Dans son dernier roman, « Du Morne-des-Esses au Djebel« , Raphaël Confiant interroge la place des soldats antillais dans la guerre d’Algérie, nuance l’engagement fanonien de ses pairs et revient sur la question identitaire. Rencontre.
Marianne : Vous êtes romancier, vous écrivez aussi des polars, des contes mais vous n’êtes pas historien. Or, avec Du Morne-des-Esses au Djebel vous romancez l’histoire, comme vous l’avez déjà fait dans Le Bataillon créole et L’Insurrection de l’âme, Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex. Pourquoi prendre ce pari risqué ?
Raphaël Confiant : Il faut éviter la routine. Nous, écrivains, sommes sans arrêt menacés, guettés par elle. C’est pour cela que je m’efforce, même si le roman est mon genre favori, d’en explorer d’autres. S’agissant de ce roman sur les Antillais dans la guerre d’Algérie, de celui sur Fanon ou du Bataillon créole qui parlait de la participation des soldats antillais à la Première guerre mondiale, je me suis rendu compte finalement que le roman et l’histoire pouvaient aisément faire chemin commun. Pourquoi ? Parce qu’aux Antilles, les archives ne sont pas aussi complètes et accessibles que dans l’Hexagone.

La guerre d’Algérie, aujourd’hui lointaine, a laissé des traces dans l’imaginaire antillais, largement occultées aujourd’hui par l’immense figure de Frantz Fanon. Ce dernier, en effet, a eu une trajectoire de vie fulgurante marquée à la fois pas un engagement aux côtés des Algériens qui réclamaient leur liberté et par des livres tels que Les damnés de la terre (1961) qui ont rayonné à travers le monde entier. De la Palestine au Québec, des ghettos noirs américains aux Républicains irlandais ou aux Tamouls du Sri-Lanka, la parole fanonienne a ensemencé durablement nombre de luttes pour la dignité.
Après Le Talisman de la présidente signé par Corinne Mencé-Caster, voici L’Enlèvement du Mardi-Gras de Raphaël Confiant. Deux ouvrages sur l’affaire dite du Ceregmia qui a défrayé la chronique martiniquaise ces dernières années. Dans les deux cas, plutôt que de produire un compte-rendu des faits qui aurait pu être discuté, critiqué, l’ancienne présidente de l’ex-Université des Antilles de la Guyane et celui qui, en tant que doyen de la faculté des lettres, fut à la manœuvre à ses côtés, ont préféré chacun la forme du roman à clé qui permet toutes les fantaisies, toutes les approximations, le but n’étant pas de dire la vérité mais de présenter un plaidoyer pro domo en exagérant les torts de l’adversaire et en gommant soigneusement toutes les fautes, toutes les irrégularités commises par son parti (comme par exemple le fait de bloquer l’accès à l’université).Tout cela pour finir par un appel au lecteur invité à compatir au sort de deux héros, pures victimes du conflit, la première si épuisée par le combat qu’elle ne put assumer davantage la charge de la présidence (alors qu’elle était tenue de laisser la place à un autre), le second « sujet à de fréquents et violents maux de tête » et « conscient de bâcler ses livres depuis quatre ans »
Autobiographie imaginée d’un Martiniquais dont l’oeuvre et la trajectoire marquèrent l’histoire non seulement de l’Algérie et du Tiers-monde, mais aussi du monde entier : Frantz Fanon, le «guerrier-silex» comme le définissait son compatriote Aimé Césaire.
Il n’existe pas d’hommes qui soient vertueux à tous les moments de leur existence. Plus une personnalité politique, intellectuelle ou humanitaire s’exprime dans la durée, plus il risque de dévier aux valeurs qui l’ont construite. Et, dans le cas contraire, plus elle a des chances de se rattraper. Je l’ai récemment relevé pour Gandhi qui s’était révélé un théoricien raciste avant de devenir l’humaniste qu’on a connu. J’ai ainsi comparé le jeune disparu Frantz Fanon, à l’image immaculée, et le vénérable Aimé Césaire, dont la dernière phrase n’avait pas franchement ravi tous ses fidèles : « Nous avons besoin de vous [la France] car c’est grâce à vous que nous survivons ». Reste que le buste de Gandhi continuera de siéger dans la ville de Césaire alors que, chargée par de faux historiens, Joséphine n’y a pas droit de citer. Mais les critiques qui visent l’écrivain Raphaël Confiant tiennent à ses sorties de route, pas à sa longévité politico-littéraire. De sorte que bien de ceux qui ne supportent pas les écarts de l’homme public restent amoureux de son œuvre.

Article à paraître dans le numéro 15 de KAZ A SYANS, bulletin du Centre de culture scientifique, technique et industrielle de la Guadeloupe ARCHIPEL DES SCIENCES. 