De trois petits chefs- d’oeuvre, japonais, chinois et indien…

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— Par Roland Sabra —

Depuis dix ans déjà Hirokazu Kore-Eda, questionne la famille. En 2004, dans Nobody Knows, s’inspirantd’une histoire vraie, une mère avait abandonné ses quatre enfants dans un appartement pour se livrer à la prostitution, il interrogeait : peut-on avoir comme mère une putain? Still Walking ( 2008) abordait l’impossible deuil d’un fils aîné mort en sauvant de la noyade un enfant. Air Doll à travers l’amour possessif d’un célibataire pour une poupée gonflable qui finira par prendre vie et s’autonomiser traitait des thèmes de l’isolement et de la solitude dans les sociétés modernes et celui du pouvoir dans une relation de couple. Dans I wish (2011) deux frères séparés par le divorce de leurs parents essaient de renouer lors d’un voyage initiatique avec le « paradis perdu » de leur enfance.

Prix du jury et Prix du jury œcuménique (Mention spéciale) au Festival de Cannes 20013 Tel Père, Tel Fils est sans aucun doute le plus abouti et le plus réussi des films du cinéaste japonais. Il signe aussi un changement de point de vue sur la famille. Si les œuvres précédentes présentaient le regard de l’enfant le dernier opus développe de façon interrogative, du côté des adultes le thème de la parentalité. Qu’est-ce qu’être un père, comme le titre l’indique mais aussi accessoirement qu’est qu’être une mère ?

Deux couples apprennent que leurs fils de 6 ans ont été échangés à la naissance et qu’ils ont donc élevé l’enfant d’un autre. Les services sociaux proposent aux deux familles de passer du temps ensemble, afin de les préparer à un nouvel échange, qui permettrait à chacune de récupérer son garçon biologique… Mais qu’est-ce qui fait la paternité : l’ADN ou les relations nouées au cours du temps passé avec l’enfant ? Hirokazu Kore-Eda à l’élégance ou la pudeur de ne pas répondre directement à la question mais de laisser le spectateur sur une réponse et/ou de type inclusive.

Les deux familles sont socialement aux antipodes l’une de l’autre. Avec une existence aisée Ryota Nonomiya (la pop star Masaharu Fukuyama) est un architecte obsédé par sa carrière, terrorisé par l’idée que son unique enfant puisse devenir le « raté » qu’ a été son propre père il se désole du manque d’ambition de Keita, son fils de 6 ans, sans pour autant pouvoir ou vouloir se rendre plus disponible. Il s’adresse principalement à son fils sur le registre des devoirs, des contraintes et des obligations. Yudai Saiki (Lily Franky) lui vit chichement dans l’appartement contigu à la quincaillerie et s’il n’est tout à fait commerçant il est au moins le mari de sa femme, la quincaillière Yukari Saiki (Yoko Maki) . Disponible, on ne le voit jamais travailler, il passe l’essentiel de son temps à prendre du plaisir à jouer avec ses enfants parmi lesquels Ryusei, le garçonnet échangé, a trouvé toute sa place. Les oppositions sont archétypales. Si Keita n’a dans sa famille qu’un seul rôle celui de fils, Ryusei lui semble jouer sur plusieurs tableaux, aîné d’une fratrie il a des relations avec un frère et avec une sœur, par ailleurs il côtoie les clients de la quincaillerie. Et si sa mère est une femme active, au sens économique du terme, celle de Keita, Midori (Machiko Ono), est une femme au foyer, qui tout au long du film reprendra à son compte la question culpabilisante suggérée par son mari :  comment ne s’est-elle pas rendu compte à l’hôpital de de l’interversion des enfants. Question en miroir de la réflexion de Ryota qui, apprenant l’échange dira ingénument, croyant ainsi découvrir l’explication du peu d’esprit d’entreprise de son fils : « Tout s’explique donc. » Ce n’est que confronté à l’infirmière qui a volontairement fait l’échange, quand il lui rapporte l’argent qu’elle a versé au titre d’indemnité,et dont il ne veut pas car elle à « détruit sa famille » dit-il, que son monde va basculer. Il demande au « fils » de cette dernière de s’éloigner, et celui-ci répond «  Cela me concerne, c’est ma mère! » alors que nous savons que ce n’est pas sa mère biologique. Si pour une mère l’instinct maternel n’existe pas, si l’amour maternel peut naître, se développer et s’épanouir peut-être en est-il aussi de même pour un père ? Ryota comprend alors tout le sens de la réplique que lui avait adressé un peu plus tôt l’autre mère, Yukari Saiki :  « « Pour vous, les liens du sang restent une question essentielle parce que vous ne passez pas assez de temps avec votre enfant. »

Ce problème de l’invention d’un instinct qui serait maternel est d’une telle sensibilité que le réalisateur dans une interview accordée à la presse dira, à l’encontre de ce que son film développe :  « Une femme devient mère instantanément. » Si l’amour maternel ne relève pas de l’instinct, de la nature, qu’en est-il alors de la relation d’amour ou d’absence d’amour que notre propre mère a développé avec nous ? Telle est la question qui affleure sous le discours autour de la fonction paternelle dans le film de Hirokazu Kore-Eda,

Pour autant le réalisateur japonais ne juge pas. Pas de discours moralisateur, pas de dramatisation, mais des thèmes essentiels abordés avec une délicatesse et une grande virtuosité dans le cadrage, jamais refermé sur lui-même, toujours ouvert sur des possibles en devenir et dans la fluidité du montage soulignant une certaine labilité de situations jamais définitivement figées : quid des rapports de domination à l’intérieur du couple ? Quid de la violence d’une société où tout est compétition, classement et hiérarchie? Quid de l’idéal fissuré de la famille japonaise ?

Hiroku Kore-Eda nous livre avec «  Tel Père, Tel Fils » une œuvre majeure du cinéma qui dépassant le cadre qui la contient touche à l’universel.

Un autre chef d’œuvre, lui aussi récompensé lors du dernier Festival de Cannes où il a obtenu le Prix du scénario est à l’écran. Réalisé par Jia Zhangke il est d’origine chinoise comme son nom l’indique : «  A touch of Sin ». Depuis le Lion d’or décroché à Venise pour Still Life en 2006) le cinéaste chinois a acquis une réputation mondiale, maigre viatique au pays du libéralisme d’Etat qui lui permit certes de tourner le film sans pour autant autoriser sa diffusion. Il faut dire que Jia Zhangke est un contestataire les plus virulents du capitalisme, des inégalités et de la corruption en Chine post-maoïste.

Le film enchaîne quatre histoires dans quatre régions différentes, quatre passages à l’acte. Dahai un mineur ulcéré par la corruption qui règne parmi les dirigeants de son village décide de dénoncer leurs agissements et de passer à l’action. San’er, est un travailleur migrant qui se déplace à moto. Victime d’une agression sur une route déserte il abat froidement ses assaillants et découvre les infinies possibilités offertes par son arme à feu. Xiao Yu,réceptionniste dans un sauna, est humiliée et harcelée par un riche client qu’elle finit par liquider. Xiao Hui provoque un accident dans son usine par inadvertance et passe d’un travail à un autre dans des conditions de plus en plus dégradantes avant de mettre fin à ses jours.

Avec une mise en scène qui oscille entre impressionnisme et radicalité Jia Zhangke dénonce la corruption généralisée, la complicité des autorités avec les mafias, la précarité des plus faibles laminés par le rouleau compresseur de la mondialisation version chinoise et qui n’ont comme seul recours que le passage à l’acte, la régression vers l’animalité comme le souligne dans chaque étape du parcours une rencontre préalable avec des bêtes étranges : une vipère glissant sur le bitume, des buffles en route vers l’abattoir, un cheval martyrisé par son propriétaire…

Au delà de la dénonciation des dérives d’une société en bouleversement, Jia Zhangke cherche à comprendre une société qui, livrée à la mondialisation, s’hyper-individualise alors qu’elle accède à l’usage des moyens de communications les plus modernes. Les rues, au petit matin ou à la nuit tombante, éclairées par des néons blafards, sont vides, images d’une solitude au milieu d’un milliard trois cents millions d’individus. Là encore l’œuvre cinématographique ancrée dans une réalité concrète apparaît comme une résistance qui touche elle aussi à l’universel.

Dernière œuvre, elle aussi révélée à Cannes, « The lunchbox » est le premier long métrage du réalisateur indien Ritesh Batra, et c’est un petit bijou de tendresse culinaire et de poésie épistolaire.

Il existe à Bombay depuis la fin du 19ème siècle la corporation des livreurs de repas, les Dabbawallahs chargés d’apporter aux ouvriers aux employées sur leurs lieux de travail le repas de la mi-journée, préparé par leurs épouses ou commandé dans une échoppe. Les Dabbawallahs usent de tous les moyens de transport à leur disposition avec une redoutable efficacité puisque qu’une étude d’une prestigieuse université étasunienne évalue à moins d’une erreur sur un million leur fiabilité. Cette erreur fort improbable est le prétexte du film de Ritesh Batra.

À Bombay, Ila, une jeune femme au foyer délaissée par son mari, tente de le reconquérir, en lui préparant pour le déjeuner des petits plats dignes d’un chef. Le soir,elle attend de son mari des compliments qui ne viennent pas. Et pour cause, sa lunchbox atterrit par erreur sur le bureau de Saajan, un comptable, veuf, grognon, un peu misanthrope et proche de la retraite . Ravi de cette gastronomie qu ‘il apprécie au plus haut point et qui embellit sa vie, mais gêné de la méprise, Saajan glisse un petit mot de remerciement dans le plat vide. Ila, tout en s’apercevant de l’erreur d’adressage, lui répond. Au fil des échanges se noue une amitié et plus peut-être si affinités. Les petites boites en alu s’entassent, se baladent dans l’invraisemblable cohue d’une ville de 12 millions d’habitants. Là encore dans une ruche étourdissante, dans la bousculade des rues, dans l’affrontement des corps à l’intérieur des bus, des trains, dans l’envahissante promiscuité, la solitude et l’isolement affectif dominent. Ila proposera un rendez-vous à Saajan dans un restaurant. Il s’y rendra, l’observera sans se dévoiler, prenant conscience d’une réalité qui lui saute au visage et que voilait une relation qui, en se limitant à un échange de lettres, favorisait l’éclosion d’un imaginaire, forcément déçu.

Ritesh Batra nous offre une petite perle, indienne dans sa facture, mais qui touche au delà des frontières tout un chacun d’entre nous. A l’aube d’une nouvelle année que soit formulé le vœu d’une projection de ces trois chefs d’œuvres en Martinique. Et qu’il se réalise !