Claude Dauphin : « Musique et liberté au siècle des Lumières »

— Propos recueillis par Robert Berrouët-Oriol —

Le musicologue Claude Dauphin vit et travaille à Montréal. Auteur du livre de référence « Histoire du style musical d’Haïti » (Éditions Mémoire d’encrier, 2014), il vient de faire paraître à Paris, aux Éditions L’Harmattan, « Musique et liberté au siècle des Lumières ». Notre collaborateur Robert Berrouët-Oriol l’a rencontré pour une entrevue exclusive au National. 

Le National (LN) : Voulez-vous, Claude Dauphin, pour les lecteurs du National, situer votre parcours de musicologue (formation, principales publications, enseignement universitaire) ?

Claude Dauphin (CD) : Tout d’abord, un amical bonjour au lectorat du National qui me fait l’honneur de s’intéresser à mes récentes publications dans le domaine de la musicologie. Ma formation en musicologie s’est déroulée dans les années 1970-1980. Commencée à l’Université du Québec à Montréal, je l’ai poursuivie à l’Université de Montréal (maîtrise) et achevée à l’Académie Liszt (Université de Budapest) en Hongrie, par un doctorat. À sa suite, j’ai accédé à un poste de professeur à l’Université du Québec à Montréal, en 1988, tout en contribuant à différents enseignements ou directions de recherche dans le réseau universitaire français. Mes publications en musicologie touchent à trois champs. Je mentionnerai les principales pour ne pas entrer dans une inutile et ennuyeuse énumération. En pédagogie musicale, « Pourquoi enseigner la musique : propos sur l’éducation musicale à la lumière de l’histoire, de la philosophie et de l’esthétique » (Les Presses de l’Université de Montréal, 2011). En musicologie du 18e siècle, « Rousseau, musicien des Lumières » (Montréal, Éditions Louise Courteau, 1992), « La musique au temps des encyclopédistes » (Ferney-Voltaire, CIEDS, 2001, Prix Opus « Livre de l’année » du Conseil québécois de la musique), « Le Dictionnaire de musique de Jean-Jacques Rousseau : une édition critique » (Berne, Éditions Peter Lang, 2008), enfin « Musique et liberté au siècle des Lumières » (Paris, L’Harmattan, 2017), sur lequel je reviendrai dans la suite. En musicologie haïtienne, « Musique du vaudou : fonctions, structures et styles » (Sherbrooke, Éditions Naaman, 1986), et, peut-être le plus important, « Histoire du style musical d’Haïti » (Montréal, Éditions Mémoire d’encrier, 2014). Mon prochain ouvrage, « Musique, poésie et créolité », à paraître aux éditions du CIDIHCA au printemps 2018, reviendra sur la thématique haïtienne en analysant les liens que les poètes indigénistes ont souhaité établir entre leur écriture, la littérature et la musique.

LN : Votre « Histoire du style musical d’Haïti », paru aux éditions Mémoire d’encrier en 2014, représente l’ouvrage le plus considérable qui ait jamais été écrit sur la musique haïtienne et sur la diversité de ses pratiques. À la suite de cet ouvrage de référence, quel est aujourd’hui le projet éditorial de votre livre « Musique et liberté au siècle des Lumières » qui vient de paraître aux Éditions L’Harmattan ?

CD : Les livres se suivent, se ressemblent par leurs approches et varient par leur sujet tout en répondant aux trois domaines relevant de mes spécialités. « Musique et liberté au siècle des Lumières » porte donc l’insigne de mes travaux sur le 18e siècle. L’ouvrage traite d’une thématique fortement présente dans les écrits de Jean Le Rond d’Alembert, coéditeur avec Denis Diderot de la première grande Encyclopédie : le rapport de la musique produite par les compositeurs avec les goûts musicaux changeants des auditeurs. Ces derniers ont-ils la liberté d’accorder leur faveur à la musique qui leur plaît indépendamment des contraintes de leur société, des goûts en vigueur dans la nation à laquelle ils appartiennent ? C’est un peu comme soulever la question à savoir si le public haïtien d’aujourd’hui peut s’enticher d’un festival de musique classique européenne comme celui qui s’est tenu à Jacmel en octobre dernier ou se passionner pour le rap américain, diluant du coup son intérêt pour le traditionnel Konpa direk ou pour la musique Rasin.

LN : Pouvez-vous expliciter le titre de cette nouvelle publication ? Pourquoi avoir choisi de traiter le thème de la musique et de la liberté au siècle des Lumières lorsque l’on sait l’importance de ce siècle dans l’histoire de la pensée occidentale ?

CD : En 1752, à l’occasion de la tournée à Paris d’une troupe de musiciens napolitains, le royaume de France a frôlé une guerre civile tant les esprits se sont échauffés autour de cette question de liberté d’expression du goût musical. La majorité du public français, dont les intellectuels d’esprit cosmopolite, prenait parti pour la pimpante musique italienne alors que le pouvoir royal, la noblesse de tendance conservatrice, faisait valoir l’obligation de défendre le style national dans une musique souvent un peu raide et convenue. À l’occasion du tricentenaire de la naissance de d’Alembert, j’ai voulu revoir sous l’angle de cette question l’ensemble des écrits consacrés par cet encyclopédiste à « la liberté de la musique ».

LN : Quelle est la portée spécifique de la pensée de Jean Le Rond d’Alembert, philosophe et encyclopédiste français, que vous mettez en lumière dans votre nouveau livre ?

CD : La portée de la réflexion de d’Alembert est multiple et souvent inattendue. Je vous la présente sous deux angles. Le premier a rapport aux libertés que prenaient certains théoriciens et éditeurs pour rendre attrayantes, par l’image, au grand public, les règles souvent abstraites qui encadraient la théorie musicale. De là la grande richesse des volumes de l’Encyclopédie qui configurent la musique par des dessins tout à fait ingénieux consacrés à la reproduction des instruments de musique et des pièces de leur fabrication. C’est un peu comme si la connaissance de la musique haïtienne ne se limitait pas uniquement à la diffusion sonore, mais devenait l’objet d’un enseignement dans les manuels scolaires par la désignation des parties constitutives des tambours rada, petwo, kongo, des sections d’une flûte de bambou, de l’image des artisans au travail pour montrer que derrière tous ces instruments, dans la production de la moindre crécelle (rarabwa), il y a une conception et une élaboration rigoureuse. J’aborde ces notions de contrainte et de liberté relatives à la construction du savoir musical dans l’Encyclopédie au chapitre 4 de mon livre. 

Le second point d’intérêt que je choisis de présenter ici est le cas de Jean-Jacques Rousseau, philosophe mais aussi musicien, ce qu’on ignore trop souvent. Je me penche, au chapitre 3 du livre sur une petite mélodie de Rousseau intitulée « Chanson nègre », d’où le titre de ce chapitre : « … Une complainte d’esclave sur les quais de Paris ». Rousseau a composé cette chanson sur le célèbre poème en créole de Duvivier de la Mahautière, colon de Saint-Domingue. La Mahautière s’était inspiré lui-même des tourments amoureux du personnage de Colin dans le Devin du village, un opéra à succès de Rousseau composé en 1752. À la peine de Colin abandonné par sa fiancée, La Mahautière avait ajouté la douleur de l’esclave noir au cœur noué par un chagrin d’amour et au corps ravagé par l’asservissement. Émerveillé par cette actualisation de son opéra et par sa créolisation, Rousseau a voulu composer une mélodie adaptée à la prosodie de cette langue nouvelle, le créole, et faire écho à ce qu’il connaissait de la répression des protestants en France, dont il était lui-même, en évoquant dans sa mélodie un ancien hymne calviniste appris dans son enfance.

Le rapport de la musique au thème de la liberté est ainsi abordé sous plusieurs aspects dans mon livre dont le titre « Musique et liberté au siècle des Lumières » me semble pleinement justifié.

Propos recueillis par Robert Berrouët-Oriol

Montréal, le 5 janvier 2018

Paru dans Le National, Port-au-Prince, le 5 février 2018