Comme un rappel à Darmanin et aussi à nous-mêmes

« La République a aboli l’esclavage » !, n’est-elle que l’actrice principale?

— Par Gilbert Pago —

Cela se passe le jeudi 2 février, au colloque « Les Outre-Mer aux Avant-Postes », organisé par l’hebdomadaire Le Point à Paris. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, entre autres propos, proclame sur l’abolition de l’esclavage, ce qu’il considère comme une révélation : « C’est la République qui a aboli l’esclavage ». 

Cinq jours plus tard, le mardi 7 février, à l’Assemblée Nationale lors de la séance de questions au Gouvernement, il persiste et signe, en re-célébrant sa trouvaille : « La République a aboli l’esclavage par deux fois ».

A-t’-on nié chez nous Antillais·e·s, ce fait législatif incontestable, et que nos aîné·e·s, ont toujours célébré ? : d’abord le 4 février 1794 (16 pluviôse an II), puis le décret du 27 avril 1848.

Cependant, son propos tout enrobé de provocation, est largement réducteur sur ce que fut le combat pour éradiquer l’esclavage. Cette citation ministérielle s’oblige insidieusement et de manière maléfique, à balayer toute la complexité du processus qui a conduit à la fin de l’esclavage dit atlantique.

Cette prose s’habille rigidement dans ce positionnement idéologique qui prétend que l’histoire et la force civilisatrice ne viennent que de ces gens supérieurs que sont les Européens. Elle réduit, croit-elle, la revendication de quête d’identité, à une quelconque lubie qu’il s’agit déjà d’ignorer, voire sans doute, à réprimer. Ce responsable gouvernemental français n’a que faire de la reconnaissance due aux luttes pour la liberté et la dignité humaine qu’ont menées les esclavisé·e·s. La sensibilité mémorielle exprimée chez les colonisé·e·s, ne semble lui donner aucune gêne.

Pour abolir l’esclavage : en première ligne on trouve les esclavisé.e.s

Rappelons d’abord, ce fait lui aussi, incontestable : ce sont les esclavisé·e·s de la partie française de Saint-Domingue (future Haïti) qui en premier lieu, ont imposé l’abolition de l’esclavage, en août et septembre 1793. Elles et ils entraînent alors dans leur sillage, cinq mois après, le 6 février 1794 (16 pluviôse an II), la République française (La Convention) à abolir l’esclavage. Cette geste historique rappelle que l’initiative des esclavisé.e.s les avait placé·e·s dans toutes les Amériques colonisées, dès le début de la traite négrière au centre de la lutte pour mettre fin à l’asservissement.

Juste un excursus !: Alors que les populations noires se battent pour leur liberté, l’obsession des Conventionnels est aussi par ailleurs, de récupérer le renfort des esclavisé·e·s des colonies françaises du bassin caribéen contre les forces armées des Britanniques et des Espagnols. Ceux-ci sont leurs adversaires sur les deux bords de l’Atlantique

De plus, dans les territoires qui étaient encore ou avaient été colonisés par les Français, au dix-septième et dix-huitième siècles, reportons-nous aux dizaines de révoltes et luttes armées d’esclavisé·e·s, entre 1789 et 1795, à Saint-Martin, Guadeloupe, Marie-Galante, Dominique, Martinique, Sainte-Lucie, Saint-Vincent, Grenade, Tobago, Trinidad, Guyane. Cette résistance permanente faite de sabotages, ces révoltes incessantes, ces marronnages à la file, ces batailles rangées d’esclavisé·e·s et de Libres de couleur, ont fortifié la Révolution Française, malgré des défaites comme celle de Fédon à Grenade (1795), de Chatoyer à Saint-Vincent( 1795), de Fayance le général marron en Martinique ( 1789 et 1793), mais aussi avec des victoires comme celles de Rabot( 1795) avec Flore Gaillard à Sainte-Lucie, de Bellegarde à Fort-Royal en Martinique, de Delgrès et de ses compagnons et partisanes que l’on retrouve en Guadeloupe et sur d’autres îles de la Caraïbe.

Les lobies colons influent tant les républques que les monarchies

Alors après, survient Bonaparte, premier consul de la République. Il rétablit la servitude en 1802. Constatons bien que le Consulat, c’est aussi la république française ! C’est donc un régime républicain qui rétablit le joug. Voilà comme un petit hic au raisonnement de notre ministre ! En effet, Bonaparte n’est devenu Napoléon Ier, qu’en établissant l’Empire qu’à partir du 18 mai 1804.

Ce rétablissement de l’esclavage est un succès des lobbies esclavagistes influents et bien installés dans cette France républicaine, qu’il s’agisse de celle des Thermidoriens, puis des acteurs du Directoire et enfin des protagonistes du Consulat.

Ces groupes de pression représentent les importants intérêts des fortunes métropolitaines (en bonne place, les armateurs), et soulignent le zèle efficace des riches colons antillais (békés, commissionnaires, négociants), de ceux de l’île Bourbon (La Réunion) et de l’Isle de France (île Maurice). Ils ont tissé avec les autorités consulaires, de puissants liens qui font gagner leur cause.

Par La suite, les régimes monarchistes en France de 1815 à 1848, en trente-trois ans, tardent à appliquer la fin de la traite négrière, puis piétinent quant à l’amélioration du sort des Libres de couleur, et vacillent sur la liberté des mis·e·s-en-esclavage, car les lobbies colons gardent toujours le dernier mot.

L’internationalistion au 19e siècle, de la fin de l’esclavage, impulse la lutte 

Toutefois en cinquante ans, l’esclavage disparaît à Saint-Domingue/Haïti dès 1793. Il s’éclipse largement en Amérique du Sud à partir de 1810. Il est banni ensuite dans les colonies anglaises en 1833, dans les possessions suédoises en 1847, puis danoises et néerlandaises. Tout cela se passe avant la France qui elle, entre temps, est passée de l’empire à la monarchie.

On remarque toutefois que ni le Royaume-Uni, ni la Suède, ni le Danemark ne sont des républiques, mais des monarchies. La proclamation de la fin de l’esclavage ne se réduit certainement pas, à une simple problématique de régime républicain ou royaliste.

Il n’en reste pas moins que l’extension internationale de l’abolition est un des autres facteurs majeurs qui se sont imposés lors de la décision actée en France en 1848. Il ne faut absolument pas, comme Darmanin, se figer sur le seul acte législatif pour s’expliquer la fin de l’esclavage. Les régimes de l’Europe nord-occidentale marquée par la révolution industrielle, tant dans ses monarchies que dans ses républiques, font face à la montée des revendications nationales et libérales. Ils réalisent que la colonisation, à laquelle ils ne renoncent pas, mérite de réexaminer la question du travail servile. L’élargissement mondial des abolitions de la traite négrière et de l’esclavage, ne peut que peser de son poids dans les décisions administratives et législatives de l’État français.

Le mouvement abolitionniste avec libéraux, religieux, philantropes est une aide précieuse

La position des libéraux sur l’abandon du travail servile et la réorganisation du travail dans les colonies, est une des composantes du mouvement abolitionniste. Ce n’est, bien entendu, pas la seule composante, il y a auparavant, la démarche religieuse des Quakers dans les colonies britanniques, de certains catholiques dont Épiphane de Moirans (1682) ou l’Abbé Grégoire (1789) ou la Société française pour l’abolition de l’esclavage (1822). De plus, les idées des Lumières ont fait surgir les propositions de l’Abbé Raynal (1770 et 1780) et aussi la Société des Amis des Noirs (1788). Enfin les philanthropes, libres penseurs et francs-maçons (ex : Schoelcher), ont au nom de l’humanisme joué eux-aussi un grand rôle dans ce que fut l’action abolitionniste. Quand bien même, il n’y a pas à réduire cet important appui à la seule solution de l’extinction de l’infamie.

1808 à 1848, en Martinique : 9 insurrections en 40 ans, 2 grands mouvements des Noirs libres

Nous ne retenons pour ne pas élargir notre écrit, que le seul cas de la Martinique. On devrait présenter le même décompte pour la Guadeloupe et ses dépendances de Saint-Martin et de Marie-Galante, ainsi que pour la Guyane. Cette perspective permettrait de mieux prendre en compte, non seulement le caractère caribéen du phénomène dans le cas des colonies françaises d’Amérique, mais aussi la puissance du nombre de mobilisations antiesclavagistes.

Énumérons donc : Basse-Pointe (1807), Saint-Pierre (1811), Lamentin (1820), Carbet (1822), Saint-Pierre (1831), Anse Spoutourne à Trinité (1831), Grande-Anse soit Fond Massacre au Lorrain (1833), Basse-Pointe (1847), 22-23 mai 1848 (Saint-Pierre-Prêcheur-Le Carbet- Fort-Royal-Lamentin-Rivière Pilote-et c). Ce sont neuf insurrections en 40 ans soit une moyenne d’une insurrection tous les 4 ans 5 mois.

Et encore, nous n’additionnons pas la marche de Kina (1800), ni la répression des Libres de couleur (1823-182), dite affaire Bissette, Fabien, Volny avec ses 300 torturé·e·s, ses mis·e·s au bagne et ses déporté·e·s. Le drame des Libres de couleur favorise la liaison de leur combat pour l’égalité, avec la lutte pour abolir l’esclavage. Ce rapprochement en se renforçant dans les décennies 1830-1840, influe sur la conjoncture de la Guadeloupe et de la Martinique en 1848.

Insistons aussi sur la vigueur du marronage maritime vers Sainte-Lucie et la Dominique pour la Martinique, et vers la Dominique, Montserrat et Antigua pour la Guadeloupe soit plus de 4 000 esclavisé·e·s, environ donc près de 3% des populations mises en servitude, dans les deux colonies françaises.

Ajoutons à cela les actes de sabotage comme les incendies tant des cases à bagasses, des écuries, des purgeries, que de la mise à mal des chaudières ou des moulins, et c.

Tous ces mouvements sont l’expression de la colère qui existe dans un système en train d’exploser. Encore, une fois La Martinique esclavagisée est tumultueuse, comme le sont la Guadeloupe, la Guyane, la Réunion. La population est agitée. Les esclavisé·e·s donnent le branle. Pour les autorités les plus éclairées, il faut en finir. Les asservi·e·s sont au centre du combat, comme elles et ils l’ont extériorisé.

Juin 1848, La République officialise un état de fait : la liberté conquise par les esclavisé.e.s

D’ailleurs, dans le strict cas de la France en deuxième république, les actes d’émancipation du 23 mai 1848 pour la Martinique et celui du 27 mai 1848 pour la Guadeloupe, se réalisent avant que les populations antillaises ne connaissent explicitement la décision. On savait qu’un dénouement était en préparation, mais on était habitué aux promesses bafouées ou trahies comme déjà en 1802. On n’en avait ni le détail, ni le rythme concret, ni la teneur des débats, ni le poids des différentes thèses dont celles des esclavagistes encore très efficients. Serait-ce une loi ou un décret ? Il s’avère que ce fut un décret, daté du 27 avril 1848, mais inconnu à cette date à cause des délais de transport.

Quand il parvient aux Antilles à la date du 4 juin 1848, les populations esclavisées de Guadeloupe et Martinique s’étaient déjà libérées, impatientes devant ce qu’elles considéraient comme des atermoiements. Elles étaient crispées et révoltées devant les mesures répressives que prenaient, dans cette période, certains colons agressifs, ne voulant absolument pas tourner la page.

Retrouver notre passé historque, redéfinir notre mémoire, requestionner notre identité

La quête du passé historique s’affirme depuis plus de soixante ans, après l’échec flagrant du mythe, accroché à l’expérience de la départementalisation, du « Français à part entière ». Les générations nouvelles ne s’accommodent pas du déni dans lequel on a entretenu les populations des Antilles et de la Guyane.

Ces six décennies écoulées sont celles où on a valorisé nos créoles, en s’appuyant sur des recherches universitaires , et en les ancrant dans la rencontre avec les différents créoles de la sphère francophone.

Cette période contient le rehaussement des aspects que l’on avait méprisés de notre culture traditionnelle matérielle et immatérielle. Les nouvelles générations forgent de nouvelles aspirations pour dessiner un autre avenir s’aspergeant d’une relecture de notre passé et d’une reconnaissance de notre identité.

– Fort-de-France le 15 février 2023.