« Création et engagement » dirigé par Dominique Berthet

— Par Anne-Catherine Berry —

Présentation de l’ouvrage Création et engagement dirigé par Dominique Berthet, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2018, 216 pages.

Si la question de l’engagement est intrinsèque à toute création, elle évoque également l’inscription d’un artiste dans une posture critique, voire politique. L’œuvre engagée fédère d’emblée un discours et annonce un message. Le créateur qui s’affirme dans une démarche artistique de cet ordre se positionne donc face à la société. C’est là le sujet dont il est question dans cet ouvrage intitulé Création et engagement, dirigé par Dominique Berthet. Cette publication des actes de colloques vient prolonger et compléter une réflexion déjà lancée dans le numéro 19 de la revue Recherches en Esthétique qui portait sur la thématique « Art et engagement », paru en janvier 2014. Ces textes ici réunis furent présentés en 2013 à l’occasion d’un colloque sur cette même thématique.
Ces 14 articles viennent donc s’ajouter aux 22 autres du numéro 19 de la revue. L’ensemble offre ainsi au lecteur, qu’il soit amateur d’art, étudiant, artiste ou encore enseignant, un corpus de textes conséquent sur le sujet, couvrant plusieurs approches et diverses dimensions de l’engagement dans la création. L’ouvrage permet d’entrevoir les différentes formes et les divers enjeux qu’impliquent ces deux notions. Notons au passage que certains de ces textes sont accompagnés de reproductions d’œuvres en couleur ce qui représente un apport inédit pour ces publications et vient agrémenter la visibilité et la lisibilité des études exposées.
Certains auteurs abordent plus particulièrement l’engagement qui inscrit le plasticien dans le processus créateur. C’est le cas de Sentier, qui dans son texte intitulé « La part de l’ange », met l’accent sur le fait que les réalisations plastiques constituent des formes singulières d’engagement. Il souligne que l’artiste s’engage à placer sa pratique artistique au centre de son existence. Il voit dans l’élaboration d’une œuvre, dans le processus créateur en soi, un espace de liberté qui permet d’échapper aux normes sociales ou morales entre autres choses.
Les autres auteurs se sont intéressés à des démarches parfois plus radicales où l’engagement est affirmé, voire revendiqué. Si la plupart d’entre eux ont choisi d’étudier le champ des arts plastiques, dans quelques cas, ces réflexions touchent d’autres périphéries telles que la littérature, comme le proposent Laurette Célestine et Solange Bussy, également la sociologie de l’art par Bruno Péquignot, il est aussi question de cinéma sous la plume de José Moure. Ce dernier aborde l’engagement au cinéma et l’envisage comme un processus de transformation de la réalité filmée, en discours. C’est un cinéma lié au politique, qui se veut militant, contestataire, révolutionnaire, entre autres choses. Le cinéaste apparaît comme un historien matérialiste, un critique du présent, voire un filmeur de l’intime.
Laurette Célestine quant à elle s’intéresse à l’engagement protéiforme de Breyten Breytenbach, poète, romancier, essayiste, Africain, citoyen français depuis 1982. Ses préoccupations sont l’écriture et l’engagement politique. Il dirige un mouvement de contestation antiapartheid : OKELA, qui met en place des actions de résistance au service de l’ANC (Afrikans National Congress) de Nelson Mandela. L’auteure relate des faits visant à délimiter l’engagement de cet homme exilé en France et qui sera finalement arrêté en Afrique du Sud lors d’une mission clandestine. Et c’est là dans sa geôle qu’il écrira un certain nombre de ses œuvres parmi les plus poignantes.
Solange Bussy consacre son étude à un roman de Carlos Ruiz Zafón, publié en 2011, et intitulé El prisionero del cielo. Elle y aborde la politique de répression menée par les vainqueurs de la guerre civile espagnole à partir de 1939. Elle s’interroge alors sur la question de savoir dans quelle mesure l’imaginaire peut-il s’avérer une forme d’engagement par la récupération du passé traumatique d’une société. L’imaginaire littéraire s’envisage ici comme le lieu d’une liberté absolue.
Par ces deux études, on pose déjà les jalons permettant de situer dans quelles mesures des auteurs s’inscrivent dans une posture d’engagement à travers leurs créations, ici des œuvres littéraires. Solange Bussy évoque là encore cette idée de l’œuvre comme lieu de liberté. Ainsi, la réalisation permet de délimiter un espace autre, d’émancipation, où peut s’exprimer l’indicible, en l’occurrence dans les cas d’études déjà évoqués, une forme de trauma.
Bruno Péquignot, dans son approche sociologique de l’engagement artistique définis le créateur dans sa fonction sociale et politique qui tente de transposer l’incommunicable. S’il fait mention de Pablo Picasso, c’est surtout aux plasticiens des Antilles qu’il fait référence dans son texte. Il envisage le passé esclavagiste en Martinique comme matériau des artistes « pour éviter l’oubli et les refoulements, voire la dénégation collective, mais aussi pour comprendre le présent et construire l’avenir » (p. 157). De plus, il désigne l’œuvre comme un « catalyseur de pensée », et en ce sens engagée, car elle incite le spectateur à faire un travail critique.
Ainsi, l’engagement est-il abordé sous différentes formes, dans différents domaines et dans différents contextes par ce panel d’auteurs. Les territoires concernés, qui accueillent, abritent ces démarches, sont tout aussi diversifiés, puisqu’ils touchent des pays d’Europe, les États-Unis, l’Afrique, également les Antilles, le Brésil, la Réunion et la Polynésie.
Des textes qui sont consacrés à l’engagement dans l’acception de l’implication de l’artiste, celui de Richard Conte retient l’attention. Il y dépeint la pratique quelque peu insolite de Jean Paul Forest qui suture les rochers dans la forêt dense tahitienne. L’auteur analyse cette démarche singulière en confrontant l’engagement au « dégagement », non pas en termes de renoncement, mais plutôt d’invisibilité. Ces interventions se font dans l’immersion et l’isolement total, impliquent un engagement physique et évoquent la notion de temps. Ses réalisations nécessitent une durée certaine d’élaboration, puis le temps agit à nouveau dans le processus naturel de recouvrement et d’effacement, puisque tôt ou tard la végétation reprend ses droits.
Patricia Donatien porte son étude sur les sculptures en bambous de l’artiste guadeloupéen Michel Rovelas. Connu pour sa posture idéologique et son engagement politique, il l’est aussi pour son engagement esthétique qui se lie dans son exploration des systèmes de représentation, par le dessin, la peinture et la sculpture, qui retracent et revisitent en permanence l’histoire de la Guadeloupe.
Bruno Pédurand autre plasticien Guadeloupéen écrit sur sa propre démarche artistique qu’il entrevoit comme étant de l’ordre de l’engagement. Il est question là aussi d’un positionnement éthique et politique dans un premier temps, et aussi d’une interrogation des moyens plastiques dans l’œuvre.
Qu’en est-il de l’engagement pour les artistes-plasticiens réunionnais ? Telle est la question que se pose Isabelle Poussier. Elle retrace les formes engagées dans l’histoire de l’île, qui interrogent la mémoire, la singularité multiculturelle, l’affirmation d’une identité fragile. Dénonciation et ressentiment, ou indépendance interculturelle semblent dessiner les enjeux plastiques de certains artistes qui se considèrent comme des « révélateurs », plutôt que comme des créateurs.
Sophie D’Ingianni, quant à elle, aborde une artiste qui pratique la performance, la vidéo et l’installation. Il s’agit de Tania Bruguera, cubaine, qui a cette particularité d’utiliser son corps et celui des spectateurs comme support et véhicules de son engagement artistique et de son discours politique. Elle est fondatrice de l’Arte de conducta : l’art du comportement, consacré aux études de la performance et dont le programme porte sur l’art politique et contextuel. L’essentiel de son travail « s’oriente sur des questions d’engagement de pouvoir, de contrôle et sur des sujets politiques » (p. 188), précise l’auteur.
Hugues Henri porte son étude sur le Street art brésilien à travers l’artiste Anarkia Boladona. Cette dernière refuse la condition féminine telle que le patriarcat judéo-chrétien l’impose au Brésil, le premier pays catholique du monde. Cette pratique anartistique dans laquelle elle s’inscrit est un art transgressif qui s’approprie l’espace urbain. Cela représente des risques et incite à la désobéissance. En tant que picadora, qui signifie artiste de rue, elle dénonce les crimes sexistes et les mauvais traitements infligés aux filles et aux femmes brésiliennes. L’engagement réside dans sa démarche féministe militante. Elle fait preuve d’audace, car une telle pratique illégale implique une prise de risque.
Dominique Berthet intitule son texte « L’artivisme, une nouvelle forme d’engagement artistique ». Le terme artivisme, issu de l’association art et activisme, donne lieu à une création qui relève du politique, du social, un art contestataire et parfois subversif. Ces artistes rejettent le monde de l’art, sa marchandisation, les galeries et les musées. L’art doit être à la portée du plus grand nombre pour ainsi participer à la transformation du monde. L’auteur mentionne des collectifs d’artistes, des artivistes, tels que les Guerrilla Girls ou les Pussy Riots. Si le principe du collectif préserve l’anonymat, renforcé par le port d’un masque, pour autant, ces femmes sont passées du registre artistique au registre politico-judiciaire lorsque certaines d’entre elles furent arrêtées, jugées et condamnées. Le collectif, association de la création individuelle et de la création collective, représente un espace de résistance. L’auteur souligne la transdisciplinarité et l’organisation collective qui sont des aspects quasi obligatoires pour instaurer des rapports de force, face à la société, lorsque cela s’impose.
Valérie Arrault, quant à elle, propose une réflexion sur l’exhibition de l’intime. Il s’agit pour elle d’analyser, dans les pratiques artistiques, un processus de désacralisation de l’intime et de la pudeur. Elle souligne alors la « dé-limitation » entre la sphère privée et la sphère publique observée depuis les années 1960. Elle s’interroge sur la question de savoir pourquoi à partir de cette période assiste-t-on à un tel développement des figures de l’exhibitionnisme. Son étude s’appuie sur un panel d’artistes Dan Graham, Larry Clark, Nan Goldin dont les démarches s’inscrivent dans l’esprit du temps, à savoir : exister c’est se montrer. De fait, l’intime se montre, s’expose, et ceci de la scène quotidienne la plus banale renvoyant à une forme d’exhibitionnisme du soi jusqu’à l’acte sexuel. C’est là un fait artistique représentatif d’un phénomène de société indéniable qui démontre une rupture avec la pudeur d’autrefois, celle qui faisait la valeur d’un homme. C’est désormais la transparence, l’exhibition, et non plus la pudeur, qui sont preuve de sincérité. L’intime se montre également de l’intérieur par des dispositifs permettant une incursion, voire une immersion au cœur du corps, l’auteur site alors Niki de Saint Phalle avec sa sculpture monumentale Nana dans laquelle le spectateur est inviter à pénétrer comme dans un temple.
Dominique Chateau aborde le sujet d’un point de vue sociologique et ontologique. Il oriente sa réflexion sur une théorie des dispositifs relative à l’hybridation, la « déspécification » des dispositifs artistiques et à la mise en jeu du statut de l’artiste. Partant du principe d’André Rouillé qui distingue les œuvres-choses, des œuvres-dispositifs, Dominique Chateau décrypte les œuvres dispositifs qui sollicitent toutes les capacités sensorielles du spectateur et ses aptitudes à conceptualiser. Il fait allusion au street artiste Banksy à propos duquel il écrit : « L’engagement de l’artiste de rue qui fait usage du mur comme support plastique se heurte au vandalisme réciproque du prélèvement, aux discussions sur la propriété des œuvres, les propriétaires des murs en revendiquant la propriété et faisant appel à la police pour les protéger, tandis que la police est diligentée par la mairie de New York pour l’empêcher d’œuvrer […] » (p. 81). Toute la question étant de savoir s’il existe des endroits pour l’art et d’autres qui ne le sont pas.
Création et engagement regroupe un corpus de textes qui relève globalement des deux aspects fondamentaux de l’engagement dans sa relation à la création. Notons la richesse des indices bibliographiques mentionnés dans cet ouvrage et qui permettent aux lecteurs d’étendre davantage leur recherche sur le sujet, notamment pour ce qui concerne l’art dans sa relation au politique, sujet qui a donné lieu à de multiples publications ces dernières années. L’engagement de l’artiste se révèle dans son implication dans le processus créateur, par sa pensée et son action. Certains artistes engagés affirment quant à eux un positionnement, ils tentent de transmettre un message et de rendre compte d’un regard critique. Cette question de l’engagement soulève des interrogations quant au rôle de l’artiste et de l’art dans la société. Alors, peut-être, pourrions-nous, nous préoccuper également de la réception de ces œuvres par le spectateur et de l’engagement de ce dernier, comme l’évoque certains auteurs ici.

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