »

Pascal Blanchard, historien, chercheur LCP/CNRS (Paris), codirecteur du Groupe de recherche Achac

Nathalie Coutelet, historienne, maîtresse de conférences au département Théâtre de l’Université Paris 8

Delphine Diallo, artiste visuelle et photographe (New York)

Olivier Faron, historien, administrateur général du CNAM (Paris)

Yvan Gastaut, historien, maître de conférences à l’Université Côte d’Azur (Nice), membre de l’URMIS

Hélène Kessous, anthropologue, docteure en anthropologie sociale et ethnologie de l’EHESS (Paris)

Naïma Yahi, historienne, membre associée de l’URMIS et directrice de l’association Pangée Network

 

17H25 | Table ronde avec les intervenants de la session 3

 

18H10 | Perspectives animées par Pascal Blanchard

 

19H00 | COCKTAIL


 

Accès :

Conservatoire national des arts et métiers

292 rue Saint-Martin, 75003 Paris

Métro : station Arts et Métiers (lignes 3 et 11) Bus : 75, 20, 47 et 38


 

ENTRÉE LIBRE