De la diversité à l’unicité chez Michèle Arretche.

— par Janine Bailly —

Continuum : « Un continuum est un ensemble d’éléments tels que l’on peut passer de l’un à l’autre de façon continue » (source Wikipédia).

Continuum, écrit Michèle Arretche. Parce que dans ses toiles, il n’y a pas d’un côté le réalisme, de l’autre l’imaginaire, mais comme une fusion des deux. Réalisme des petits maisons d’aujourd’hui / des petits vélos d’autrefois / des figures rarement / des silhouettes souvent — le mien d’ailleurs de petit vélo, immobile et pourtant mouvant au mur de mon bureau, chargé sur son porte-bagages d’une tour arachnéenne de casiers de pêche n’a de réaliste que le préjugé. Il n’y aurait donc pas le réalisme d’un côté — et parce qu’il permet de reconnaître tel ou tel élément de notre vie quotidienne, il pourrait rassurer celui qui regarde — et de l’autre côté les constructions architecturales basées sur l’abstraction, plus difficiles à saisir, et qui ne se donneraient pas instantanément à l’œil inquiet. À l’inverse, je pourrais déceler là une interpénétration, une osmose savamment dosée de deux façons de vivre le monde, de deux désirs complémentaires d’être éveillée et de nous éveiller au monde, d’une conjugaison heureuse du cœur et de l’esprit. Trois petites toiles en série chantent le « Jaune », et la surface initialement uniforme s’organise, s’invente des contours jusqu’à ce que s’impose l’idée de la montagne. Le jaune encore, pour « L’orage », moins triomphant, noyé dans les sombres, en concurrence avec quelques roses pâles, et les éléments se déchaînent sur la toile, derrière le voile dense des couleurs se dessine, humble, la silhouette d’une case, blanc l’éclair zèbre la surface, et comme souvent chez Michèle Arretche les cieux sont tissés en bandes verticales, lambeaux qui descendent vers la terre, vers la mer, pour fusionner avec elles dans un horizon inversé.

Continuum… iI faut ici prendre son temps, puisqu’aussi bien cette notion, si on l’emprunte au domaine de la physique, donne au monde cette quatrième dimension… s’immerger dans ce bain « d’espace-temps » auquel ne manquent que les odeurs, regarder avec tous ses autres sens — vient soudain l’envie interdite de toucher ! —, s’affronter à une œuvre qui contribuerait à mettre en doute les affirmations manichéennes propres à scinder les univers en catégories antinomiques ; et me vient celle-ci, assez étrange et souvent controversée, qu’en son temps proféra Léopold Sédar Senghor : « L’émotion est nègre, comme la raison est hellène ». Car devant les toiles de Michèle Arretche, d’abord appelée par le cri des couleurs et la contorsion des lignes, par les « figures » qui, donnant à l’abstraction sa complétude me rattachent à la densité de la terre, c’est avec le cœur que je réagis, et j’intime alors à ma raison de se taire. Cependant que dans un temps postérieur, m’attardant au spectacle peint et m’en imprégnant, ma raison bâtira à son tour un sens à ces lignes, à ces harmonies et à ces batailles, et ce sens ne sera que le mien puisqu’aussi bien tout celui qui regarde est assigné à re-construire — dé-construire pour à sa façon le réorganiser ? — ce qui lui est donné à voir. Dans certains tableaux de la série intitulée « Rayon vert », le blanc pur dans son épaisseur, les ondulations comme dessinées au peigne, et qui prennent un semblant de relief, les surfaces qui s’affrontent ou s’harmonisent font renaître en moi, pour moi, d’anciens paysages de neige, paysages réels de mon enfance ou créations sublimées sur des toiles impressionnistes… et dans les nuages soudain se devinent les noirs oiseaux de l’hiver…

Continuum… le titre intrigue… mais voici que mes recherches sur le Net — mon ignorance en la matière, je l’avoue bien volontiers — me conduisent vers Jean Liedloff et son livre « The Continuum Concept ». Sachant que cette écrivaine américaine prône, après s’être rendue auprès de tribus amazoniennes, l’idée qu’on ne doit pas, contrairement à ce qui peut se faire dans nos sociétés occidentales, séparer trop précocement l’enfant de sa mère, sachant par ailleurs que Michèle Arretche exerça d’abord le métier de pédiatre, pourrais-je trouver là une piste de lecture ? Une heureuse coïncidence ? La Martinique serait-elle l’Amazonie de Michèle ? Je retiens en tout cas cette idée double : idée d’abord d’une naissance sur la toile caressée et torturée, jaillissements de formes et de couleurs dans la violence ou la sérénité ; idée d’une continuité ensuite, dans la transmission de l’artiste à son regardeur, ainsi que de la mère à l’enfant, continuité qui tout en les assumant viendrait se battre contre les ruptures les blessures et les failles, continuité à découvrir ce qui se cache sous les surfaces trop lisses de notre quotidien. Et soudain apaisante la rondeur d’un ventre de mère, la rondeur de la terre, élue pour certaines œuvres, la  douceur et perfection du cercle refermé sur lui-même mais appelé aussi à s’ouvrir. « Habiter la voie lactée », en noir / en-gris / en touches d’or / en rouge sombre qui ici et là transparaît, et le blanc déferle et s’impose, ciel fantasmé, source lactée… Parfois, à deviner là au bas des toiles, de minuscules silhouettes sombres, petits êtres venus s’inscrire discrètement dans l’immensité de l’univers !

Peindre donc, comme on écrirait, comme on raconterait son histoire, un besoin peut-être de réconciliation entre les divers éléments qui composent le monde, et qu’il faudrait tout ensemble recoudre ? Peindre pour dire aussi, corporelle et spirituelle, notre présence éphémère au regard de la pérennité du monde.

Fort-de-France, septembre 2019

Photo Paul Chéneau