Ary Chalus vs Guy Losbar, où l’art de la rupture consommée sans le dire ouvertement, mais à demi mot .
— Par Jean-Marie Nol —
Le slow dumping est un processus indirect et progressif par lequel un partenaire prend ses distances. C’est là exactement le cas de figure qui se profile entre le président du conseil régional et le président du conseil départemental de la Guadeloupe.La Guadeloupe donne aujourd’hui le sentiment paradoxal de consacrer une énergie considérable à penser son avenir institutionnel tout en dilapidant ce qui devrait constituer sa ressource la plus rare : le temps long de la vision prospective. Dans un contexte marqué par la désorganisation des priorités publiques et par une incapacité chronique à hiérarchiser les urgences économiques et sociales, le débat institutionnel semble avancer comme une évidence politique, alors même qu’il repose sur des postulats fragiles. Or, dans un territoire où la perte de productivité, l’inefficacité administrative et la mauvaise allocation du temps institutionnel coûtent cher, récupérer ne serait-ce que 10 % d’heures utiles pourrait suffire à relancer la croissance, créer de l’emploi et dégager des marges de manœuvre pour financer des politiques publiques plus ambitieuses et plus efficaces.
C’est pourtant dans ce climat que les exécutifs locaux poursuivent leur agenda. À Paris, Guy Losbar a multiplié les rencontres avec des personnalités nationales afin d’échanger sur l’évolution institutionnelle, dans le prolongement direct du dernier Congrès des élus qui a permis d’adopter à l’unanimité quatre résolutions structurantes qui s’appuient sur l’article 74 de la constitution. Dans le même temps, Ary Chalus, président du Conseil régional, s’est attaché à présider une nouvelle séance plénière, au cours de laquelle une communication a été présentée à la suite d’une réunion avec la ministre des Outre-mer consacrée au projet d’évolution institutionnelle et statutaire de la Guadeloupe. Le calendrier est donc clair, la mécanique politique bien huilée, mais la question centrale demeure : cette évolution est-elle réellement adaptée au moment historique que traverse le territoire ?
Les résolutions adoptées esquissent une transformation profonde du cadre institutionnel. Elles posent les bases d’un nouveau partage des compétences entre l’État et la Guadeloupe, revendiquent un pouvoir normatif étendu dans des domaines aussi sensibles que l’aménagement du territoire, le développement économique, la fiscalité, le droit du travail ou encore l’éducation, et exigent que ce chantier soit engagé avant même la finalisation du processus statutaire. À cela s’ajoute la demande d’une fiscalité locale propre, la capacité de lever et de collecter l’impôt dans le cadre européen des régions ultrapériphériques, ainsi qu’une garantie financière de l’État pour compenser les transferts de compétences. L’ensemble s’inscrit dans la perspective de l’article 74 de la Constitution, avec la création d’une collectivité unique dotée de symboles identitaires tels que drapeau, hymne, censés incarner une nouvelle étape politique. Dans les locaux de la Rue Oudinot, il a eu un très large débat, parfois houleuse. Le consensus entre tous les acteurs n’était pas acté d’avance. Mais si la majorité des élus du conseil départemental est d’accord pour faire évoluer le statut de la Guadeloupe , l’opposition persiste entre les tenants de l’article 74 et ceux de l’article 73 renforcé . « La méthode a été contestée. Déjà dans sa conception et son élaboration ces résolutions sont contestées par Ary Chalus et aussi curieusement par Victorin Lurel au diapason . « Le fait d’avoir choisi l’article 74 sans le dire aux élus, ni à la population, est une escroquerie intellectuelle et politique », a souligné le sénateur de Guadeloupe, Victorin Lurel. Pour ce qui concerne Ary Chalus lors de son intervention à la Plénière de la Région , ce dernier a déclaré sans ambages : « Je suis pour un article 73 renforcé. Jamais pour l’article 74 ! », et Ary Chalus de poursuivre «qu’il ne faut pas se hâter à changer de statut. Les conditions ne sont pas réunies .
« Les retours d’expérience partagés par des représentants de la Guyane, de la Martinique ou encore de Saint-Martin, où des modèles similaires ont été mis en œuvre, nous apportent des enseignements précieux qui appellent à la plus grande prudence. » .
« Nous aurons bientôt des élections municipales. Je vais inviter tous les maires de dire à la population que nous allons vers l’article 74. Je vais me battre pour qu’on le dise aux Guadeloupéens », lance Ary Chalus, selon Karibinfo, comme par défi. Manifestement le consensus sur cette question d’autonomie est loin d’être au rendez-vous.
Sur le papier, l’architecture paraît cohérente. Dans la réalité, elle repose sur une croyance persistante : celle selon laquelle le changement statutaire serait la clé capable de résoudre, à lui seul, les blocages structurels de la Guadeloupe. Cette conviction relève davantage de l’incantation que de l’analyse.Force est de constater que les élus convaincus par cette démarche de changement statutaire devront se saisir de leur bâton de pèlerin pour entamer un travail de pédagogie afin de sensibiliser ou « conscientiser » la population sur les bienfaits d’un territoire autonome par ces temps difficiles.
Souvent confondu avec indépendance, rupture ou désengagement de l’État, le mot autonomie fait parfois peur.
Pas besoin de faire appel à un institut de sondage, un simple micro-trottoir ou encore un sondage flash sur les réseaux sociaux en Guadeloupe montre que la notion même d’autonomie n’a pas bonne presse. Surtout dans ces temps difficiles où les élus sont accusés de corruption et de ne pas être à la hauteur sur des problématiques qui touchent leur quotidien. Comme l’eau, l’emploi, l’insécurité, etc. Depuis des années, des études sérieuses montrent que l’autonomie institutionnelle ne garantit ni économies d’échelle ni meilleure maîtrise de la dépense publique. Autonomie et endettement ne s’annulent pas ; ils progressent souvent de concert. C’est là le cas à Saint Martin dont les finances sont actuellement plombées par les difficultés notamment pour ce qui a trait aux avances de trésorerie consenties à hauteur de 25 millions d’euros à la compagnie air Antilles au bord du dépôt de bilan . L’île de saint Martin qui jouit de l’autonomie possède une économie largement tertiarisée (85 % des emplois). Par ailleurs, l’activité bancaire s’essouffle. En 2024, les concours bancaires atteignent 484,1 millions d’euros, en baisse de 21,3 % en glissement annuel. En parallèle, les actifs financiers placés dans les établissements bancaires sont en retrait et s’établissent à 529,4 millions d’euros (-5,4 % sur un an). notre étude d’impact des risques globaux pour la Guadeloupe montre que si le désengagement de l’État est une menace, d’autres risques semblent plus préoccupants, comme la démographie , le changement climatique, la sécurité des infrastructures énergétiques, numériques et de transport en raison du développement du narcotrafics. L’exemple de la Nouvelle-Calédonie est à cet égard édifiant : un territoire autonome, doté de larges compétences, mais aujourd’hui confronté à une crise économique et sociale majeure, marquée par un chômage massif, l’effondrement de secteurs clés, l’asphyxie des finances publiques et une dépendance accrue à l’aide de l’État, conditionnée à des réformes douloureuses.
Ce constat devrait inviter à la prudence, voire à une remise en question profonde du récit dominant en Guadeloupe. Or, c’est précisément là que le débat semble faire défaut. Le territoire compte de nombreux diplômés notamment en droit qui se prononce régulièrement sur l’évolution institutionnelle , mais trop peu d’économistes et d’intellectuels au sens plein du terme, capables de prendre de la hauteur, de penser contre leurs propres certitudes et d’inscrire la réflexion institutionnelle dans le contexte économique mondial et national actuel. La confusion entre diplôme et pensée critique est devenue un handicap collectif. Être diplômé atteste d’un parcours académique ; être intellectuel suppose une capacité d’analyse, de remise en cause et de production d’idées au service de l’intérêt général. Sans cette exigence, le débat se réduit à des postures idéologiques, souvent confortées par des logiques de rente, notamment dans une fonction publique sur-rémunérée, peu incitée à anticiper les transformations économiques à venir.
Or ces transformations sont considérables. La crise financière mondiale n’est plus une hypothèse lointaine. Des économistes comme Jacques Attali alertent sur l’explosion des dettes publiques, la fragilisation des États et la défiance croissante des investisseurs à l’égard des obligations souveraines. Dans ce contexte, les capitaux se concentrent sur quelques grandes entreprises jugées rentables, accentuant les déséquilibres. Parallèlement, l’intelligence artificielle bouleverse le marché du travail, menace des emplois qualifiés et non qualifiés, et impose une refonte profonde des politiques de formation et de développement économique. Ces enjeux majeurs sont largement absents du débat institutionnel guadeloupéen, comme si le changement de statut pouvait, par miracle, neutraliser des forces économiques mondiales d’une ampleur inédite.
Persister à croire que l’article 74 constitue une panacée relève donc d’un aveuglement politique. Non seulement l’autonomie ne protège pas mécaniquement contre la crise, mais elle peut, en l’absence d’un projet économique solide et d’une gouvernance rigoureuse, aggraver les vulnérabilités. La situation calédonienne montre qu’un territoire autonome peut se retrouver contraint de suspendre le remboursement de ses dettes, de négocier la conversion de prêts en subventions et de dépendre encore davantage de l’État qu’il prétendait émanciper. Comment, dans ces conditions, présenter l’évolution statutaire comme une évidence bénéfique pour la Guadeloupe ?
La véritable urgence n’est pas institutionnelle, elle est intellectuelle et stratégique. Il s’agit de reconstruire une capacité collective à penser le développement dans un monde instable, à intégrer les contraintes financières, technologiques et géopolitiques, et à évaluer lucidement les coûts et les bénéfices de chaque choix politique. Sans cette maturation, le changement statutaire risque de devenir un facteur de division et de fracture sociale, en opposant des promesses d’émancipation à une réalité économique de plus en plus contraignante. Faire de l’évolution institutionnelle un totem, sans en mesurer les risques, serait non seulement un non-sens économique, mais une faute politique majeure dont la Guadeloupe pourrait payer durablement le prix.
_ »Koko pa zabriko »._ (Il ne faut pas confondre coco et abricot).
Jean Marie Nol économiste et juriste en droit public*
