Ce que ne dit pas la polémique autour de Dieudonné

— Par  Guy Lubeth —
dieudo_reviso_luzJean Bricmont, dont Claude Morton nous a fait suivre l’interview postée sur Youtube, amalgame idéologie et histoire, principes formels et éthique de la discussion. Si on peut argumenter en faveur d’une éthique du tout-dire, on ne peut argumenter en faveur d’une indifférence à la souffrance historique d’autrui. S’il est justifiable de pouvoir se moquer de tout, il n’est pas souhaitable d’agresser autrui inutilement au nom de la liberté de se moquer. Car, ce faisant, on montre une indifférence envers le ressenti d’autrui, laissant libre court à cette haine irrationnelle latente qui nous habite tous. Et la haine est une passion et non un argument rationnel. Tout cela parait fort inquiétant. Défendre la liberté d’expression qu’on érige en principe absolu au-dessus de toute autre considération et qu’on assimile à une vertu républicaine cardinale, c’est de l’extrémisme, c’est de l’idéologie, c’est-à-dire un système d’idées purement formel qui exclue des éléments essentiels, tels que la compassion, de ce qu’être humain veut dire.
On ne peut donc appliquer un système d’idées, aussi exigeant soit-il en apparence, à des vécus de souffrance inouïe et à un projet mortifère que l’histoire n’arrive toujours pas à métaboliser, au point que nombreux sont ceux qui préfèrent sombrer dans la dénégation et nier que ces actes soient bien des crimes.
Sur cela se greffent des réseaux de culpabilité extrêmement complexes où les communautés se renvoient la balle de la responsabilité historique. Ainsi, le fait que l’Holocauste, à la différence de la Traite, se soit déroulé sur le sol européen a profondément déstabilisé l’Occident, qui jusque-là avait eu tendance à percevoir les crimes contre l’autre comme relevant d’un ailleurs géographique (Cortez dans le Nouveau monde, Faidherbe en Algérie ou Emile Jenssens au Congo belge) et d’un ailleurs éthique. Il s’agissait juste de lointaines colonies et des problèmes de leur gestion et de leur rentabilisation: quel bon Français connaissait et connait aujourd’hui le Code noir ? Tout cela s’appliquait là-bas et ne relevait pas d’une préoccupation immédiate. La Shoah, elle, s’est déroulée à quelques centaines de kilomètres de Londres, de Paris et du Vatican. Impensable.
On sait que la conscience occidentale, saisie par l’horreur d’Auschwitz, est travaillée comme jamais auparavant par des courants d’une violence symbolique extrême qui va de la sacralisation de l’historicité du crime (Loi Gayssot) à sa négation, (il convient, à cet égard, de revisiter le toujours actuel Discours sur le Colonialisme d’Aimé Césaire)  et, partant, ce bouleversement donne l’impression d’une immense ombre portée qui occulte tout le reste de la ‘kriminalpolitik’ occidentale, précisément à cause de la sidération que sa dénonciation provoque. Tout se passe comme si un trou noir intellectuel et spirituel engloutissait les autres holocaustes et, partant, rendait impossible leur reconnaissance.
Pourtant, il ne me semble pas souhaitable que les communautés qui se sentent niées en Occident se donnent come principale tâche de batailler contre les acquis mémoriels  obtenus par d’autres communautés. Cette approche concurrentielle crée une atmosphère détestable. Par certains aspects, elle rappelle celle qui précéda l’Holocauste des Juifs. On braque des projecteurs hostiles sur une communauté mais on se garde de rappeler qu’après les Juifs, sur sa liste macabre, Hitler inscrivait, entre autres, les Tziganes, les homosexuels et les handicapés mentaux (le ‘tour de noirs’ viendrait).  L’oubli de cette réalité trahit la sottise cruelle de ceux qui déplorent qu’Hitler n’ait pas « fini le travail ». Ainsi, pourquoi les mêmes, qui se disent panafricanistes, ne s’étonnent-ils pas de la collusion entre Nazis et Afrikaners?
Au milieu de ces débats moralement épuisants, ne conviendrait-il pas de s’interroger sur les racines de la frustration identitaire affichée par certains membres des communautés dites ‘visibles’ en Occident aujourd’hui?
Je ne crois pas que cette frustration tienne uniquement  à des questions mémorielles. Je dirais que la communauté noire, en particulier, continue d’éprouver une frustration subjective très forte avant tout parce qu’elle est exclue des centres de pouvoir réel à travers le monde. Elle est souvent réduite à un rôle de figuration dans sa propre histoire. N’est-il pas surréaliste que l’armée française doive intervenir aujourd’hui en Centrafrique comme aux pires heures coloniales pour « rétablir l’ordre »? On a la triste impression que, 60 ans après le début de la décolonisation officielle, il s’agit encore et toujours de gérer ce que les Anglo-Saxons appellent « the white man’s burden » le fardeau de l’homme blanc. Néocolonialisme? C’est bien de cela qu’il s’agit. Les effets de cette réalité sont sans doute très douloureux à regarder en face pour ses victimes. Mais cela justifie-t-il qu’il faille hypothétiser l’action occulte d’un ‘lobby juif’ pour expliquer la quasi-exclusion des noirs de la gouvernance mondiale? Nul ne doute que la destruction d’Israël et l’élimination du dernier Juif qui serait tenté de respirer à la surface de la terre déboucherait automatiquement sur un accroissement spectaculaire du pouvoir des noirs à travers le monde.
Par ailleurs, on ne peut négliger l’impact de la mondialisation sur ces questions. Il est clair comme le cristal que les grands gagnants de la mondialisation, pour l’instant, ce ne sont pas les pays européens, à l’exception, peut-être, de l’Allemagne, mais bien les pays asiatiques. Peut-être il-y-a-t-il des Juifs cachés derrière Dilma Rousseff, Manmohan Singh, Shinzo Abe, ou Xi Jinping… Où, à défaut, va-t-il bientôt falloir évoquer un nouveau ‘péril jaune’…
Même si elle a de nombreuses cartes à jouer dans cette mondialisation folle, l’Afrique reste en marge de sa dynamique. Indéniablement, tout comme Haïti, elle continue de payer une dette cruelle au colonialisme et à l’impérialisme occidentaux, mais, pour reprendre les mots du poète hongrois Sandor Petoefi, l’histoire n’attend pas « Les rêveurs, les pleurards à nacelles, Les amants de la nuit, des lacs, des cascatelles ». Au moment où nous parlons, l’Afrique est déjà l’enjeu des rivalités sino-nippo-coréennes. Une ruée vers les richesses du continent par d’autres que les Européens est déjà à l’œuvre. Les deals seront-ils gagnant/gagnant cette fois ?
Que se dit-il, au fond, derrière les rivalités mémorielles? Il se pose bien, comme il a été dit plus haut, la question du déficit de pouvoir et de puissance de l’Afrique sur la scène politico-économique mondiale.  Cette vulnérabilité est ressentie subjectivement par les Africains et les Afro-descendants comme une humiliation permanente. Cela explique, je crois, le caractère passionnel, voire irrationnel, du débat. Mais, plus symboliquement, il me semble qu’on assiste à une scène primitive maintes fois rejouée dans l’histoire de l’humain. Cette scène donne à voir une triangulation girardienne dans laquelle l’Occident occupe la position paternelle toute-puissante tandis que les autres communautés (les ‘frères’ noirs, juifs, arabes) continuent à se chamailler pour s’attirer la reconnaissance du père occidental. Les plaintes mémorielles renvoient à la très grande difficulté des communautés issues du choc colonial et vivant au contact de l’Occident à se penser comme autonomes et maitresses de leur destin et à échapper au pathos historique de la relation dominant/dominé. Les demandes lancinantes de reconnaissance s’inscrivent dans une logique historique de dépendance quasi métaphysique aux référents occidentaux, hors desquels il n’y point de salut. Si la mondialisation économique a des chances de consacrer la Chine comme référent décisif, le fond de l’air subjectif qui l’accompagne demeure résolument centré sur l’Occident.
En plus du processus de mondialisation, ce qui est venu compliquer cet entre-deux ou entre-trois décrit plus haut, c’est l’inattendue montée en puissance militaire d’Israël, qui a engendré une dissonance cognitive par rapport au statut de victime émissaire reconnu aux Juif au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il ne s’agit pas d’accuser les uns et les autres de confondre antisémitisme et antisionisme. Non, il s’agit de reconnaître la surcharge passionnelle qui grève la discussion sur ces questions. Nous devrions garder la tête assez froide pour ne pas nous engouffrer dans les simplifications abusives. Qu’Israël ait refusé de se conformer à de nombreuses résolutions de l’ONU et que cela fasse de lui un Etat hors-la-loi ne fait aucun doute. Car, renonçant à fonder son action sur le droit international contemporain, ce pays a clairement choisi de confier son destin au sort des armes. Il est condamné à une surenchère militaire sans fin. Il ne peut désormais se réclamer d’aucune légitimité autre que celle d’une fragile construction biblico-historique, le ‘Grand Israël’, lui-même arc-bouté sur la puissance géostratégique américaine. Il est sans doute possible d’argumenter pour ou contre Israël comme on le ferait pour tout autre Etat renégat. Mais il semble malheureusement extrêmement difficile d’empêcher que le débat prenne une tournure passionnelle et qu’il vienne s’étayer sur les vulnérabilités des uns et des autres. Il est, à cet égard, significatif et réconfortant que les associations qui militent en France pour la défense des Palestiniens (voir communiqué Association France-Palestine) aient tenu, elles, à se dissocier de Dieudonné Mbala Mbala.
Guy Lubeth, 14 janvier 2014