Croisières : un secteur en pleine mer… de contradictions

— Par Jean Samblé —

Derrière les images de vacances idylliques et d’hôtels flottants, les croisières cristallisent aujourd’hui un malaise grandissant. Pollution, impacts sur la santé, faible retombée économique : cette industrie florissante ne passe plus inaperçue, et des voix de plus en plus nombreuses réclament un véritable tournant politique et écologique.

Une croissance dopée malgré les alertes

Plus de 35 millions de passagers ont embarqué sur un navire de croisière en 2024, un record mondial qui dépasse les niveaux d’avant-Covid. En Outre-mer comme en Méditerranée, les escales s’enchaînent à un rythme effréné : 450 000 croisiéristes en Martinique, 1 500 escales visées en Polynésie, 473 escales prévues en Corse. Un essor qui contraste avec les appels à la sobriété énergétique et les recommandations climatiques fixées par les Accords de Paris.

Pour Guillaume Picard, ancien capitaine de ferry devenu porte-voix du collectif Stop Croisières, cette fuite en avant est incompréhensible : « Une semaine de croisière, c’est l’équivalent du budget carbone annuel d’un individu. Comment peut-on encore justifier ça, à l’heure où l’on demande aux ménages d’éteindre leur box la nuit ? »

Une pollution colossale à quai comme en mer

Les croisières cumulent les nuisances : pollution de l’air, émissions de gaz à effet de serre, déversements en mer, bruit, congestion portuaire. À chaque escale, c’est une bouffée toxique pour les riverains et une pression supplémentaire sur les écosystèmes locaux. À Villefranche-sur-Mer, un seul bateau moyen consomme 800 litres de carburant par heure et émet autant de soufre que 135 000 voitures en une journée.

Et les tentatives de verdissement du secteur ne convainquent pas. Le gaz naturel liquéfié (GNL), présenté comme une solution de transition, est jugé inefficace par les experts climatiques. Bien qu’il émette moins de CO2 que le fioul lourd, il libère du méthane, un gaz au pouvoir de réchauffement 80 fois plus puissant que le CO2 à court terme. « C’est un greenwashing économique. Le GNL est surtout bon marché, pas bon pour la planète », insiste Guillaume Picard.

Des retombées économiques en trompe-l’œil

Malgré leur gigantisme et les espoirs qu’elles suscitent, les croisières génèrent peu de richesse à terre. La majorité des dépenses se fait à bord. Restaurants, boutiques, spectacles : tout est prévu pour que les passagers consomment… sans quitter le navire. « Sur certaines destinations comme la Martinique ou la Guadeloupe, on parle carrément de ‘journée à bord’. Les passagers sortent à peine deux heures », observe Olivier Dehoorne, maître de conférences à l’université Antilles-Guyane.

Pire encore, l’impact économique positif souvent avancé est rarement prouvé. En Corse, des collectifs dénoncent l’absence d’études solides montrant un véritable bénéfice local, face à des coûts environnementaux et sanitaires jugés accablants.

Des alternatives techniques aux limites politiques

Côté industrie, les annonces se multiplient : électrification des quais, systèmes de traitement des eaux, réduction du gaspillage, recyclage. Costa Croisières met en avant ses bateaux “plus verts”, comme le Costa Smeralda, doté de moteurs au GNL, d’un éclairage LED, et de dispositifs de tri des déchets.

Mais les critiques pointent la limite de ces efforts, jugés insuffisants, voire contre-productifs. Le collectif Stop Croisières dénonce des “investissements lourds pour pérenniser un modèle dépassé”, tandis que des élus réclament des mesures plus contraignantes : taxation du fuel, quotas d’escales, et fin des exonérations fiscales. « Il ne faut plus investir un seul euro public pour soutenir cette industrie du loisir toxique », martèle le député Hendrik Davi.

La mobilisation s’organise à l’échelle européenne

Des actions coup de poing se multiplient : blocage du plus grand paquebot du monde à Marseille, manifestations devant l’Assemblée de Corse, campagnes d’affichage en Norvège, pétitions dans toute la Méditerranée. Le mot d’ordre est clair : encadrer, réguler, voire interdire les croisières dans certaines zones sensibles, à l’image de Venise, qui a banni les paquebots de son centre historique dès 2021.

« À Marseille, la ville a recueilli 50 000 signatures contre la pollution maritime. C’est un signal fort. Mais pour aller au bout, il faut cesser de saupoudrer les mesures et repenser entièrement ce modèle de tourisme de masse », estime Muriel Segondy, militante de l’association Le Garde.

Repenser l’avenir du secteur

Alors que les compagnies comme MSC commandent toujours plus de navires géants pour les années à venir, certains appellent à une “sortie intelligente” du modèle croisière. Cela passerait par la reconversion des salariés du secteur, le soutien aux ferries et au fret, la mise en place d’une fiscalité juste, et un encadrement européen plus rigoureux des pavillons de complaisance.

L’enjeu n’est pas seulement environnemental, il est aussi démocratique et social. Qui décide de l’avenir de nos ports, de notre air, de notre mer ? Les compagnies de croisière ou les citoyens qui y vivent ? Pour Guillaume Picard, il est temps de choisir : « Soit on continue à faire naviguer des immeubles flottants à 18 étages avec parc aquatique, soit on commence à construire un tourisme plus respectueux, plus local, plus sobre. »

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