De la plantation à la consommation : l’évolution de la classe moyenne

Le poids économique singulier de la classe moyenne de la Guadeloupe qui n’a pas d’équivalent ailleurs dans la Caraïbe.

— Par Jean-Marie Nol —

Au cœur de la société guadeloupéenne, la classe moyenne occupe une place singulière dont le poids économique et social ne trouve que peu d’équivalents dans l’ensemble de la région caraïbe. Loin d’être une catégorie marginale ou en voie de dissolution, elle constitue au contraire un socle central, à la fois numériquement, culturellement et symboliquement, qui structure les dynamiques de consommation, d’éducation, de mobilité et de cohésion sociale de l’archipel. Alors que dans la France hexagonale la classe moyenne est souvent décrite comme fragilisée, inquiète de son avenir et menacée de déclassement, la Guadeloupe présente un visage contrasté, marqué par une résistance relative à ces tendances lourdes et, sur certains indicateurs, par une progression tangible de cette catégorie socio-économique.

Par définition, la classe moyenne regroupe la population située au centre de l’échelle sociale, entre les 30 % les plus modestes et les 20 % les plus aisés. En 2024, selon l’Observatoire des inégalités, elle correspond à des niveaux de vie mensuels compris entre 1 530 et 2 787 euros pour une personne seule, entre 2 300 et 4 200 euros pour un couple sans enfant, et entre 3 800 et 7 000 euros pour un couple avec deux enfants. En Guadeloupe, ces seuils doivent être interprétés à l’aune des spécificités locales, notamment la sur-rémunération liée à la vie chère et au statut de certains emplois publics, qui rehaussent mécaniquement les revenus nominaux. Rapportée à la structure sociale de l’archipel, la classe moyenne représente environ la moitié de la population, ce qui en fait une force démographique majeure et un acteur central de la stabilité économique et sociale.

Le cœur de cette classe moyenne née du modèle de la départementalisation est constitué de ce que l’Insee qualifie aujourd’hui de « professions intermédiaires », héritières des anciens cadres moyens. On y retrouve des contremaîtres,des chefs d’entreprises agricoles,  des artisans, des commerçants, des techniciens, des agents de maîtrise, des enseignants de l’Éducation nationale, des infirmières, ainsi qu’une très large fraction des agents de la fonction publique, notamment aujourd’hui territoriale. Ces professions se sont développées de manière continue à partir des années 70/80, portées par la décentralisation, l’essor des services bancaires et assurances et la montée en puissance de l’emploi public en Guadeloupe. En 2024, elles représentent environ un tiers de l’emploi total, avec un salaire net moyen à temps complet avoisinant 2 800 euros, un niveau qui confère à ces ménages une capacité de consommation et d’investissement structurante pour l’économie locale.
En utilisant les données patrimoniales les plus récentes et en  appliquant les seuils actualisés de retenus , on peut estimer que 53,7% des ménages appartiennent à la classe moyenne patrimoniale, tandis que 18 % appartiennent aux classes supérieures et  environ 30% appartiennent aux classes inférieures. Notons que, par rapport à la classe moyenne de niveau de vie en France hexagonale , la classe moyenne patrimoniale de la Guadeloupe est , toutes propositions gardées,  relativement importante  dans la possession de l’immobilier en France hexagonale

Cette solidité tranche avec la situation observée en France hexagonale, où la classe moyenne subit une pression croissante. Automatisation des métiers moyennement qualifiés, stagnation relative des revenus intermédiaires par rapport au revenu moyen, hausse rapide du coût du logement et de certains services essentiels : autant de facteurs qui ont érodé la capacité d’épargne des ménages et alimenté un sentiment diffus de déclassement. En Guadeloupe, ces mécanismes ont joué de manière atténuée. Les revenus intermédiaires y ont progressé, l’épargne d’environ 5 milliards d’euros est solide, l’endettement des ménages de la classe moyenne est resté plus contenu, et la structure du marché du travail, fortement marquée par l’emploi public et parapublic, a amorti les chocs liés à la mondialisation et aux mutations technologiques.

L’un des marqueurs les plus révélateurs de cette résistance est le rapport aux vacances et à la mobilité. En 2024, 46 % des Guadeloupéens déclarent partir en vacances, c’est-à-dire quitter leur domicile pour des raisons non professionnelles pendant au moins quatre nuits consécutives, contre 34 % en 2000. Cette progression significative illustre la capacité croissante de la classe moyenne locale à faire du « droit au départ en vacances » une réalité tangible. Les flux observés à l’aéroport et au port de la Guadeloupe, notamment vers les croisières, témoignent de cette appétence pour la mobilité, qui demeure socialement différenciée mais plus largement accessible qu’auparavant. La profession reste un déterminant essentiel, puisque 65 % des cadres supérieurs et des professions intermédiaires partent en congé, contre 25 % seulement des employés et ouvriers. Toutefois, la Guadeloupe se distingue par le fait que près de la moitié des retraités et des employés peuvent partir en vacances au moins une fois par an, quand, dans l’Hexagone, une large majorité des personnes restant au foyer en sont privées.

Cette capacité à voyager ne relève pas seulement du loisir, mais d’un marqueur symbolique fort. Dans l’imaginaire social guadeloupéen, le voyage à l’instar de la voiture est devenu l’emblème d’une réussite, le signe visible d’une extraction des classes populaires et d’une appartenance à un statut intermédiaire valorisé. Il s’inscrit dans un mode de vie plus large, caractéristique de la classe moyenne, fait de stabilité économique, de propriété du logement, souvent sous la forme de la villa individuelle, de possession de la voiture, de stratégies résidentielles réfléchies et d’un investissement massif dans l’éducation des enfants. L’envoi de ces derniers faire des études en France hexagonale, et de plus en plus à l’étranger, notamment aux États-Unis, Angleterre et au Canada, illustre cette volonté d’ascension sociale par le diplôme, même lorsque les trajectoires réelles viennent parfois démentir les promesses initiales.

Historiquement, la classe moyenne guadeloupéenne s’est construite par une rupture profonde avec l’économie de plantation et le monde des champs de canne et des usines. L’entrée dans les bureaux du secteur tertiaire, les administrations et les hôtels de tourisme a ouvert l’accès à des revenus plus stables, à la culture pour tous et aux grandes vacances, en Guadeloupe comme à l’international. Cette société de consommation, qui a véritablement triomphé dans les années 1980, a façonné des aspirations durables et un rapport spécifique au progrès matériel. Chaque acquisition, chaque dépense de consommation demeure, pour reprendre une formule souvent citée, une forme de « droit de péage » symbolique permettant de s’éloigner d’une origine sociale antérieure et d’affirmer son appartenance à un monde intermédiaire.Hantée avec l’atavisme de l’esclavage et de la colonisation par la peur du déclassement pour leurs enfants, la classe moyenne de Guadeloupe aspire à la promotion sociale via l’éducation et le travail. Ce qui la conduit à rechercher la protection de l’Etat, avec l’espoir qu’il tienne sa promesse « républicaine et méritocratique » face au « risque » de l’avenir.

En cela, elle ne partage pas le sentiment d’illégitimité du système  départemental contrairement à une petite partie de la classe populaire plus en quête identitaire et de changement statutaire .
Cette angoisse du déclassement va bientôt  remettre la classe moyenne au centre du débat politique public amenant le gouvernement à leur promettre une garantie de sécurité sur le plan politique et institutionnel. Cette dernière classe moyenne de la Guadeloupe a le sentiment de contribuer davantage au système de redistribution français, qu’elles ne reçoivent. La force contributrice en matière d’impôts locaux de la classe moyenne de la Guadeloupe est tout aussi indéniable dans le système de redistribution,  et est une réalité économique, note l’INSEE qui rappelle que la classe moyenne inférieure et supérieure de la Guadeloupe représente ensemble 75 % des foyers fiscaux et près de 1 milliards d’euros d’impôt direct et indirect . Pour celle-ci,  le bénéfice de la redistribution tend à s’annuler au regard des contributions versées , les prestations sociales étant davantage fléchées vers les plus démunis. Ce ciblage alimente  la grogne envers le système d’assistanat.

Aujourd’hui, alors que de nombreux pays de la Caraïbe restent caractérisés par une polarisation sociale très inégalitaire marquée entre élites économiques étroites et larges classes populaires, la Guadeloupe se distingue par l’épaisseur et la centralité de sa classe moyenne. Cette singularité confère à l’archipel une stabilité sociale relative, mais aussi un potentiel économique important, tant en termes de consommation intérieure que de capital humain. Les signaux positifs observés ces dernières années suggèrent que, contrairement à la France hexagonale où la classe moyenne doute et se replie, la Guadeloupe pourrait voir se poursuivre la montée en puissance de cette catégorie, à condition que les politiques publiques continuent de soutenir le flux important de dépense publique, l’emploi qualifié, l’éducation et la mobilité. Dans un environnement régional souvent marqué par la fragilité sociale, la classe moyenne guadeloupéenne sera certainement amené à connaître une évolution sur le plan idéologique, car elle apparaît désormais comme un pilier sans équivalent, à la fois héritière d’une histoire de transformation sociale et actrice centrale des équilibres politiques et économiques futurs de l’archipel.

 

Jean Marie Nol économiste et juriste en droit public*