Ce que masque le voile.

— Par Jacky Dahomay —

Une nouvelle polémique, dont la France a obscurément le secret, oppose ceux qui défendent le droit qu’ont les mères de confession musulmane d’accompagner leurs enfants lors de sorties scolaires en restant voilées et ceux, à l’inverse, qui considèrent que c’est manifester une appartenance religieuse dans un cadre qui demeure scolaire, ce qui contredit en quelque sorte la laïcité. Le plus surprenant est que cette affaire a provoqué des réactions politiques et médiatiques d’une ampleur telle que cela a consterné les autres pays démocratiques et nous convoque inévitablement à penser le surgissement d’un tel événement et à saisir son sens véritable. Chose difficile, il va sans dire.

Il faut tout de même reconnaître que le système capitaliste néolibéral traverse une crise sans précédent, aussi bien sociale, économique que politique et culturelle. Ce déboulé des colères qui saisit les peuples de bien des régions du monde, déroute aussi bien les partis politiques que les syndicats ce qui rend leur lecture problématique. Des chefs d’Etat attisent les crispations identitaires pour voiler le phénomène. Tout se passe comme si nous étions bombardés de signes ce qui produit une déroute de la pensée dans un monde qui commence à sentir le brûlé. C’est comme si la « mondanéité » du monde s’étant délitée, nous avons du mal à entendre ce bruit sourd qui sort de ses entrailles. Me viennent à l’esprit ces mots du poète haïtien Antony Phelps : « Si triste est la saison qu’il est venu le temps de se parler par signes ! ». Il parlait bien sûr d’une autre époque. La saison actuelle est tout autre. Comme le dit François Hartog, le célèbre théoricien du « présentisme », dans une interview donnée à Médiapart : « Un des signes négatifs qui signale que l’on vit un ‘moment historique’ c’est précisément l’aveuglement, le fait qu’on n’y voit rien, qu’on n’y comprend rien. Dans ce que nous vivons aujourd’hui d’un point de vue politique, on est frappés par la confusion généralisée qui ne cesse de favoriser Marine Le Pen ». Si le terrorisme islamiste constitue un danger réel et tue des personnes, l’exploitation de sa peur par l’extrême droite nourrit en vérité la bête immonde qui, dans l’ombre, attend son retour.

C’est donc avec une certaine prudence que, dans cette confusion généralisée, Je propose une analyse. Dans un premier temps je tenterai de montrer que l’intensité des polémiques concernant les mères accompagnatrices voilées cache en réalité une crise profonde de l’école républicaine laquelle atteint un stade supérieur sous le ministère de Jean Michel Blanquer. Dans un deuxième temps il s’agira de comprendre que le signifiant voile ne renvoie pas à son signifié mais à un autre signifiant qui relève de la crise de l’identité républicaine française. Il se pourrait donc que les polémiques concernant les sorties scolaires voilent en réalité ce qui pourrait être une sortie sourde et voilée de la république.

1-Le voile sur l’école.

Alors que le Conseil d’Etat avait précisé que les parentes avaient le droit de conserver le voile car « les parents n’exercent pas la mission du service public d’’éducation, celle–ci ne peut être exercée que par l’enseignant », le Ministre de l’Education, Jean-Michel Blanquer, s’est senti autorisé à déclarer : « La situation est claire, nous souhaitons au maximum que cela soit évité, même si ce n’est pas interdit par la loi ». Etrange ministre, que ce Monsieur Blanquer ! Si ce n’est pas interdit par loi, pourquoi l’éviter « au maximum » ? C’est dire, si on veut être cohérent, que la loi est mauvaise et dans ce cas, il faut la changer. Tout cela manifeste à l’évidence une confusion au sein même de l’appareil d’Etat.

Le problème est que les deux camps, celui de ceux qui condamnent les mères voilées accompagnatrices scolaires et celui de ceux qui considèrent qu’elles ont tout à fait le droit de porter le voile dans ces circonstances, ont tous deux leur part de légitimité. En effet, si les sorties scolaires sont partie intégrante de la mission d’éducation dévolue à l’école on ne peut admettre que, dans cette pratique pédagogique, on tolère le port du voile qui est interdit dans l’espace de l’école. A l’opposé il y a ceux qui, comme la FCPE, disent tout aussi légitimement que puisque les mères ont été sollicitées en tant que parents elles ne sont pas soumises, comme le précise d’ailleurs la loi, au même droit de réserve sur l’affichage de signes religieux que les personnels agréés de l’éducation nationale. Les mères ont donc le droit de porter le voile dans les sorties scolaires. En réalité, si une contradiction paraît insurmontable c’est que le problème abordé a mal été posé.

Notons, avant de proposer une solution, que cette contradiction à première vue insoluble intervient dans un climat délétère qui insiste en France avec une montée incontestable de l’islamophobie. Celle-ci s’explique aussi bien par les attentats terroristes djihadistes que par le développement d’un nationalisme et d’un identitarisme de droite et d’extrême droite, tous (nationalisme français et radicalisation islamiste) issus, de la crise sociale, du délitement du politique, de la perte du sens du vivre ensemble, c’est-à-dire, en dernière instance, d’une identité authentiquement républicaine dont on ne peut que constater l’en allée au gouffre, même si elle veut se parer d’une forme de laïcité dévoyée. Il faut le rappeler : dans son effectivité historique, le républicanisme français s’est souvent accoquiné avec l’impérialisme et le nationalisme. C’est son impensé profond, sans aucun doute délictueux voire, mortifère. Dans plusieurs interventions dans des vidéos, François Sureau jette un regard lucide sur l’histoire de l’identité française, sur le rapport des Français avec l’autre et avec la liberté. Selon lui, ceux-ci ont toujours donné la prévalence à l’Etat sur la liberté et aux liberté individuelles sur les libertés des autres. Ainsi affirme-t-il : « Devenus profondément individualistes, cela ne nous gêne pas que la liberté des autres soit brimée dès lors que l’on respecte la nôtre propre. Cela signifie que nous avons perdu le sens proprement politique de la devise républicaine ».

On pourrait dire qu’une solution consisterait à supprimer l’interdiction de signes religieux à l’école. Disons-le tout net : en tant que républicain je défends cette interdiction. Quand j’étais membre du HCI présidé par Blandine Krieger, le président Chirac en 2014 nous avait demandé, ainsi qu’à d’autres instances, notre avis concernant l’interdiction des signes religieux à l’école. Après consultation de nombreuses associations et membres de la société civile y compris musulmans, nous avons opté pour l’interdiction des signes religieux. Chirac nous a suivi et promulgua en 2014 la loi interdisant les signes religieux à l’école. La rentrée de 2014 se passa sans aucun incident notoire, la loi était respectée. Pourquoi ai-je défendu cette loi interdisant les signes religieux à l’école ?

Il me semble que dans la mesure où dans notre république l’école est obligatoire pour tous les enfants, ces derniers viennent d’une société divisée en familles, groupes ou communautés, religieuses ou non, très divers. Comment une société si diverse peut-elle former une communauté unie dans un même lien social républicain, c’est-à-dire dans une communauté de citoyens ? C’est que cette dernière ne se résume pas à la société dans sa généralité, lieu de la diversification mais aussi de la division. Entre cette dernière et l’État il y une instance médiatrice, celle de la société civile qui ne se réduit pas comme le pensaient Hegel et peut-être Marx à la « société des besoins ». Autrement dit, dans une république démocratique, la société dans sa généralité se « civilise » c’est-à-dire est à la base de ce que l’appelle un contrat social. La société civile est le lieu où se développe un espace de discussion dans lequel les divers points de vue, les diverses options se confrontent mais dans un espace public régi par la rationalité en vue d’un bien commun. Celui-ci est construit et non pas donné comme le prétendent au fond tous les discours religieux. (Notons au passage que quand Netannyahou, sous la pression des Juifs orthodoxes, affirme que le fondement du lien chez les israéliens est d’origine biblique, il sort Israël de toute problématique républicaine. Mais il y a d’autres manières, sans doute plus subtiles, de sortir de la république ce qui selon moi se passe en ce moment en France). Bref, les acteurs doivent agir en tant que citoyens car pas de république sans citoyens.

Le problème est que, aussi, pas de citoyens sans république et on est là dans la dialectique de l’œuf et de la poule. On ne naît pas citoyen on le devient. Il appartient donc à la république de former c’est-à-dire d’instituer le citoyen. On naît français mais pas citoyen français, on le devient. Pas de république donc sans des instituteurs. Cela signifie, pas de république sans école républicaine. Une telle école ne peut être celle des parents ni celle de communautés diverses. L’école, n’est pas l’école des parents, c’est le lieu où les enfants deviennent élèves et que, dans les classes primaires en particulier, c’est le moment où l’enfant connaît grâce à l’école un « espace transitionnel » lui permettant de s’arracher à la mère afin d’accéder au savoir. L’école dans ce cas est avant tout l’école de la république avec ses lois intrinsèques

L’école donc procède à l’intégration républicaine et celle-ci, contrairement à ce qui est dit, n’est pas une assimilation. Il faut distinguer, comme nous l’avions fait au HCI, entre assimilation culturelle et intégration républicaine, entre identité culturelle et identité politique républicaine. Quand il accéda à la présidence de la république, Sarkozy refusa cette distinction et insista pour défendre l’assimilation culturelle et le fameux « Nos ancêtres les Gaulois ». Il créa le « ministère de l’identité nationale » ce qui me poussa à démissionner du HCI suivi en cela par Edouard Glissant. La France connaît, en raison de son histoire, une diversité culturelle (il y a des Juifs, des Musulmans, des chrétiens, des athées, des antillais, des gens issus de l’Afrique du nord et de l’Afrique sub-saharienne etc). Nous, Antillais de citoyenneté française, devons-nous renoncer à notre culture créole pour être citoyens français ? Cette diversité culturelle est une richesse et ne doit pas empêcher la construction d’un lien social républicain. La France est un pays en voie de créolisation, ce qui peut être positif, mais elle a du mal à l’admettre car cela trouble son imaginaire républicain traditionnel.

Cela signifie qu’il faut toujours faire un effort pour être républicain. Cela n’est pas un donné. C’est à l’école que l’enfant, en devenant élève, apprend à faire cet effort. Comme le disait Kant, l’école est une école forcée. Parce que l’élève n’est pas encore un citoyen, il ne peut le devenir que si l’école se coupe du milieu familial et des conflits et tensions qui taraudent aussi bien la société générale que la société civile. L’école n’est pas publique comme l’est la rue ou la place du marché. Sa publicité se manifeste par une certaine distance vis-à-vis de la vie publique. En ce sens, l’école n’est pas l’école des parents. Les enfants ont des parents, les élèves ont des maîtres. Or, l’école de la république est sortie progressivement de l’idéal républicain. Elle a du mal à accomplir sa mission, tel est le problème fondamental.

Il faudrait en vérité se demander ce que cache le voile. Cette hystérisation autour du voile déclenchée par cette affaire masque en réalité le vrai problème que pose les sorties scolaires et il ne s’agit surtout pas de vouloir légiférer par une loi interdisant aux mères voilées de jouer ce rôle d’accompagnateur. Le problème est autre : il faut se demander ce que doivent être vraiment des sorties scolaires dans le cadre de l’école républicaine. Ma position est claire : pas de parents dans les sorties scolaires car celles-ci relèvent du service public d’éducation que ne peuvent positivement accomplir que des fonctionnaires formés pour l’instruction publique. Le problème est que la loi fixe le nombre d’adultes devant accompagner les enfants lors de sorties scolaires. Or, surtout dans les banlieues défavorisées, il manque des auxiliaires d’éducation pour accomplir cette tâche. C’est où aussi on trouve beaucoup de femmes ne travaillant pas. Les mères, souvent musulmanes, ont été sollicitées et ont répondu favorablement. Elles ont donc pallié, bénévolement, le manque de personnels qualifiés pour cette fonction. Il y a là une défaillance de l’école de la république. On ne peut faire porter aux mères voilées ce qui relève d’une politique publique insuffisante en moyens concernant l’instruction publique. Il faudrait développer un corps d’assistants d’éducation mais sans donner à ces derniers un statut aussi délétère que celui des AESH, ce qu’avait dénoncé vivement d’ailleurs le député Ruffin lors d’une séance à l’Assemblée nationale.

On pourrait m’accuser de républicanisme rigide, de ne pas prendre toute l’importance du rôle accru que les parents pourraient jouer à l’école. J’ai été agréablement surpris d’entendre dans un média (LCP ?) une directrice d’école à la retraite, Mme Françoise Carton, défendre un point de vue similaire. Selon sa longue expérience disait-elle, les parents lors de sorties scolaires avaient surtout tendance à s’occuper de leurs enfants en particulier et elle défendait l’idée que seuls des personnels d’éducation devaient accompagner les élèves en sorties scolaire. Il ne s’agit pas d’exclure totalement les parents de l’école mais de redéfinir leur rôle. Nous avons assisté ces dernières décennies au renforcement de la présence et du rôle des parents à l’école. De même, on a voulu « ouvrir l’école » sur la rue, sur la « vraie vie ». La rue est alors entrée à l’école. On a oublié que la « vie scolaire » est aussi une vraie vie, mais autre. Il ne faudrait pas éloigner les parents de l’école, c’est clair, mais repenser leurs relations car selon certaines études le renforcement de la présence des parents à l’école a aussi accru les inégalités. Mais cela nécessiterait de plus longs développements. On pourrait aussi faire remarquer que la présence des mères musulmanes dans les sorties scolaires est une manière pour elles de s’ouvrir aux idéaux de la laïcité. Mais l’école n’est pas celle des parents. Il appartient aux associations de la société civile, comme celle des parents d’élèves, d’organiser en leur sein des débats et conférences sur la laïcité, quitte à faire venir des intervenants extérieurs, en particulier enseignants.

En résumé, ce que masque le voile, avec cette polémique centrée sur les mères voilées accompagnatrice des sorties scolaires, c’est la crise profonde que traverse l’institution scolaire en France. Rarissimes sont ceux qui ont perçu que le problème fondamental est celui de la place des parents dans ces sorties. L’institution va mal, les enseignants ne comprennent plus le sens de leur mission, certains se suicident. Blanquer poursuit sa réforme sans vraiment consulter les enseignants et leurs syndicats. Toutefois, il a eu un moment d’interrogation sur cette perte de sens et a cru bon de désigner aux enseignants l’exemple d’une enseignante exemplaire en la personne de Brigitte Macron ! (sans commentaires, bien entendu). Plus fondamentalement, le voile cache aussi une crise grave que connaît l’identité républicaine en France.

2-Tout ce que voile le voile.

Si j’ai tant insisté sur les sorties scolaires et l’école républicaine, c’est pour montrer que l’importance donnée à cet épisode d’une mère voilée lors d’une sortie dans un Conseil régional relève proprement d’un délire qui masque les vrais problèmes des sorties scolaires et qu’on ne peut réduire aux femmes voilées qui ont parfaitement le droit de l’être dans le cadre de parents accompagnateurs. Car ce n’est pas le voile qui pose problème mais la nature même de cette sortie qui vient pallier les défaillances de l’Etat et qui concerne tous les parents, voilés ou pas. Tout se passe comme si le signe voile ne renvoyait pas à son signifié mais à un autre signifiant. Quel est-il ? La France est la seule démocratie dite « avancée » qui connait autant de passions concernant le voile musulman. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Pourquoi à chaque fois cherche-t-on à légiférer depuis la déchéance de nationalité proposée par Hollande et la multiplication des lois d’exception ? Une inflation de lois signifie que la république est défaillante. Le signifiant voile exprime la haine des musulmans. L’identité républicaine française a toujours été taraudée par des principes et pratiques opposées. Le grand Jules Ferry, était raciste, parlait de races supérieures et de races inférieures, était surnommé « Le Tonkinois » en raison de sa passion colonisatrice. Tocqueville était pour le massacre des Algériens. Ernest Renan développait une première islamophobie, qu’avait déjà dénoncée Hannah Arendt. Il y a tout de même là un problème. Cette identité française a du mal avec la différence comme si l’égalité était une mêmeté et non une équivalence. J’ai entendu sur LCI un élu d’origine arabe sans doute mais à fort accent marseillais déclarer qu’il a dû abandonner son pronom Mohamed pour un prénom français car si on veut être français disait-il, il faut s’assimiler et prendre un prénom français. Didier Lejeune, sur la même chaîne, devant un Gérard Muller médusé, déclarait lui aussi que ce n’est pas seulement pour des raisons religieuses qu’il faut interdire le voile. Il faut selon lui s’habiller comme un Français, c’est cela s’assimiler ! Pour d’autres, il est nécessaire de proposer à tous les élèves du porc, si cela est prévu dans les cantines, sinon ce serait s’opposer aux principes républicains. Depuis quand y aurait-il une façon « républicaine » de manger ou de s’habiller ? Que de telles idées xénophobes et racistes dominent l’espace public, que Zemmour puisse continuer à pérorer à Cnews (nom américain?) sont encore un signe inquiétant. Le plus surprenant est que la France est le seul pays au monde qui prend sa particularité, en tant que formation sociale, comme un universel et qui se définit comme « pays des droits de l’homme » ce qui est historiquement tout à fait faux.

Force est donc de constater qu’il existe une véritable phobie du voile qui s’articule à une phobie de l’Islam. Notons que ce mot phobie renvoie plus à un pathos qu’à la raison. Je connais Henry Pena Ruiz et je peux témoigner qu’il se revendique d’une république sociale et laïque et qu’il n’y a chez lui ni racisme ni xénophobie. Mais ses interventions sur l’islamophobie et la critique de l’Islam comportent à mon sens deux maladresses :

1) il ne distingue par rigoureusement critique d’une religion et phobie d’une religion.

2) Il ne prend pas en compte l’importance du développement de l’islamophobie en Europe et ailleurs dans le monde.

La phobie des religions a précédé en France et en Europe la critique des religions. Cela a donné les guerres de religions qui ont ensanglanté la France. Au XVIII° siècle, avec le développement de la presse écrite et des libelles, s’est développée, dans la société civile qui émergeait, une critique des religions, et ce fut l’œuvre des Lumières. C’est cette maturation de la société civile qui donnera la Révolution française et la chute de l’Ancien régime. Dans la société en sa généralité, les phobies dominent l’espace propre à la critique rationnelle. Notons que certains philosophes des Lumières, dans leur critique du christianisme, font l’éloge de l’Islam. Il va falloir attendre le XIX° siècle, avec les théories racistes qui se systématisent, pour qu’un Renan, conseiller de Jules Ferry, développe des idées nettement islamophobes. Cette période correspond bien sûr au développement du colonialisme surtout en Algérie, où les colonisateurs français vont s’amuser à dévoiler les femmes musulmanes. Les théories racistes et nationalistes françaises ont profondément influencé le grand théoricien nazi que fut Carl Schmitt. Il le dit lui-même : c’est un ambassadeur espagnol en France, Donoto Cortes, qui lui a fait découvrir des gens comme Louis de Bonald, ce grand adversaire de la Révolution française. A ce sujet, on pourrait aussi comprendre que Vichy n’est pas un accident de l’histoire française mais un possible de sa tradition républicaine. Pour cela, il faut prendre au sérieux ce que dit Gérard Noiriel dans Le venin dans la plume : « L’antisémitisme et l’islamophobie ont la même racine discursive ». Fait significatif, ce dimanche 27 octobre, nous apprenons que le parti néonazi, allié a Pegida, (parti ouvertement islamophobe), devance dans des élections régionales à Thuringe, la CDU d’Angela Merkel !

Si aujourd’hui on reconnaît le passé colonial en France, on se demande rarement si une colonialité n’a pas continué à dominer aussi bien le pouvoir qu’une certaine culture dominante. Comme l’affirme Olivier Le Cour Grandmaison dans une interview donnée à Mediapart, « ce passé colonial et islamophobe n’est donc pas un passé passé. Bien au contraire, c’est en quelque sorte un passé présent qui est actualisé et mobilisé par celles et ceux qui estiment que la religion musulmane et ses adeptes sont autant de menaces majeures pour la France et les institutions républicaines ». Si j’ai utilisé l’expression de Jacques Lacan « un signifiant qui renvoie à un autre signifiant » c’est pour montrer que cette obsession, ce délire en France concernant le voile et l’islam, renvoie, sans doute pas à un inconscient au sens freudien du terme, mais à une sorte d’impensé (le refoulé du passé colonial) qui taraude l’identité républicaine en France. Celle-ci décidément a du mal avec l’altérité. Édifiants, sont à cet égard, des propos tenus par un avocat, Jean-Louis Leborgne, sur LCI : « le voile est l’affichage d’une altérité. Cela contredit l’unité collective… C’est un refus de la fraternité… La vraie fraternité, c’est quand il n’y a pas de différences ». Une telle conception, absolument inadmissible concernant la fraternité, n’a pas semblé choquer les participants à cette émission ! On croyait, à juste titre, que la fraternité, c’est l’acceptation de l’autre dans sa différence. La république, c’est le lien dans les différences. Le nationalisme, c’est l’identité essentialisée, c’est l’ablation des différences. Étonnez-vous par la suite que des gens issus d’une culture minoritaire ait le sentiment qu’on les exclut de l’identité collective républicaine. Cela peut produire chez eux, surtout s’ils proviennent de milieux défavorisés, une souffrance, une quête identitaire malheureuse, pouvant verser dans un radicalisme mortifère. En vérité, que m’importe que l’autre soit voilé si son visage ne l’est pas ? Comme l’a montré Levinas, c’est le visage de l’autre qui sollicite en moi un sentiment d’humanité. La fraternité, c’est le sentiment d’appartenir à une commune humanité. Ce que signifie au fond le troisième terme de la devise républicaine, toujours dénaturé par l’extrême droite. On peut ne pas partager les idées politiques de François Bayrou mais sur France-inter il a dit des choses éclairantes : « La laïcité est la règle pour qu’on puisse vivre ensemble…pour qu’on se respecte dans ses différences, dans la compréhension des différences…quand je vois une mère qui porte le voile, je vois tout d’abord la mère, pas le foulard ».

Comment donc expliquer cette montée de la xénophobie en France ? Tout se passe comme si surgissait un effondrement de l’ordre symbolique républicain permettant l’explosion de ces pulsions négatives. Quel pourrait être ce qui fragilisait cette dimension symbolique ? La psychanalyste d’origine martiniquaise, Jeanne Wiltor, dans un livre qui vient de paraître et qui a pour titre Mais qu’est-ce donc un Noir ? (Éditions des crépuscules) analyse le cas des Antilles. Elle s’interroge sur les conditions coloniales du surgissement d’un ordre symbolique fondé sur la langue française et sur le mode de refoulement de la jouissance. L’ordre symbolique républicain traditionnel ne comporte-t-il pas des failles, surtout quand il s’agit de l’appliquer à des groupes ou des communautés particulières comme c’est le cas dans les banlieues ? La question reste posée. Dans tous les cas, il se pourrait que l’ordre républicain français comportait un certain nombre de failles que l’évolution actuelle de nos sociétés, avec la crise du néolibéralisme, venait bouleverser. On assiste à une poussée du mécontentement populaire exprimée par les Gilets jaunes mais c’est le monde entier qui a l’air de se « gilets-jauniser ». Mais ce qui aussi se donne à voir, c’est l’affaiblissement des partis et des syndicats donc des « corps intermédiaires » c’est-à-dire d’une composante essentielle de la société civile. De surcroit, le développement de l’internet bouleverse les médias traditionnels, crée des communautés numérisées dont les échanges mettent en avant surtout des affects et surtout produit une nouvelle subjectivité, « subjectivité numérique ?» caractérisée par le repli sur soi, l’individu triomphant de la personne (Emmanuel Mounier disait que c’est la personne qui doit triompher de l’individu) ayant du mal à former société et à donner du sens au vivre ensemble.

Ajoutons à cela le rapport à l’État. La conception de l’État en France hérite de celle de Louis XIV et de Colbert. Le roi Soleil a construit une conception purement administrative de l’État qui s’opposait à d’autres conceptions de l’État de justice qui se développait dans la Hollande de Spinoza et en Angleterre. Cette conception administrative au détriment d’un État de justice s’est poursuivie dans le régime républicain en France. D’où l’extrême importance donnée aux pouvoirs des Préfets. Macron est celui qui a renforcé la subordination d’une partie de la justice, le Parquet, au pouvoir exécutif et les perquisitions exceptionnelles dont a été victime la France insoumise en sont des manifestations évidentes quoi qu’on puisse penser de Mélenchon. Macron ne cesse d’affaiblir les corps intermédiaires comme s’il voulait avoir affaire directement avec la société dans sa généralité. Je m’inspire de Rousseau pour cette dernière expression. Chez Rousseau en effet, l’état de nature n’est pas un état de violence. Le contrat social ne part pas donc de l’état de nature mais de la « société générale » dans laquelle l’homme peut être un loup pour l’homme. Mais il n’y a pas encore chez Rousseau une théorisation de la société civile. Il va falloir attendre Hegel et Marx. Quand Macron affirme que la lutte contre le terrorisme islamiste doit être l’affaire d’une « société de vigilance » outre qu’il affaiblit les institutions judiciaires et policières, il fait appel à ce qu’il y a de plus dangereux dans les passions qui peuvent tarauder la société française dans sa « généralité ». Il prépare d’ailleurs l’avancée du RN. Dans une tribune publiée dans Le Monde, Mireille Delma-Marty va plus loin. Elle parle de « république numérique » : « Le gouvernement risque de donner un nouveau coup d’accélérateur aux glissements de l’État de droit vers un État de surveillance(..) ou de suspicion car il affaiblit les libertés à partir d’un soupçon quasi permanent » et elle précise qu’il y a un risque de glissement d’un « État de surveillance » à une « surveillance sans État ».

Ce tableau est bien sombre, je le reconnais. La république en France va très mal, je ne l’avais jamais vue dans un tel état. Les institutions sont en crise. Des enseignants se suicident, des policiers aussi, la santé publique se désagrège. Il faudrait vraiment se demander si le macronisme n’est pas le stade ultime en France de la sortie de la république. On fait de l’Islam un danger pour la république en posant l’équation : terrorisme=islamisme=Islam. Comme si de l’un à l’autre la conséquence était bonne. La peur affecte la pensée. On oublie que toute radicalisation théologico-politique a une cause fondamentalement politique même si elle s’élabore dans le langage d’une religion réinterprétée. Pensons à ce radicalisme religieux qu’on a appelé « l’augustinisme politique » et qui a influencé, dans la crise des années trente, des intellectuels allemands comme Heidegger et Schmitt, ces penseurs pronazi. Posera-t-on l’équation christianisme=nazisme ? On évite ainsi de s’interroger sur les causes politiques et sociales de la montée de l’intégrisme religieux. Il s’agit pour des républicains authentiques de refonder la république en France à partir d’un regard lucide jeté sur son histoire. La république établit un lien collectif fondé sur le droit et des principes communs. C’est donc une identité politique. Certes, la nation ne se réduit pas un contrat et peut-être même qu’il faudrait « sauver la société » mais comment ? En comprenant que même dans sa généralité, il n’y a pas que du négatif dans la société. Car à ce niveau, les cultures se parlent, s’interpénètrent et le rôle des arts (y compris danse et littérature) est ici fondamental. La France ne doit pas être inquiète de sa créolisation en devenir. En ce sens, il faut être attentif à ce que disent des auteurs antillais comme Glissant et Chamoiseau. La relation est surtout ouverture à l’autre.

Jacky Dahomay