Caraïbes : le rêve souverainiste à l’épreuve du réel

Quid de la crédibilité de l’indépendance de la Martinique et de la Guadeloupe en question vu la nouvelle donne géopolitique et économique mondiale ?

— Par Jean-Marie Nol —

L’idée d’une indépendance de la Guadeloupe, de la Martinique ou de la Guyane continue de nourrir les imaginaires des discours militants et d’inspirer certaines organisations patriotiques qui, à l’image de celles à l’instar de l’UPLG qui se réunissent en Azerbaïdjan ou encore à Duval, à Petit-Canal, tentent de maintenir vivante la flamme d’un idéal souverainiste. Dans ces rassemblements à l’allure festive, où l’on invite la population à venir nombreuse découvrir des stands d’artisanat, des ago-transformateurs, des livres, un bar, de la restauration, où pour quinze euros on peut savourer un bébélé sans porc ou un colombo de poulet, trois ateliers thématiques entendent réfléchir à l’avenir national : la société civile dans la lutte de libération nationale avec le sociologue Franck Garrin, le patriotisme économique avec l’économiste Patrice Borda, ou encore un échange entre organisations politiques locales et internationales sur l’état du monde. Tout cela témoigne d’une aspiration sincère, souvent légitime, à une réappropriation du destin collectif. Mais cette aspiration se heurte désormais à un contexte global radicalement transformé depuis les fameuses nuits bleues de l’alliance révolutionnaire caraïbe qui ont secoué l’archipel dans les années 80 , qui rend l’indépendance non seulement factice et improbable, mais presque inenvisageable depuis la chute des idéologies tiers mondistes . Ce rêve d’émancipation s’est mué en chimère avec en sus la nouvelle donne économique mondiale . Donc le problème n’est plus de savoir si l’on est pour ou contre l’indépendance, mais alors se pose désormais la question de l’objectif de cette indépendance, à savoir souhaiterait – t-on transformer la présence française actuelle à la domination demain des États-Unis en Guadeloupe et Martinique ?

La vérité brutale est que la nouvelle donne géopolitique et économique mondiale ne laisse plus aucune place à l’émergence de petites nations économiquement fragiles dans un espace où les grandes puissances imposent leur loi. Le rapport de force ne permet aucune voie d’émancipation de la France, tant cette dernière a déjà ficelé le système avec la départementalisation, ne laissant aucune voie de sortie crédible de la nasse assimilationniste , et on a pu le voir concrètement avec l’échec de l’expérience du leader indépendantiste Alfred Marie Jeanne à la tête de la CTM en Martinique . La Caraïbe  revit, hélas, les dynamiques d’un colonialisme renouvelé, non plus d’apparence militaire mais sous des formes économiques, technologiques et idéologiques. Le retour d’une diplomatie de la force dans la région, rappelant la doctrine du Big Stick( gros bâton) qui permettait jadis aux États-Unis de dominer leur « arrière-cour », sert désormais à contenir les États jugés déviants à l’ordre occidental, sous prétexte de lutte contre les trafics ou de défense des droits humains. Derrière ces discours moralisateurs, il s’agit en réalité de reprendre le contrôle de zones stratégiques riches en hydrocarbures, minerais et positions militaires et contrer l’influence de la Chine et la montée en puissance du Sud global . La Caraïbe redevient un échiquier d’affrontements, comme l’Afrique où l’influence s’exerce par la dette, la technologie, la captation des données ou le contrôle des infrastructures critiques. Dans ces deux espaces, les grandes puissances — États-Unis, Chine, Union européenne, Russie, Inde — déterminent la géopolitique mondiale, tandis que les puissances régionales tentent de préserver leur survie. La Caraïbe et l’Afrique n’y figurent même pas comme acteurs, mais comme terrains d’expérimentation de ces rivalités. Le risque géopolitique atteint un niveau d’acmé : guerres, tensions économiques, actes terroristes, reconfiguration des alliances, instrumentalisations politiques. Et comme un sinistre rappel, les États-Unis — qui ont provoqué quarante et un changements de régime en Amérique latine entre 1898 et 1994 — démontrent que la souveraineté des petites nations n’a jamais été garantie dès lors qu’elle contrariait les intérêts des grandes puissances.Les États-Unis sont et resteront la puissance militaire et économique dominante dans la région caraïbe.

Au total, 11 pays sur les 20 que compte l’Amérique latine ont vu au moins un de leur gouvernement être renversé par les États-Unis, directement ou indirectement au cours du siècle dernier. Le Nicaragua est le pays le plus visé, avec six interventions entre 1910 et 1990.

Entre 1898 et 1994, les États-Unis sont intervenus à 41 reprises en Amérique latine pour provoquer des changements de gouvernement, selon un décompte réalisé par l’historien John Coatsworth. Parmi ces interventions, 17 étaient directes (financement de groupes armés, déploiement de forces américaines…) et 24 indirectes — soit lorsque le gouvernement en place aurait probablement survécu en l’absence « d’hostilité » américaine 1.

Au cours de la décennie 1960, Washington a contribué au renversement de neuf régimes tombés aux mains de dirigeants militaires — soit un tous les 13 mois en moyenne.

Le pays le plus visé est le Nicaragua, avec six interventions entre 1910 et 1990, suivi par Cuba, la République dominicaine et le Panama, avec cinq chacun.

Sur les 20 pays que compte l’Amérique latine, en excluant les pays néerlandophones, francophones et anglophones, 11 ont subi l’interventionnisme américain, soit 55 % de la région. Penser que la Guadeloupe, la Martinique ou la Guyane pourraient échapper à ces logiques de domination relève de l’illusion.

À ce verrou géopolitique s’ajoute un verrou économique encore plus contraignant. Les économistes l’affirment : l’indépendance des territoires français d’Amérique serait un saut dans le vide à l’image de la république d’Haïti. La Guadeloupe, comme ses voisines, repose intégralement sur une architecture budgétaire et financière construite par le système départemental français au fil des décennies. La dépense publique y constitue le cœur battant de l’économie : près de 38 % des emplois salariés relèvent de la fonction publique, la masse salariale publique représente jusqu’à 45 % des revenus du travail, et plus de la moitié du revenu des ménages dépend directement des transferts nationaux. Sans les subventions, les retraites, les exonérations de charges ou les sur-rémunérations, l’économie locale, pourtant présentée comme dynamique par rapport aux autres pays indépendants de la caraïbe dans les bilans institutionnels, s’effondrerait immédiatement et de façon dramatique . Le commerce, qui compte pour 46 % de l’activité marchande, dépend entièrement du pouvoir d’achat public. Les entreprises, qui génèrent 3,7 milliards d’euros de valeur ajoutée, voient deux tiers de cette richesse absorbés par les salaires, et leurs marges sont trop faibles pour investir. L’autofinancement est quasi inexistant, obligeant les banques à compenser par le crédit, financé grâce à l’épargne locale, estimée à cinq milliards d’euros et qui s’évaporerait immédiatement en cas d’indépendance . Ce triptyque dépense publique–consommation–credit bancaire est un château de cartes ,car s’il manque la moindre pièce, tout s’écroule.

Or l’État commence à réduire son soutien. La baisse prévue des exonérations sociales, les restrictions budgétaires et le désengagement progressif montrent que le modèle actuel n’est plus soutenable, d’où les velléités de l’État français de faire basculer institutionnellement l’outre-mer vers l’Europe . Dans un territoire où la vie coûte 30 % plus cher qu’en métropole, cette diminution des transferts créerait une spirale récessive sans précédent, entraînant faillites, chômage massif, paupérisation et délitement social. Imaginer une indépendance dans un tel contexte, c’est imaginer un pays naissant au moment exact où sa base économique disparaît. C’est là exactement ce processus de décomposition qui s’est opéré lors de l’indépendance de Haïti.

À cette dépendance à l’État français s’ajoute un facteur nouveau, décisif : la révolution technologique de l’intelligence artificielle qui bouleverse l’économie . Alors que, pendant des siècles, apprendre était le meilleur investissement, l’irruption de l’IA rend désormais l’intelligence accessible, gratuite, démultipliée. Les plateformes d’IA générative bouleversent la hiérarchie des compétences, libérant une puissance cognitive illimitée qui relègue l’expertise humaine au second plan. Dans les pays développés, ce choc accélère la transformation du travail. Mais dans des territoires comme la Guadeloupe, où l’éducation peine déjà à répondre aux besoins d’un marché restreint et où la formation professionnelle reste insuffisante, l’arrivée de cette révolution risque d’amplifier toutes les fragilités avec le désastre annoncé de la perte de dizaines de milliers d’emplois en Guadeloupe. Si les grandes nations elles-mêmes peinent à maintenir leur souveraineté numérique, comment de petits territoires isolés pourraient-ils espérer résister ou même exister dans cet univers d’hégémonies technologiques ? L’indépendance dans un monde numérisé, où les données, les infrastructures et les algorithmes sont contrôlés par quelques super-puissances, n’est plus une question politique mais une impossibilité structurelle.

La mutation du travail, accélérée par cette révolution, aggrave la crise de sens déjà perceptible. Le travail, en Guadeloupe, est souvent dévalorisé, concurrencé par des systèmes d’assistance qui, à force de protéger, ont désappris à produire. Et force est de constater que ce sont les Haïtiens qui contrôlent aujourd’hui une grande partie de l’agriculture en Guadeloupe.  L’effort n’est plus perçu par les guadeloupéens comme source de dignité, la réussite n’est plus liée au mérite, et la société glisse vers une perte de repères qui mine le contrat social. Une indépendance dans un contexte de crise du travail, de dépendance financière et de fracture technologique reviendrait à créer un État fantoche sans ressources financières, sans agriculture, sans industrie, sans base productive, sans système d’innovation, exposé à toutes les prédations extérieures. Le destin serait alors celui de nombreux micro-États caribéens : endettement chronique, ingérence internationale, aide financière internationale, instabilité politique.

Ainsi, l’avenir réaliste de la Guadeloupe, comme celui de la Martinique ou de la Guyane, ne réside pas dans une rupture politique mais dans une transformation interne du modèle économique. L’article 73 renforcé de la Constitution offre un cadre protecteur qu’il convient de moderniser, en renforçant les capacités de décision locales avec un nouveau pouvoir normatif, tout en préservant le lien financier indispensable avec la Nation française. L’enjeu n’est pas une souveraineté illusoire , mais le maintien de la prospérité. Ce n’est pas le changement de statut qui transformera le destin du territoire, mais la réhabilitation du travail, la transition vers une économie productive, l’innovation, la formation des jeunes, la diversification des activités et l’anticipation des mutations technologiques.

La véritable urgence n’est pas d’écrire une constitution imaginaire,car sans bases solides,mais d’éviter l’accélération de la paupérisation et la montée de la colère sociale. Car la menace la plus grave n’est pas la perte d’identité, mais la perte du sens du travail, qui conduit à la résignation, puis à la violence. La liberté ne naît pas des slogans, mais de la capacité collective à créer de la valeur. Et c’est précisément cette capacité que l’indépendance, paradoxalement, ferait disparaître.

Dans un monde dominé par les géants économiques, les super-puissances technologiques et les rivalités stratégiques, l’idée d’un État guadeloupéen viable et souverain relève désormais du mythe. La seule voie d’avenir est celle d’une autonomie économique maîtrisée, d’une responsabilité politique locale accrue et d’un projet économique solide. L’indépendance est devenue une illusion avec le changement de paradigme mondial ; le développement, lui, reste encore possible — mais à condition de s’en donner enfin les moyens de façon pragmatique en faisant fi de l’idéologie.

 Jean Marie Nol économiste et juriste en droit public*