— Par Patrick Chamoiseau —
Des mondes inattendus
Dès la fin du XVème siècle, la projection coloniale de l’Occident sur l’ensemble de la planète, ajouta aux anciens mondes l’immensité des Amériques. Le capitalisme qui s’ensuivit, engendra une globalisation d’apparence essentiellement économique. Mais avec la distance, nous pouvons deviner qu’il s’est aussi produit un phénomène inattendu, resté imperceptible.
Pour l’envisager, contemplons le Chaos-monde actuel. Le poète Édouard Glissant l’a interrogé et l’a nommé Tout-monde. Partout, des polyrythmies existentielles se confrontent. Des temporalités improvisent en parallèle des contretemps et des reprises. Des extinctions subsistent en des cendres fécondes. Des ressources culturelles quittent leurs absolus pour s’épancher au bénéfice de tous. Partout, les inégalités, les racismes, minorations et autres ségrégations nourrissent des rébellions proclamées ou secrètes. Partout, les utopies du refus élargissent des espaces interlopes. Partout, la domination prédatrice suscite des lieux-communs – des conceptions très généreuses du monde qui se rejoignent dans une même ferveur. Partout, dans cette globalisation qui nous enferme et qui nous divise tant, rayonnent des échos-monde – ce sont ces femmes, ces hommes, ces œuvres de l’Art ou de l’esprit, qui répercutent un inventaire subliminal de la planète dans ses détails les plus infimes. Savoir entendre les échos-monde, c’est déjà percevoir une volée de mondes autres.
Partout, existent des pensées-monde et des usages-du-monde, des abandons-au-monde ou des refus-du-monde, qui s’ignorent ou qui se reconnaissent, et qui toujours dessinent des figures stimulantes pour nos imaginaires. Partout, dessous la trame concurrentielle des États-nations, se maintiennent des alliances magnétiques, transculturelles, transfrontières et trans-imaginaires, qui dressent une autre géographie. C’est vers cette pulsation-là qu’il nous faut nous pencher.
La mise en contact des hommes, de leurs cultures et civilisations, constitua un fait relationnel qui libéra nos individuations des vieilles emprises communautaires. Aujourd’hui, une multitude d’individus sillonne la planète. Ils sont forcés de se construire dans une solitude instruite de la globalité du monde. Ils changent de langues. Ils choisissent leurs dieux et leur terre natale. Ils se composent des familles de cœur au-delà des étroitesses du sang. Ils constituent un tourbillon d’agentivités individuelles, protéiformes, échappant aux communautés, échappant aux nations, échappant aux États, élaborant une globalisation autre. Je la vois transfrontière, transétatique, trans-devenirs, dans un arc-en-ciel d’associations, de coopératives, de mouvements, de plateformes, de fondations, d’organismes non étatiques, d’institutions horizontales, de fraternités non biologiques, de syndicats citoyens, de continuités d’imaginaires et d’orchestres de pensées… C’est vers cette vibration-là qu’il nous faut nous pencher.
Mondialité
C’est le propre de toute domination que de réduire la créativité de tous. Sans créativité, il est impossible d’échapper à une emprise totalitaire. C’est par la créativité que les victimes de l’esclavage de type américain échappèrent à ce que l’on avait fait d’eux. Le monde s’est enrichi de leurs musiques, de leurs danses, de leurs chants. Cela nous a donné la biguine, le calypso, le reggae, le jazz. Cela nous a donné des mondes, je veux dire : des élans pour l’esprit. Ainsi, dans leurs réalités geôlières, ces damnés de la terre avaient pu développer un état poétique : une sympathie du corps et de l‘esprit, capable de mettre n’importe quelle donnée du monde en relation avec n’importe quelle autre donnée du monde. Par contamination, des mondes se sont élargis dans leurs imaginaires.
L’état poétique est la voie d’accès majeure à un imaginaire de la Relation, et l’imaginaire de la Relation est la manière de vivre au plus près des possibilités infinies du réel. Les grands artistes disposent de cette faculté sans limites, c’est pourquoi la puissance culturelle, la puissance artistique, la vertu esthétique – et donc plus largement la puissance poétique – nous sont précieuses dans nos renouvellements. Elles nourrissent en nous l’esprit de création.
Seul l’état poétique peut transformer les territoires des États-nations en des Lieux. Le Lieu est un espace ouvert. Sa multiculturalité transversale transforme les contacts en rencontres fructueuses. C’est parce qu’il est une instance de rencontres que chaque Lieu appelle les autres Lieux et les rejoint jusqu’à former des mondes. C’est l’état poétique seul qui peut ériger notre esprit, notre corps, notre maison, notre pays, nos projets… en des Lieux politiques autant que poétiques. Notre planète peut devenir une mosaïque de Lieux politiques et de Lieux poétiques. C’est le seul moyen de transcender les nations, les États, les frontières, les individualismes mortifères. C’est le meilleur moyen d’instituer une éthique, une esthétique, une politique, où les Droits et les devoirs conforteront pour tous l’idée relationnelle. La mise en archipel de nos Lieux poétiques autorisera une multiplication de mondes en devenir et de mondes à construire : elle autorisera une projection de la Mondialité.
Ainsi, la Mondialité ne saurait être définie. Laissons-la vivante, abordons-la par indéfinitions. Que chacun l’imagine. Que chacune la fréquente en état poétique. Que chacun se la chante. Elle est sans doute l’autour de soi qui est déjà un monde. Elle est cette virtualité indéchiffrable de mondes qui outrepassent la mondialisation. Elle est l’égrégore planétaire que soulèvent les poétiques qui savent se faire tremblantes. Elle enveloppe et inspire. Elle se devine mais ne se donne pas. Elle nous rend solidaires dans la dignité de penser, la puissance de créer et le courage d’aller au devenir. Donc, ce qui nous manque, dans les feux du Tout-monde, ce n’est pas l’espérance – c’est une créativité libre, totale, pleine d’amour, enthousiaste et joyeuse.
Favorite, 23 septembre 2025
Source : IBRAAZ
