Comment gâcher sa vie (avec style)

« WASTED », texte de Kae Tempest, m.e.s. de Martin Jobert, | Avignon off, le 11.Avignon

— Par Michèle Bigot —

Trois personnages en quête d’avenir, en recherche de sens, habités par la nostalgie de leur passé récent, mais hélas bien (ou mal) passé! Trois amis trentenaires en perdition se réunissent pour célébrer les dix ans de la mort de leur ami Tony. Le premier est un musicien en quête de reconnaissance, le second est prisonnier d’un « bullshit job » dans une entreprise minable et la troisième dispense des cours à des élèves défavorisés, encore plus blasés qu’elle. Les trois font un concours de ratage programmé et de nullité existentielle. Dis comme ça, on pourrait croire que le spectacle est aussi affligeant que le destin des personnages.

Or c’est le contraire qui advient. Les trois acteurs rivalisent d’auto-dénigrement, mais avec tant d’humour, tant de lucidité et tant de tendresse réciproque que ça devient attachant. Les dialogues sont ciselés, percutants et drôles. Le jeu des comédiens est parfaitement juste: chacun habite son personnage au point de le rendre follement présent. On rit, mais on rit jaune. La plaisanterie a un goût amer, mais la satire sociale qu’elle véhicule porte à tous les coups.

Kae Tempest, la grande prêtresse du spoken word, source d’une poésie orale pleine de lyrisme révêle ici une autre facette de son talent. Son texte témoigne d’une verve satirique, d’un humour corrosif sans renoncer à la déploration de la jeunesse perdue. Le texte en français énoncé par les comédiens est appuyé par des fragments en anglais projetés en vidéo. Le dialogue cède parfois la place au monologue dont la tristesse et le lyrisme sont soulignés par la musique invitée au plateau. Le réalisme des propos, leur crudité se marie sans heurt à l’évocation poétique. La désillusion se dit tantôt en termes bruts, tantôt en verbe lyrique sans qu’un regisre l’emporte jamais complètement sur l’autre. On a là au théâtre un équivalent de ce que le cinéma britannique contemporain peut offrir de plus mordant et de plus spirituel. La justesse du dialogue, sa vérité profonde sont impeccablement interpétés par des comédiens hors pairs. Grandeur et décadence d’une jeunesse qui ruine sa vie à coup de drogues et de beuverie, tout en croyant follement à l’amour partagé! Comment gâcher sa vie en dix leçons, si la beauté et l’amour ne viennent sauver ce qu’il reste à sauver!

Ce théâtre est celui d’aujourd’hui, théâtre réaliste, art du quotidien, propos chocs sur fond de musique et de poésie lyrique. Le naturel du jeu, des costumes et de l’expression font mouche. Pas une seconde de faiblesse ou d’ennui, une véritable réussite!

Michèle Bigot