« Comme deux frères » : le théâtre comme résistance. Entretien avec José Exélis

— Propos recueillis par Roland Sabra —

Roland Sabra : Vous montez aujourd’hui «  Comme deux frères de Maryse Condé , qu’est-ce qui guide vos choix dans l’ensemble de ce que vous avez fait ces dernières années?

José Exélis : Des coups de cœur ! Il n’y a pas de carrière prédéterminée sur un choix de textes précis. Je disais à l’instant aux comédiens qui faisaient valoir que j’exigeais d’eux aujourd’hui des choses que je n’exigeais pas il y a quelque temps, que j’avais changé entre temps, que tous nous changions, que nous ne sommes plus aujourd’hui ce que nous étions il y a ne serait-ce qu’un mois. J’ai des coups de cœur sur des textes, des univers, des atmosphères à un moment précis et c’est le cœur qui me guide mais la raison n’est pas loin pour autant car je réalise qu’en dehors des essais que je fais, du roman à la scène ou du poème à la scène, dont on pourra discuter, il y a un théâtre de résistance qui m’interpelle. Quand je dis « résistance » il ne s’agit pas d’une résistance lapidaire ou identitaire mais d’ une résistance dans laquelle l’humain ne veut ne pas être confisqué veut se dire et dire à la face du monde qui il est. Le théâtre me paraît être un creuset pour exprimer cette résistance de l’humain à ce qui veut l’écraser. Cette résistance est le fil conducteur de l’ensemble des textes que j’ai choisis de monter.

Roland Sabra : C’est un théâtre qui s’inscrit dans le monde caribéen…

José Exélis : Oui et non. Oui, depuis que j’ai une compagnie subventionnée! Avant cela j’ai monté des textes d’auteurs, mais c’était à l’époque où je n’étais pas très bon! ( Rires)

Roland Sabra : Une autre caractéristique de vos choix est qu’ils portent sur des textes courts avec des pièces qui durent cinquante minutes, une heure rarement plus longtemps?

José Exélis : Je veux dire deux choses. A un moment, au début, j’ai monté des pièces fleuves, très longues au cours desquelles la moitié du public s’endormait au bout d’une heure! ( Rires) Sans doute parce que je manquais de métier. Il n’y a pas un choix délibéré de monter des pièces courtes mais il se trouve que j’ai voulu mettre en scène des pièces qui se sont trouvées être des pièces courtes.

Roland Sabra : Vous semblez aussi avoir une préférence pour des textes qui n’ont pas été conçus, à l’origine pour être joués ce qui nécessite une adaptation et complique votre tâche.

José Exélis : Je partage ce point de vue dans la mesure où je me rend compte , et je le disais il y a peu à des amis de théâtre j’ai fait ces derniers temps le travail du roman à la scène, du poème à la scène, de l’essai à la scène comme un travail de laboratoire. Comme dans tout travail de ce genre on se confronte à la complexité. Déjà qu’un texte de théâtre n’est pas facile à mettre en scène mais dans une adaptation il faut inventer en plus une dramaturgie, ce qui n’est pas une mince affaire. Mais je crois que ma démarche était motivée par un univers propre que j’avais, que j’apportais et qu’il m’était plus facile de le dire à partir de textes qui n’étaient pas des textes de théâtre. En revenant au bout de quatre ans à un texte d’auteur «  Comme deux frères », la véritable difficulté réside dans le respect, respect à la lettre, que l’on doit au texte écrit. On peut s’en détourner certes, mais quand un texte est écrit il y a obligation de respecter la dramaturgie, de raconter une histoire. Il faut faire entendre le texte, et quand je dis entendre ce n’est pas seulement l’entendre de la bouche des comédiens c’est aussi entendre ce que le metteur en scène à retenu dans sa propre lecture et qui doit transparaître dans ses choix, ses partis pris. Je suis heureux de revenir à ce type de travail qui me semble la base du travail théâtral. Il y a dans mon travail ce je j’appelle des métaphores corporelles qui sont parties prenantes de mon histoire personnelle, de mon vécu de mon histoire caribéenne, dans laquelle le corps se dit. Si le corps doit prendre le relais quand le verbe n’en peut plus, il se s’agit pas pour autant d’en faire une marque de fabrique, mais quand le corps est en scène il doit être poétique et dramaturgique.

Alors je reviens aux textes d’auteurs même si je ne m’interdis pas des incursions, voire des incursions têtues dans l’adaptation de roman. Avec Michel Richard on va faire entendre entendre en 2007 «  Le Vieux qui lisait des romans d’amour » de Luis Sepúlveda. Le texte ne sera pas incarné mais dit parce qu’il me semble que c’est la meilleure façon de faire entendre ce texte.

Roland Sabra ; Vous montez donc « Comme deux frères » de Maryse Condé qu’est qui vous a séduit dans ce texte?

José Exélis : C’est une longue histoire et comme je ne pratique pas la langue de bois, autant le dire : ça n’a pas été facile. Quand j’ai lu pour la première fois le texte de Maryse Condé j’y ai trouvé tout de suite des qualités indéniables, une grande richesse, des personnages forts, un réquisitoire d’une grande justesse parce que Maryse Condé n’est pas complaisante. Cela étant et l’auteure le reconnaît il y avait un peu « trop » de littérature. Le texte semblait trop écrit, trop fécond presque il fallait donc le réduire et retravailler sur le squelette. Il y a eu discussion bien sûr pour définir les périmètres d’intervention de l’auteur, du metteur en scène et de l’adaptateur puisque c’est là qu’est arrivé José Pliya qui a réussi un tour de force extraordinaire : tout en respectant le travail de Maryse Condé il a désossé le texte en allant à l’essentiel. L’écriture théâtrale de José Pliya est une écriture du non-dit, une écriture elliptique, dans laquelle on doit deviner, on doit décoder, on doit supputer les choses et ça, ça m’intéresse! Trop souvent le défaut des metteurs en scène caribéen est de vouloir trop dire, de surcharger le propos, je le dis sans complaisance, y compris moi. Il faut revenir à une sobriété qui laisse une porte ouverte au rêve, qui permette au spectateur de rêver faute de quoi on tue dans l’œuf l’essence même du théâtre. Entrer dans la logique du travail de José Pliya était pour moi, habitué à un théâtre d’évidence, une gageure. (Rires).

Maryse Condé, qui est d’une très grande exigence, qui déclare ne jamais s’être reconnue dans une adaptation de ses pièces, ou n’avoir jamais aimé la mise en scène de ses œuvres par défaut d’ « authenticité » dit-elle et bien Maryse Condé nous a fait ce commentaire qui vaut son poids : « Là, il se passe quelque chose! » Je prend ce compliment avec humilité d’autant plus que je tiens à dire que dans le traitement de « Comme deux frères », même s’il y a toujours cet univers de métaphores corporelles, de bascules intérieures et rythmiques, je me suis efforcé, d’être sur le texte. C’est-à-dire qu’est-ce que le texte me renvoie? quel est le sens? Y-a-t-il un sous-texte et si oui quel est-il? Un peu comme ce que nous avait montré Alain Timar l’an dernier avec « Fin de partie » et que j’avais beaucoup aimé. J’ai donc voulu être totalement au service du texte et il me semble qu’on l’entend.

Roland Sabra :Je reviens, si vous me le permettez, sur ma question. Qu’est-ce qu’il y a dans cette histoire de deux hommes, qui se connaissent depuis la communale, auteurs de mauvais coups, unis par des liens troubles comme semble le confirmer le dénouement, qu’est-ce qu’il y a donc qui a retenu votre attention?

José Exélis : En ce qui concerne la fin Maryse Condé ne nous donne pas de réponse claire, nettement affirmée. Elle nous laisse dans un incertitude. C’est vrai qu’on pressent ce que sera la suite. Ce qu’il y a d’intéressant dans l’adaptation de Pliya et que nous livre Maryse Condé c’est cette injonction : «  Continuez-vous même l’histoire », certes à partir des indices posés mais en essayant de renvoyer les spectateurs dos à dos. Et la fin que nous avons choisi, est une fausse fin, non pas une fin dramatique mais une fin poétique qui se veut ouverture sur un questionnement et non pas clôture, réponse fermée à une question posée. Le théâtre est là justement pour ouvrir des champs d’interrogations, pas pour donner des réponses. Ce qui serait pour le moins prétentieux. Tenir cette position implique de renoncer à faire l’unanimité à tout prix autour d’un spectacle. Si les spectateurs continuent de débattre après le spectacle nous aurons gagné notre pari la pire des chose étant qu’on ait rien à dire sur notre travail.

Pour répondre directement à la question que vous m’avez posée, je dirai que le texte m’a intéressé par les paradoxes, de l’humain, du sens de l’existence, paradoxes qui déjà dans IAGO était le cœur de mon propos. C’est à dire avoir conscience que l’Ange et le Démon qui nous habitent sont là à tout moment, dans la totalité de nos gestes. Rien n’est tout noir ou tout blanc. C’est beaucoup trop facile de dire de l’autre que c’est un con, un raciste etc. et qu’il s’en aille. La réalité est beaucoup plus complexe. On a des va et vient entre plusieurs pôles. Dans le texte de Maryse Condé il y a ces aller-et-retours entre amour et haine, indépendance et dépendance, possession et dépossession et c’est ça qui m ‘interpelle ne serait-ce que parce dans ma vie quotidienne avec celles et ceux avec lesquelles je vis je suis traversé par cette ambivalence et eux aussi le sont! Loin d’être un appauvrissement c’est une richesse inégalée qui multiplie les possibles dans la relation.

Roland Sabra : Le texte est aussi porteur d’une critique sociale…

José Exélis : Oui tout à fait. Ce qui est fort dans ce que Maryse Condé met en évidence dans « Comme deux frères » c’est cette position qui consiste à dire :  «Cessez de vous poser en victime, de faire reposer la responsabilité de ce qui vous arrive uniquement sur les autres. Vous êtes responsable de vos actes, de votre destin » Elle dit cela même si en filigrane de son propos elle dresse un réquisitoire en suggérant que ses personnages rêvent de ce qu’ils aurait pu être et de ce qu’ils n’auront jamais. Et c’est vrai que dans les Antilles francophones, singulièrement en Martinique nous avons trop tendance à dire : «  C’est la faute des autres, c’est la faute du colon, c’est la faute du blanc, c’est la faute du mulâtre etc ». C’est la faute de tout le monde mais jamais de nous mêmes. Je crois qu’il faut d’abord balayer devant sa porte avant de faire des reproches à l’autre. Et ça, Maryse Condé le dit crûment.

J’observe d’ailleurs cette irresponsabilité qui se manifeste dans certaines prises de paroles dans le pays. Et je veux dire pour être complet que, hélas je ne m’exempte pas de ce type de comportement et qu’il m’arrive moi aussi de verser dans ce travers. Et bien voilà ce que Maryse Condé dénonce avec force et sans aucune complaisance et qui ne peut laisser personne insensible en tout cas pas moi. Au delà même des oppressions que nous pouvons vivre au quotidien nous sommes partie prenante de ce qui nous arrive.

Roland Sabra : Vous évoquiez tout à l’heure les relations qui vous lient à votre entourage. Il y en a une qui dure depuis un moment., celle avec un comédien Gilbert Laumord.

José Exélis : Oui c’est une longue histoire qui a débuté en 1991. J’étais assistant à la mise en scène de « Une Tempête » de Aimé Césaire et Gilbert Laumord jouait le rôle de Prospéro et j’ai eu à le diriger. C’est un comédien d’une disponibilité totale, d’une humilité objective, surtout pas servile, parce que quand il n’est pas d’accord avec une proposition il sait réagir croyez-moi, mais il met totalement, ses qualités au service du texte , du plateau et du metteur en scène. Il y a ça chez Gilbert Laumord et puis il y a des échos de moi-même. Quand j’étais comédien j’avais tendance à anticiper sans cesse sur les demandes le metteur en-scène, tellement je voulais faire la preuve de ce que je pouvais faire. Je n’étais peut-être pas un grand comédien mais je me débrouillais très bien dans les rôles de composition. On ne me reconnaissait pas sur scène, je m’effaçais derrière le personnage mais j’avais une telle peur d’être pris en défaut que j’anticipais alors que je suis en réalité un comédien lent. Et Gilbert Laumord a une lenteur qui est intéressante et vous l’avez vu de manière très juste , quand on le bouscule on obtient rien, quand on veut lui donner un rythme qui n’est pas juste ou qui ne convient pas à tel moment du personnage, il n’est pas dedans. Mais quand on lui permet d’être dense et d’être dense y compris dans la rapidité, il trouve exactement ce qu’on lui demande de trouver. C’est un comédien que j’admire d’abord parce que c’est un silencieux alors que moi je suis un bavard, au moins théâtralement, et chaque fois qu’il y a un silence chez un comédien ça veut dire qu’il y a là à chercher, à creuser. Quand un comédien ne livre pas tout c’est qu’il y a quelque chose à gagner, il y a une réserve pour le metteur en scène et que tout peut être renouveler par rapport à quelqu’un qui livre tout trop vite. Et pui il y a du mystère chez Gilbert Laumord.

Roland Sabra : Une longue histoire avec Gilbert Laumord donc et avec une comédienne?

José Exélis : Non ! Je me pose la question du pourquoi! Et ce d’autant plus que j’ai été non pas auteur mais écrivain de théâtre. J’ai écrit cinq pièces et donc dans ces cinq pièces, que j’ai toutes montées, si les femmes ont été évoquées elles étaient jamais en scène. La seule pièce dans laquelle une femme apparaissait, c’était un fantôme!! C’est psychanalytique !! Donc jamais de lien de longue durée avec une comédienne, à part peut-être quelque chose qui s’est tissé avec Amel Aïdoudi depuis « les Enfants de la mer », elle a joué dans Moïse, puis une lecture et dernièrement dans « Départs ». Il n’y a pas de magie dans le travail d’un metteur en scène. Quand nous avons un semblant de talent et si nous en avons il vient à force de travail. Il n’y a aucun metteur en scène ici en Martinique qui ait fait d’emblée un chef d’oeuvre. Ça n’existe pas. Seul le travail existe.

Quand vous avez la chance d’avoir un comédien qui vous accompagne vous pouvez asseoir une esthétique de façon plus sûre. Parmi mes compagnons de route il y a donc eu Gilbert Laumord, Charly Lerandi, Amel Aïdoudi, et puis Ruddy Sylaire. Quand j’étais en résidence au Lamentin j’ai eu un long parcours avec Ruddy Sylaire que j’ai mis en scène deux ou trois fois mais on a aussi « commis » ensemble des mise en scène, dans le cadre du Théâtre de l’Histoire. Expérience au cours de laquelle on s’emparait de faits importants de l’histoire du Lamentin et on les mettait en scène avec l’aide de la population qui participait aux spectacles, dans un va et vient entre théâtre professionnel et théâtre amateur. J’ai longtemps fait ça pendant trois ans avec Ruddy Sylaire.