Capitalisme et santé mentale du petit patronat martiniquais

— Par Max Dorléans (GRS) —
Une récente étude de l’ARACT (agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail) portant sur le moral des chefs d’entreprise en Martinique a été, entre autres thématiques, l’une des bases de réflexion du salon « OSE » organisé par Martinique Développement (CTM) les 26 et 27 avril. Une étude faisant ressortir que près de la moitié (43 %) des chefs d’entreprise martiniquais avaient un état de santé plutôt moyen…et pour certains avaient fait ou frôlé un burn-out. Une situation à l’évidence inquiétante pour la CTM dans son effort, depuis des années, d’accompagnement des chefs d’entreprise, des jeunes notamment, puisque l’on a le souvenir de subventions proposées il y a quelques années, aux jeunes diplômés pour leur retour et installation sur place avec la création de leur propre entreprise.

Si évidemment l’étude a mis en avant les éléments concourant à ce constat (temps et charge importants de travail, difficultés financières, poids exorbitant des formalités administratives et réglementaires…), ainsi que les solutions à apporter, on ne sera nullement surpris de l’impasse relative à la cause essentielle des problématiques mises en évidence, à savoir l’existence du capitalisme, et de son fonctionnement mortifère et dévoreur d’hommes et de femmes ! A savoir d’abord la majorité des salarié/es comme un nombre croissant de petits « patrons » ensuite.

Aujourd’hui, en raison de leur formation, de leur adhésion à l’idéologie libérale dominante, l’immense majorité des chefs d’entreprise ne jure que par le capitalisme, que par la méritocratie et la réussite des plus valeureux, que par la guerre concurrentielle et l’élimination des plus faibles. Et dans cette logique, l’ensemble des moyens à leur disposition doit être mobilisé pour la réalisation de cet objectif. Un objectif sans borne, qui fait fi de l’homme et de ses capacités propres, physiques et mentales, et qui au-delà d’un certain seuil (différent) pour chacun/e, le conduit quasi inévitablement à un épuisement, voire pire. Ce que note l’ARACT avec la mise en relief de l’état de santé tendanciellement dégradé de 43% des chefs d’entreprise interrogés, avec des problèmes de santé tendanciellement en augmentation, et autre burn-out.

Pourtant, même si beaucoup se refusent à cette idée du capitalisme comme responsable des phénomènes observés, leur situation de victime objective, et la dure réalité du quotidien capitaliste, devraient les amener à regarder et interroger des réalités nouvelles, par exemple le sens profond d’un nombre encore faible, mais croissant de chefs d’entreprise et autres cadres de très haut niveau, qui abandonnent des situations matérielles confortables pour une autre vie. Des choix faits pour refuser de se faire broyer, refuser cette course sans fin (avec quel succès réel même de leur point de vue) vers l’enrichissement (relatif à leur niveau) et l’accumulation permanente.

Dès lors, la raison doit commander de façon à cesser de se faire des illusions. Le capitalisme réel fonctionne sur la base de lois implacables, de lois intrinsèques de concurrence et d’accumulation, qui sont indépendantes des situations physiques et psychologiques individuelles de l’immense majorité des dirigeants d’entreprise, à savoir des données objectives sur lesquelles chaque entrepreneur individuel n’a pas (ou peu) de prise, sauf évidemment, ceux du très haut de l’échelle qui dictent à tous les autres, leurs lois et conditions d’existence. Lois et conditions d’existence, qui ne sont souvent rien d’autre, que des conditions de soumission à leurs règles et puissance. Des conditions de soumission, avec par exemple la sous-traitance, où la majorité des entreprises sous-traitantes ne sont que des entreprises exécutrices de la volonté des grandes entreprises donneuses d’ordre. Des conditions d’accès aux différents marchés (publics par exemple) où la part du lion revient à l’entreprise dominante. Des conditions de traitement inégal, puisque la législation prévoit des taux d’imposition différents pour les diverses catégories d’entreprise, et notamment des taux bas pour les plus puissantes. Des conditions d’accès au système bancaire ou encore aux autorités (Etat, Sécurité sociale…) favorables pour les plus forts, avec recherche pour eux, de règlement amiable de situation même corsée. Etc.

Toutes problématiques et toutes difficultés inexistantes, ou que l’on ne retrouve que très accessoirement auprès des vrais et grands patrons de notre économie, auprès des grands actionnaires, occupés qu’ils sont essentiellement à examiner l’évolution périodique de la courbe de leurs profits, et les mesures à mettre en œuvre par leurs directions fonctionnelles, pour toujours les accroitre. Loin donc des burn-out et autres problèmes de santé usant pour leur santé au quotidien !

Néanmoins, ces quelques éléments ne sont pas propres au capitalisme tel qu’il existe en Martinique. S’ils relèvent cependant du fonctionnement ordinaire du capitalisme à l’échelle mondiale, des difficultés supplémentaires viennent impacter notre économie en raison de notre situation de dépendance. Ainsi, sur la question de l’import-export par exemple, la domination des grands groupes capitalistes békés est totale sur l’essentiel des secteurs économiques dominants générateurs de profits importants, et ne laisse guère de place à la floppée des petits entrepreneurs martiniquais (sans entrée aisée à l’Elisée, dans les ministères, à Bruxelles ) pourtant formés et instruits pour certains d’entre eux/elles, dans des écoles supérieures, et gagnés à l’idée du marché comme pierre angulaire du fonctionnement de l’économie, de l’intérêt dit général, et relégués globalement dans les secteurs plus concurrentiels !

Des difficultés que beaucoup d’entre eux/elles découvrent à leur détriment, et qui effectivement les conduisent, pour tenter d’exister et/ou d’être partie prenante à la concurrence, à développer de multiples tactiques ou stratégies – en plus des quelques aides ou mesures bienveillantes de l’Etat – pour ne pas sombrer trop vite ! Des tactiques d’existence ou de résistance qu’ils paient à un prix fort, que constate évidemment l’ARACT, et dont les solutions avancées (recours à des coachs, refus de l’isolement et nécessité de regroupement, activités sportives et détente…), ne sont en réalité qu’un cautère sur une jambe de bois.

Martinique Développement (et la CTM) s’est intéressée à la situation des chefs d’entreprise. Celle de la situation des salarié/es mériterait au moins autant une telle étude. On se rendrait évidemment compte que l’ensemble des problématiques examinées ici par l’ARACT sont bien pire chez eux/elles, qu’il s’agisse des conditions de travail (et de vie), de la peur des chefs (petits et grands), des bas salaires, des problèmes de santé, de logement, de transport… et qu’elles sont à l’origine des causes grandissantes de leur mal-être, des arrêts de travail, de leur burn-out, de leur dépression ou pire.

Aujourd’hui, avec la crise aigüe et multiforme du capitalisme, l’orientation politique de la CTM la conduit à veiller à l’évolution et à l’avenir du petit patronat martiniquais en difficulté grandissante. Soit.

Pour autant, n’est-il pas temps, comme certain/es le font, non seulement de questionner le capitalisme, ses promesses non tenues, ses échecs quotidiens, mais surtout d’indiquer clairement que le capitalisme, comme système régentant l’organisation de la société, et faisant de tout une marchandise, est largement dépassé. Un dépassement manifeste, puisqu’il conduit, en dépit d’une production de richesse croissante, mais mal répartie, le plus grand nombre à la misère, à l’appauvrissement et à l’amoncellement de difficultés de toutes natures, et symétriquement à l’enrichissement toujours plus grand d’une minorité.

Ce sont ces quelques conclusions que nous continuons à indiquer sereinement à la population, y compris aux quelques petits patrons en détresse grandissante malgré leur volonté et l’ensemble des efforts qu’ils réalisent pour tenter de survivre. Oui, en 2023, nous devons regarder l’évolution du capitalisme à l’échelle mondiale, les régressions et désastres qu’il engendre sur tous les plans (économique, social, démocratique, écologique…) pour toutes les populations mondiales, la nôtre y compris, et le considérer objectivement comme un système régressif pour l’humanité et l’environnement. Et à partir de là, lutter pour sa destruction et pour la construction d’un autre modèle de société, conforme aux intérêts du plus grand nombre, en prenant en compte dans cette construction, l’ensemble des leçons de l’histoire, de la plus récente notamment !

Max Dorléans (GRS)