Par euphémisme, on a appelé dans la presse le procès qui s’est tenu à Fort-de-France du 5 au 7 novembre 2025 contre les casseurs (cinq femmes et six hommes de 24 à 54 ans) de plusieurs monuments publics martiniquais le « procès du déboulonnage ». C’était d’emblée minimiser les faits. Déboulonner c’est un acte respectueux, sinon de la personne en effigie du moins du travail de l’artiste qui l’a façonnée. Déboulonner c’est avoir conscience que les perspectives historiques changent et qu’un jugement concernant le passé ne saurait être définitif. Casser au nom de l’indignation d’un moment c’est un réflexe de voyou qui démontre l’absence de toute réflexion véritable. Or c’est bien de casse qu’il s’est agi, les œuvres en question n’existent plus. Le jugement, rendu le 17 novembre, a fait preuve d’une grande clémence puisque seuls deux accusés ont été reconnus coupables mais dispensés de peine, les autres innocentés alors qu’ils avaient reconnu les faits.
Rappel des faits
Empruntons à la revue Esprit ce rappel des faits.
« Le 22 mai 2020, journée de commémoration de l’insurrection d’esclaves de 1848, l’année de l’abolition de l’esclavage, démarrait une vague de destructions de statues sur l’île de la Martinique. Deux statues de l’homme politique abolitionniste Victor Schœlcher étaient détruites. La journée avait été marquée par un certain nombre de manifestations, notamment aux alentours de la plantation Clément, lieu de mémoire et habitation très visitée, dans la commune du François. Quelques semaines plus tard, c’est la statue de l’homme politique Ernest Deproge qui était déboulonnée. Président du conseil général en 1881, député de la Martinique de 1882 à 1898, il était l’un des chantres de l’assimilation politique et appartenait au groupe social des « mulâtres ». La destruction n’a suscité que peu de réactions, cette figure étant relativement peu identifiée localement. Le 26 juillet, ce sont les statues de Pierre Belain d’Esnambuc, qui prit possession de l’île en 1635 au nom du roi Louis XIII, et de Joséphine de Beauharnais qui étaient détruites. Joséphine, épouse de Napoléon, appartenant à la caste béké1, « enfant du pays » devenue impératrice, sa statue était la plus connue et la mieux identifiée de l’île, notamment parce qu’elle avait déjà subi une décapitation en 1989 et que l’histoire récente avait bien montré la mémoire très négative de cette figure au niveau local. Plusieurs plaques de rue ont également été enlevées, notamment celle de la rue Victor-Hugo au centre-ville de Fort-de-France. Quelques heures plus tard, c’est la porte du Tricentenaire qui faisait l’objet d’un ultimatum. »
« Malgré la condamnation de ces destructions par l’ensemble de la classe politique locale, dès le mois de juillet 2020, la mairie de Fort-de-France organisait, à l’occasion du festival de Fort-de-France, deux « cénacles », des rencontres publiques en plein air sur la question des statues dans l’espace public. Durant les deux soirées de débat, les « jeunes activistes » étaient invités à participer, à expliquer leur action, dans un débat avec des historiens et des responsables politiques locaux, qui ont aussi répondu aux questions du public. Ces moments de discussions collectives témoignaient d’une volonté de retour réflexif sur les événements récents. Organisées après la destruction des statues de Victor Schœlcher mais avant celles de Joséphine de Beauharnais et de Belain d’Esnambuc à la fin du mois de juillet, on pouvait noter l’importance du registre émotionnel et la désignation des statues, situées à quelques dizaines de mètres du lieu de rencontre, comme des présences « suffocantes » dans l’espace public local par les jeunes militants. »
(Audrey Célestine, « Sous les statues la crise – les destructions de 2020 en Martinique », Esprit, mai 2022).
Rappel de la loi
Au terme de l’Article 322-3-1 du Code pénal Modifié par LOI n° 2016-925 du 7 juillet 2016 – art. 97 (V) :
La destruction, la dégradation ou la détérioration est punie de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 € d’amende lorsqu’elle porte sur :
1° Un immeuble ou objet mobilier classé ou inscrit en application des dispositions du code du patrimoine ou un document d’archives privées classé en application des dispositions du même code ;
3° Un bien culturel qui relève du domaine public mobilier ou qui est exposé, conservé ou déposé, même de façon temporaire, soit dans un musée de France, une bibliothèque, une médiathèque ou un service d’archives, soit dans un lieu dépendant d’une personne publique ou d’une personne privée assurant une mission d’intérêt général, soit dans un édifice affecté au culte ;
L’Article 322-8 Modifié par LOI n°2024-247 du 21 mars 2024 – art. 2 précise :
L’infraction définie à l’article 322-6 est punie de vingt ans de réclusion criminelle et de 150 000 euros d’amende :
1° Lorsqu’elle est commise en bande organisée ;
L’ Article 322-13 Modifié par Ordonnance n°2000-916 du 19 septembre 2000 – art. 3 (V) JORF 22 septembre 2000 en vigueur le 1er janvier 2002 ajoute :
La menace, par quelque moyen que ce soit, de commettre une destruction, une dégradation ou une détérioration est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende lorsqu’elle est faite avec l’ordre de remplir une condition.
Le jugement
Alors que les textes sont très clairs – s’attaquer en bande organisée à des statues sur le domaine public, qu’elles soient ou non classées, avec ou sans ultimatum expose les auteurs à des peines très lourdes – le tribunal a relaxé purement et simplement neuf prévenus et a dispensés de peine les deux seuls qu’il a reconnus coupables. Inutile de préciser que c’est là un signal heureux envoyé aux casseurs de tout bord qui se réveillent si facilement à la Martinique : « Allez-y, du moment que vos intentions sont pures vous aurez l’absolution des tribunaux ! » En l’occurrence, le tribunal a considéré que les agissements reprochés s’inscrivaient « dans une action politique ou militante entreprise dans le but d’alerter sur un sujet d’intérêt général », tout en invoquant à décharge « la présence, dans l’espace public de la Martinique, d’une statuaire commémorative du colonialisme et de l’esclavagisme, crimes contre l’humanité ». On aimerait savoir ce qui s’est passé dans la tête des juges du siège pour arriver à un tel jugement, s’ils ont été influencés d’une manière ou d’une autre au nom du sacro-saint « pas de vague » dès qu’il s’agit de l’outremer ? Il apparaît en tout cas qu’ils ont suivi docilement les suggestions subliminales (ou non) du parquet, lequel n’avait pas voulu se prononcer sur les peines.
Ce n’est pas vraiment le but de cet article de revenir sur l’action des prévenus, sinon qu’elle fut en effet militante à défaut d’être informée et réellement politique. Informés ils ne l’étaient point en s’en prenant à Schœlcher et politiques ils ne l’étaient pas non plus s’ils espéraient entraîner les Martiniquais derrière eux en détruisant les monuments de la Savane. Leur seul résultat fut d’attiser le ressentiment, cette passion triste dont Fanon voulait débarrasser les descendants d’esclaves.
Passe encore que les nouveaux « révolutionnaires » martiniquais qui montrent une détestation pour la France colonisatrice s’en prennent à d’Esnambuc et à Joséphine de Beauharnais mais quid des deux accusés d’avoir participé à la destruction de deux statues de Schœlcher ? On pourrait croire que Césaire conserverait une certaine autorité morale à la Martinique, Césaire qui a si souvent rendu hommage à Schœlcher, à « sa passion de la justice, son goût des principes, son intelligence lucide, sa persévérance inlassable » (1).
Ceux qui ont détruit les statues de Schœlcher avaient-ils lu Césaire et le considéraient-ils, lui aussi, comme un traître à leur cause ou étaient-ils simplement ignorants ? Étaient-ils ignorants de l’histoire où voulaient-ils la falsifier quand ils ont accusé Schœlcher d’être à l’origine de l’indemnisation des maîtres, suite à l’abolition, à l’exclusion des anciens esclaves ? C’est quoi qu’on ait voulu faire croire aux Martiniquais absolument faux, comme le démontrent les études historiques (2). Sans doute est-ce là la raison du traitement différentiel dans le verdict des deux seuls accusés déclarés coupables (mais dispensés de peine), justement ceux qui étaient identifiés comme ayant participé à la casse des deux statues de Schœlcher.
Un jugement juste
Ainsi des violations graves, manifestes, répétées du droit ont pu être commises et leurs responsables ne sont pas sanctionnés. Compte tenu des peines prévues par la loi, il y a de quoi être surpris, sans préjuger de la position que chacun peut avoir à l’égard de ces faits. Au terme du raisonnement du tribunal, on pourrait donc, en invoquant l’intérêt général avec des arguments suffisamment convaincants, mettre en pièce un individu dont la tête ne nous reviendrait pas, dont la simple vue nous ferait « suffoquer ». « Alerter sur un sujet d’intérêt général », cela peut signifier bien des choses. Par exemple un chauffard dont le comportement met en danger la vie d’autrui, n’est-il pas d’intérêt général d’alerter sur son comportement et un bon moyen de le faire ne serait-il pas de lui casser publiquement la gueule ? Etc., etc.
Le raisonnement du tribunal paraît ainsi bien faible. N’y avait-il vraiment pas de moyen efficace, mais pacifique, autre que la destruction pure et simple de faire valoir que la vue de ces statues (dont une, la statue de Joséphine, un monument classé) était devenue insupportable aux yeux de certains ? Au demeurant, la stratégie adoptée par les manifestants démontre combien ils sont minoritaires et impuissants : une dizaine ou peut-être même une vingtaine de personnes décidées peut toujours accomplir une action de commando et obtenir un résultat ponctuel mais qui ne changera rien d’essentiel.
Si les attendus du jugement ne semblent pas de nature à justifier le verdict de clémence, les juges auraient pu fonder leur décision sur un élément bien plus convaincant. Faut-il rappeler que les premières destructions ont eu lieu au vu de tous, y compris des polices municipales qui ont eu la consigne de ne pas intervenir. C’était naturellement ouvrir la porte à d’autres débordements du même type. Aux yeux des délinquants, laisser faire vaut naturellement encouragement à continuer. Un exemple dans un tout autre domaine : pourquoi les « refus d’obtempérer » se multiplient-ils en France, sinon parce que les délinquants qui prennent la fuite savent qu’ils ont bien peu de chances d’être poursuivis ?
C’est pourquoi, selon nous, le tribunal a jugé sainement en relaxant les accusés. Quand un enfant fait une grosse bêtise devant les parents qui l’ont laissé faire, les parents sont responsables, pas l’enfant. Il ne s’agit pas ici de dire que les casseurs martiniquais sont des enfants mais que les autorités responsables ont commis une faute grave en ne faisant pas ce qu’il fallait pour éviter les destructions.
Concernant un monument classé (la statue de Joséphine), le code du patrimoine est explicite, la responsabilité du maire est clairement engagée :
Article L641-4 du code du patrimoine : 6 mois d’emprisonnement et 7500 € d’amende pour toute personne chargée de la conservation ou de la surveillance d’un immeuble ou d’un objet mobilier protégé au titre des monuments historiques, par négligence grave ou par manquement grave à une obligation professionnelle de le laisser détruire, abattre, dégrader ou soustraire.
Pour le reste, il faut se référer à l’article L2123-34 du Code général des collectivités territoriales, la responsabilité du maire peut être engagée « pour des faits non intentionnels commis dans l’exercice de ses fonctions s’il est établi qu’il n’a pas accompli les diligences normales compte tenu de ses compétences, du pouvoir et des moyens dont il disposait ». Or il existe une police municipale aux effectifs nombreux à Fort-de-France qui aurait pu s’opposer à la destruction de la statue de Schœlcher devant l’ancien Palais de justice. Dans la commune de Schœlcher (3), si les effectifs municipaux n’étaient pas suffisants, le maire ou son représentant auraient pu faire appel à la gendarmerie cantonnée sur place.
Après, évidemment, il eût été impératif de discuter. Le maire de Fort-de-France l’a bien fait dans le cadre des « cénacles » organisés rituellement au mois de juillet, mais ayant pris acte du dialogue de sourds, ayant surtout reçu de la part des contestataires un ultimatum pour enlever les statues de Joséphine et d’Esnambuc, il n’a rien fait pour prévenir puis empêcher leur destruction.
Ce qui lui convenait de faire, face à cet ultimatum, était pourtant bien simple. Sachant qu’il refusait d’employer la manière forte (conformément à son inaction face à la destruction antérieure de la statue de Schœlcher devant l’ancien Palais de justice), il aurait dû, bien sûr, ôter les statues litigieuses et les mettre en lieu sûr le temps d’une consultation de la population, car ce n’est évidemment pas à une minorité, aussi passionnée et suffocante soit-elle, de dicter sa loi.
Faut-il rappeler ici que c’est le parti qu’adoptera le maire de la commune voisine du Lamentin, après un vote à l’unanimité de son conseil, en faisant enlever le buste de Schœlcher qui trônait devant la mairie.
Si la responsabilité des maires est engagées, il serait faux de dédouaner le directeur des Affaires culturelles et le préfet qui auraient dû, face à la menace rendue publique de casser la statue de Joséphine, monument classé, intervenir préventivement auprès du maire afin qu’il prenne les dispositions adéquates et, si besoin, faire intervenir la police nationale.
C’est pourquoi la relaxe de la plupart des accusés (et les condamnations purement symbolique de deux d’entre eux) apparaît sinon conforme aux textes de loi, du moins, ce qui est plus important, conforme à la justice. Les véritables responsables qu’il faudrait poursuive sont en effet ceux qui ont laissé faire, d’abord, puis qui n’ont pas su ensuite élaborer une réponse raisonnable aux exigences des manifestants. Que ce jugement s’inscrive, en plus, dans une politique générale de « pas de vague » est un fait mais qui n’empêche pas qu’il puise s’avérer juste en même temps.
Enfin, un doute subsiste que l’enquête n’a pas levé à notre connaissance. Les onze qui se trouvaient sur le banc des accusés agissaient-ils spontanément ou étaient-ils manipulés ? L’exemple du RPPRAC avec ses racines jusqu’à Bakou et au-delà Moscou peut en effet nourrir le doute.
(1) Discours à la Sorbonne pour le centenaire de l’abolition de l’esclavage, 1948. Aimé Césaire, Écrits politiques, vol. II (1935-1956), Paris, Jean-Michel Place, 2016, p. 156.
En 2006 encore, soit deux ans avant sa disparition, Césaire refusait dans les termes les plus nets que l’on débaptise le lycée Schœlcher pour lui donner son propre nom : « Victor Schœlcher est un homme qui a droit à la gratitude et à la reconnaissance de tous les Martiniquais qui d’ailleurs le vénèrent » Lettre au président du Conseil général, 11 octobre 2006. Ibid, vol. V (1988-2008), 2018, p. 307.
(2) Par exemple, Anne Girollet, Victor Schœlcher, abolitionniste et républicain : approche juridique et politique de l’œuvre d’un fondateur de la République, Paris, éd. Karthala, 2000, 409 p.
(3) Toujours baptisée ainsi au grand dam des mêmes qui approuvent la destruction des statues.

