De la migration, sur scène, en littérature, et dans la vie

— par Janine Bailly —

L’actualité nous en donne régulièrement des échos, les médias s’emparent de leurs odyssées, transcontinentales ou européennes, de préférence si elles se font tragiques, et puis on s’habitue, on vit près d’eux sans les voir sans les regarder sans leur faire même l’aumône d’un sourire, d’un signe de reconnaissance, d’une parole, qui viendraient à l’appui d’une possible aide matérielle.

Ils sont les sans-papiers, les déracinés, les déshérités, les exilés, les migrants, les « à expulser », ceux que l’on dit réfugiés quand bien même la terre où ils ont pris pied au péril souvent de leur vie, ne leur offre aucun refuge, et qu’on les voit dormir sur les trottoirs des villes, dans les encoignures des portes, dans les replis des murs, hommes femmes et enfants blottis à même le sol dur ou sur quelque carton censé les isoler du froid qui terrifie. Ils, ce sont ceux que la vie a poussés vers nous, fuyant les vicissitudes de pays devenus pour eux invivables, pays en guerre, pays en misère, pays soumis à quelque petit chef dictatorial, pays devenus, par la faute des activités incontrôlables des hommes, ingrats et de sols improductifs. Ils, ce sont ceux qui fuient la faim, la peur, la misère, les bombes et les balles perdues, la guerre et la torture, la haine et les préjugés d’une quelconque religion oppressive, d’une quelconque philosophie dénaturée. Ils, ce sont ceux-là qui ont eu l’heur d’échapper aux vagues de la Méditerranée, devenue tombeau refermé dans un silence honteux, si profond et si noir, clos sur les autres dont l’embarcation de fortune a sombré, sur ces autres, victimes de passeurs sans scrupules et qui sont la négation de notre humanité.

Mais pourtant, il y a…

Il y eut à Fort-de-France, sur la scène Frantz Fanon de Tropiques-Atrium, le long monologue de Michel Simonot, qui dans l’au-delà du récit se révèle être un réquisitoire aiguisé et poétique sans attendrissement de mauvais aloi : il est venu nous rappeler, si tant est que cela se puisse oublier, que des hommes partent de leur terre natale l’espoir chevillé au corps, le regard obstinément fixé vers cet Eldorado où enfin la vie, se répètent-ils, reprendra goût et sens. Du moins veulent-ils s’en convaincre.

Lire sur Madinin-Art : l’analyse de la pièce Le but de Roberto Carlos : que vienne le temps d’un autre temps, par Roland Sabra.

Il y eut, ce mercredi premier février, la soirée poétique Itinerrance, organisée à Paris par l’Institut du Tout-Monde, créé en 2007 sous l’égide d’Édouard Glissant. Le journal en ligne Médiapart s’est fait le relais de cette manifestation. « On ne peut pas laisser passer ça » : fidèle à l’injonction de son aîné, et face à l’urgence d’une situation à laquelle nul ne semble trouver d’issue, l’écrivain Patrick Chamoiseau, dans le cadre de ces Poétiques de la résistance, a lancé un appel à la solidarité envers les migrants du monde. « Ne pas accueillir, même pour de bonnes raisons, celui qui vient qui passe qui souffre et qui appelle est un acte criminel ». Cette affirmation, qui veut inciter non seulement à la réflexion mais sans doute aussi à l’action — mais comment agir, nous demanderons-nous ? — appartient à la Déclaration des Poètes qui viendra conclure son prochain ouvrage, Frères Migrants, à paraître aux éditions du Seuil au mois de mai. Lue par la comédienne Isabelle Fruleux, sur des images de la journaliste Hind Meddeb, cette déclaration invite à combattre l’intolérance et le racisme, la peur et le rejet de l’Autre, ou l’indifférence qu’au quotidien trop souvent on lui manifeste. Hind Meddeb, également documentariste, fille du grand intellectuel franco-tunisien Abdelwahab Meddeb, engagée aux côtés des migrants dont elle a plusieurs semaines partagé la vie, a réalisé entre autres films un court, Mineurs étrangers isolés à Paris, qui alerte sur la situation dramatique de ces adolescents livrés à la rue, à ses errances incertaines, à ses pouvoirs maffieux. Elle peut donc en toute légitimité dire que « sur le chemin de l’exil, la France est souvent le dernier guichet, si on les rejette, ils n’auront nulle part où aller ».

Il y eut encore, ce lundi 30 janvier, sur France-Inter, et qui reste à écouter en podcast si l’on n’a pu en suivre la diffusion initiale, L’Heure Bleue de Laure Adler. On y entend les philosophes Fabienne Brugère et Guillaume Leblanc, auteurs d’un livre-enquête, évoquer Sangatte ou Calais pour étayer l’idée selon laquelle est arrivée « la fin de l’hospitalité politique » ; tonneau des Danaïdes, mythe de Sisyphe, par ces images ils évoquent la complexité du drame. On écoute aussi la dessinatrice de bande dessinée Lisa Mandel et la sociologue Yasmine Bouagga, qui après huit mois de présence, en alternance avec Paris, dans la jungle de Calais, « une ville qui avait émergé de rien », racontent le quotidien des camps où attendaient — où attendent ? — migrants et réfugiés à proximité des points de passage vers le Royaume-Uni.

Mais fasse l’avenir que se réalisent les paroles d’Isabelle Fruleux : « Ensemble est un mot qui revient de plus en plus souvent… nous sommes de plus en plus nombreux à nous sentir indivisibles de l’Autre, à reconnaître la richesse des singularités de chacun, à ne pas refuser ce qui est porteur de devenir. »

Janine Bailly, Fort-de-France, le 3 février 2017