Congo Jazz Band

Par le Groupe de recherche Achac
Chaque année, le Festival des Francophonies, aussi appelé Zébrures d’automnes, réunit à Limoges des artistes francophones venus des quatre coins du monde. Pendant dix jours, musiciens, danseurs, poètes, et comédiens s’expriment à travers leur art et éclairent le monde contemporain. Pour la 37e édition qui s’est tenue en 2020, Hassane Kassi Kouyaté, metteur en scène et directeur du festival, a fait appel au romancier et dramaturge Mohamed Kacimi pour co-réaliser l’excellent spectacle Congo Jazz Band. Ponctuée de dialogues puissants et de musique essentielle, la pièce plonge le spectateur au cœur de l’histoire de la colonisation de l’Afrique et plus particulièrement celle du Congo. Après avoir été accueilli à l’opéra de Limoges, Congo Jazz Band sera prochainement joué en Belgique, à Namur et Bruxelles, au mois de février 2022. 

Hassane Kassi Kouyaté, né au Burkina Faso (avant les indépendances : Haute-Volta), a grandi dans le milieu du spectacle en Afrique et en Europe. Il devient metteur en scène et ses création sont jouées partout dans le monde. Dans ses œuvres, il s’intéresse particulièrement à l’histoire, à l’oralité et au conte. Lorsqu’il est nommé à la tête du Festival des Francophonies en 2019, il passe commande auprès d’un vieil ami, Mohamed Kacimi, romancier et dramaturge né en Algérie – alors sous domination coloniale française – afin d’écrire la pièce Congo Jazz Band pour l’édition de l’année suivante. En étroite collaboration, et s’inspirant de l’ouvrage Les Fantômes du roi Léopold, un holocauste oublié (1998) d’Adam Hochschild, écrivain et historien américain, ils réalisent une pièce historiquement rigoureuse sur l’histoire congolaise, de « l’acquisition » du Congo par le roi belge Léopold II jusqu’à l’assassinat de l’indépendantiste Patrice Lumumba.

 

Autopsie du crime colonial

À peine intronisé, le roi Léopold II – roi des Belges de 1865 à 1909 – n’a qu’une seule idée en tête : posséder une colonie, comme la plupart des pays européens, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, l’Espagne, les Pays-Bas ou le Portugal. Ne possédant pas d’armée suffisante pour mener des conquêtes, il achète avec sa fortune personnelle un territoire cinquante fois plus grand que son pays, le Congo. Il fait reconnaître cette terre comme l’État libre du Congo à la Conférence de Berlin en 1884-1885 et la considère comme sa propriété privée – ses habitants compris. Particulièrement violent et cruel, le roi des Belges est obligé de céder le Congo à l’État belge sous la pression internationale en 1908.

Le changement de tutelle ne changera en rien la vie des Congolais qui vont vivre désormais sous un régime d’apartheid et les richesses minières du Congo continueront à faire la richesse du royaume belge. Après près d’un siècle de violence, de travail forcé, de pillages et d’exploitation (ivoire, caoutchouc…), des Congolais s’insurgent et des émeutes éclatent à partir de 1959. Craignant que la situation ne dégénère, à l’image de l’Algérie où la France perd pied, la Belgique donne son indépendance au Congo, une indépendance fictive.

La Belgique rend aux Congolais leur liberté, mais entend garder la main sur toutes les richesses naturelles du pays (diamants, cobalt, uranium). Profondément détruit et déculturé par la colonisation, le pays n’a pas les moyens de son indépendance. C’est alors qu’émerge une figure incontournable de l’indépendance, la vraie : Patrice Lumumba. Il sera le premier chef de gouvernement africain à être élu démocratiquement. Dérangeant, il sera éliminé par les services spéciaux belges.

Dans Congo Jazz Band, bourreaux et victimes s’invitent tour à tour sur scène pour raconter ces crimes beaucoup moins « passés » qu’on voudrait le croire et cette longue histoire de la violence, en musique.

La musique et les mots

Les deux auteurs ont trouvé important de mettre la musique au centre de ce spectacle, musique dont la coordination a été confiée à Dominique Larose à partir de véritables titres de l’époque. Rythmée par de la Rumba congolaise, la pièce met en avant les chants qui ont été vecteurs d’émancipation et d’espoir aux moments les plus sombres de la colonisation et de la décolonisation du Congo. À une époque où les Congolais ne pouvaient ni lire ni écrire, les chants et la tradition orale occupaient une place centrale dans la mobilisation contre le pouvoir – beaucoup de Congolais ont d’ailleurs appris l’accession à l’indépendance via la chanson Indépendance cha cha, une rumba.

Tour à tour, les comédiens prennent alors le manteau (ou la moustache) des personnalités historiques qui vont déployer pour le spectateur l’histoire tourmentée et tragique du Congo et de ses habitants, soumis d’années en années aux atrocités de la colonisation, à l’hypocrisie des puissances mondiales et à l’oubli forcé d’une histoire étouffée et réécrite par ceux que cela arrange de ne pas regarder les choses en face.

Questionnements historiques et contemporains

Cette pièce invite les spectatrices et spectateurs à s’interroger sur les conséquences de ces événements sur le présent. Pour Hassane Kassi Kouyaté, faire ce constat permet d’appréhender le futur et de savoir « où l’on veut aller ». Il entend aussi mettre en avant des enjeux plus contemporains, tels que la parité et la place des femmes, sans lesquelles il ne peut penser l’histoire du Congo. La troupe de comédiens est donc parfaitement paritaire et, en opposition aux standards habituels, les instrumentistes sont toutes des femmes (à la batterie, à la guitare, à la basse) et le chœur est masculin.

Le metteur en scène se questionne également sur des enjeux du théâtre contemporain. Des Noirs peuvent-ils jouer des Blancs ? Il décide que oui, dans Congo jazz band, des personnages historiquement blancs sont joués par des acteurs noirs. Au-delà des questionnements dramaturgiques, ses choix nous invitent à interroger notre regard. Pour l’historienne et spécialiste des dramaturgies afro-contemporaines Sylvie Chalaye, le théâtre de Mohamed Kacimi et Hassane Kassi Kouyaté dynamite les attendus et travaille à une déconstruction des idées reçues, mais en exploitant surtout une autre vibration dramatique qui exalte la rupture et le court-circuite. Il s’agit pour eux de raconter l’histoire de l’Afrique et la relation coloniale autrement.

Après les indépendances se joue donc une autre dimension, une réappropriation identitaire, qui permet de décoloniser la forme et les thèmes, qui restaient finalement très inféodés aux modèles shakespeariens ou moliéresques. C’est le temps de l’émancipation où les dramaturges s’ébrouent du point de vue de la forme dramatique, allant notamment chercher une « identité plus africaine ».