« Capitalisme, désir et servitude » de Frédéric Lordon

A quand la fin du salariat ?

— par Michel Pennetier—

spinoza-2Comme le dit Aristote, la philosophie, le savoir, la science commence par l’étonnement, un questionnement sur ce qui apparaît évident à tous .

Ainsi Lordon : pourquoi le salariat ? Qu’est-ce qui fait que la masse des gens consentent à se soumettre aux intérêts de quelques autres, les patrons, les entrepreneurs ?

I-Spinoza

En termes spinozistes, la question prend tout son sens anthropologique :

Comment se fait-il que le « désir d’un homme qui est son essence » selon Spinoza, puisse se pervertir, se retourner contre lui-même au point de se soumettre entièrement au désir d’un autre, au service d’un désir-maître ?

Pour comprendre la démonstration de Lordon, il faut avoir quelques notions de la philosophie de Spinoza et de sa terminologie.  Cette dernière heurte en effet le sens commun et notre façon de penser la plus ordinaire : ainsi croyons- nous à notre libre-arbitre, nous nous considérons comme l’auteur de nos pensées et de nos actes. Pour Spinoza, ce n’est qu’une illusion. Nous croyons cela parce que nous sommes conscients de nos pensées et de nos actes, mais nous sommes inconscients de la chaine infinie des causes et des effets qui a amené telle pensée ou tel acte en nous.  Nous sommes là dans ce que Spinoza appelle le premier genre de connaissance, par idées inadéquates  ( inadéquates par rapport à la réalité). L’ontologie de Spinoza est radicalement déterministe et moniste, il n’a y a qu’une seule substance qu’il appelle Dieu autrement dit la Nature qui nous apparaît sous deux modes, celui de l’étendue ( la matière) et celui de la pensée ( l’esprit) : «  L’ordre de connexions des choses dans l’étendue est le même que l’ordre de connexions des idées dans l’esprit». Autre concept : le désir ( conatus) : «  Toute chose tend à persévérer dans son être et à augmenter sa puissance d’exister », toute chose, y compris  l’homme  est fondamentalement guidé par son désir d’exister, constitué   d’une énergie qui demande à s’actualiser et qui s’actualise sans cesse. Mais c’est un désir a priori sans objet, un désir qui va se fixer sur des objets selon les circonstances, selon les évènements, les rencontres, l’éducation, la situation sociale. L’homme est au départ dans une situation d ‘ «hétéronomie »,  il est soumis à ses passions, dans la servitude des passions, étant à la fois passif par rapport au tout du monde ( il est affecté par le monde) et actif par son « conatus ».  Cela représente le courant ordinaire de la vie humaine. Une augmentation de la puissance d’exister conduit à un affect de Joie, une diminution conduit à un affect de Tristesse, les deux pôles de notre existence affective.

Spinoza n’en reste pas à la description de la vie passionnelle car sa doctrine est une sotériologie c’est-à-dire une doctrine du Salut, autrement dit de la libération. Chez lui, il n’y a pas de libre-arbitre mais il y a une liberté à acquérir qui est en fait l’objectif du « conatus », c’est-à-dire la plus grande puissance d’exister, la Joie suprême qui est à la fois compréhension rationnelle  et adhésion affective au monde ( « amour intellectuel de Dieu ») . Je n’entrerai pas dans cette doctrine de la libération de la vie passionnelle car Lordon n’y fait pas allusion, sauf tout à la fin de son ouvrage et ne se sert que de la théorie des passions

II- Mais revenons à la question : pourquoi le salariat ?

La réponse semble tomber sous le sens : d’un côté un homme veut et peut entreprendre c’est-à-dire augmenter sa puissance d’exister et il le fait en associant d’autres individus à son « conatus ». Les autres, la plupart doivent d’abord assurer la vie nue (manger, se vêtir, se loger et quelques autres choses) et n’ont d’autres solutions que de se mettre au service du désir d’un autre. Le salariat est un contrat entre partenaires totalement inégaux : l’un satisfait son désir de puissance, l’autre tente d’assurer sa survie. Chez ce dernier, la situation ne peut provoquer qu’un affect de Tristesse. C’est là où nous retrouvons Marx et sa description du prolétariat du XIXe siècle. Marx a dévoilé les structures qui semblaient conduire nécessairement à un dépassement du capitalisme à travers ses contradictions (paupérisation de la classe ouvrière, crise de surproduction etc. …) mais n’a pas pris en compte le moment subjectif, c’est-à-dire les passions qui peuvent mener ou non à un renversement du salariat et à l’institution d’un autre mode de production.

C’est ce que tente Lordon avec les outils du spinozisme.

III- Analyse du capitalisme

Il fait d’abord une description de l’évolution du capitalisme depuis Marx. Il y a eu trois évolutions : le « fordisme » d’une part, la complexification et la hiérarchisation  des entreprises d’autre part, enfin la concurrence effrénée entre les multinationales et la financiarisation  qui se répercute sur l’ensemble de l’économie.

1-    Le fordisme, c’est la théorie capitaliste selon laquelle les ouvriers ont vocation à devenir des consommateurs et ainsi la boucle est bouclée : l’ouvrier achètera la voiture qu’il fabrique. L’affect de tristesse ( la monotonie et la dureté du travail) est compensé par un affect de joie à consommer. L’argent devient le symbole du « conatus ». Par l’argent, le salarié devenu consommateur trouve un dérivatif à sa tristesse. Mais il ne s’agit là que d’une joie « extrinsèque », la tristesse demeure dans le travail.  Nous en sommes encore largement à ce stade

2-    Avec l’évolution technologique, les tâches se diversifient. Entre le patronat et les salariés de base, il y a un grand nombre de niveaux intermédiaires où le salarié a plus ou moins de responsabilités, de liberté d’action  et une fonction de direction par rapport au niveau inférieur, une situation où son « conatus » peut dans une certaine mesure se déployer au point d’oublier qu’il est de toute façon sous l’emprise du « conatus » patronal.  Pour ces salariés supérieurs, il peut y avoir une joie intrinsèque au travail, l’angle entre le désir patronal et son propre désir tend à se réduire.

3-    Le déploiement du néo-libéralisme à l’échelle mondiale et la financiarisation de l’économie ouvre une nouvelle étape du système capitaliste. Les grandes entreprises se livrent une guerre sans merci de chaque instant. Elles doivent mobiliser toutes leurs énergies pour rester sur le marché et être bien placées sur le marché boursier pour s’alimenter en capitaux. Elles répercutent la pression qu’elles subissent sur les sous-traitants et les salariés. Alors que l’entreprise traditionnelle avait son capital  matériel et éventuellement des emprunts à longs termes, ce qui lui assurait une certaine stabilité, la firme moderne vit à la vitesse d’internet et des fluctuations des bourses du monde entier, les changements technologiques ultra-rapides  exigent  une flexibilité  extrême qui se répercute sur le travail des salariés. Il ne s’agit plus désormais d’exiger du salarié une certaine somme de travail, mais d’exiger tout de lui, sa vie, ses compétences, son imagination,  mais aussi ses sentiments, son comportement, bref l’intégralité de son désir. Les spécialistes en « ressources humaines » se chargent de formater les salariés dans ce sens. Le salarié moderne est à la fois hyper-fragilisé (il faut qu’il fasse ses preuves, sinon …) et formaté pour ne faire qu’un avec son entreprise. Pour cela on lui injecte des affects de joie (réussite, convivialité, sentiment d’être créatif etc. …). Le but de l’entreprise est de réduire à zéro l’angle Alpha entre le « conatus » patronal et celui du salarié. En ce sens, le capitalisme néolibéral est TOTALITAIRE, il veut le tout de l’homme.  A l’extrême, les spécialistes en ressources humaines identifient le salarié de haut niveau à l’artiste à qui il faut laisser toute liberté pour le développement de sa créativité au sein de l’entreprise. Le capitalisme se heurte alors à une contradiction majeure : il constate que plus le travailleur est libre et responsable et plus il est créatif, ce qui pourrait donc conduire à une libre association des travailleurs, à une négation du capitalisme, ce qui évidemment n’est pas tolérable : il faut qu’il soit libre mais au sein de la servitude patronale.

 

IV- Le régime des passions chez les salariés

On pourrait dire à première vue que la condition salariale évolue entre contrainte (l’angle alpha est grand ouvert, le désir du salarié diverge par rapport à celui du patron. Il vit sa condition avec tristesse) et consentement (l’angle alpha se réduit et le salarié éprouve quelques affects de joie dans son travail). D’un point de vue spinoziste, cette distinction n’a pas de sens, il n’y a pas de servitude volontaire parce que la volonté est une illusion (on ne sait pas quelles déterminations se cachent derrière la soi-disant volonté) . En fait nous sommes tous dans la servitude de nos passions.  Que la servitude salariale soit vécue comme triste contrainte ou comme joyeux consentement ne change rien au fait qu’elle est servitude, c’est-à-dire amoindrissement de la puissance d’exister.  Le « conatus » s’accroche à ce qu’il peut, c’est-à-dire qu’il erre dans le domaine de la connaissance inadéquate et fabrique de l’imaginaire. Mais – et c’est ce que Lordon ne fait pas intervenir – il y a un chemin nécessaire du « conatus » qui est la réalisation de notre être ( toute chose persévère dans son être, tend à réaliser son essence), de toutes nos potentialités humaines, et cela passe par la lucidité rationnelle et finalement l’extase existentielle ( le 3e genre de connaissance).En ceci Spinoza est proche de Marx ( l’homme total délivré de l’aliénation). La rationalité, c’est la prise de conscience de notre situation dans le monde et de nos déterminations, le chemin qui va de la servitude subie (celles des passions comme celles de la société) à la liberté – nous sommes libres en comprenant nos déterminations, en nous comprenant nous-mêmes, un chemin de l’hétéronomie à l’autonomie, de l’égocentrisme à la reconnaissance de l’autre, à la conscience civique , la générosité et la justice . Mais cela ne peut se produire que par déterminations successives, économiques, sociales, culturelles. Ce chemin, on ne peut le « vouloir », mais il est inscrit dans la nature de  l’homme et disons avec Spinoza en Dieu (dans la nature des choses). Ou pour le dire autrement : ce que nous appelons « volonté », c’est l’entendement. Nous voulons parce que nous avons compris quelque chose.

 En faisant ce travail d’élucidation, de démystification  de la condition salariale, Lordon  entre bien et nous fait entrer dans le second genre de connaissance, la rationalité  et nous entrouvre une porte vers une possible émancipation – du moins en pensée !- vers une sortie du salariat. Voilà une ouverture qui serait plutôt joyeuse et mobiliserait notre « conatus » ! Comme dit Spinoza : «  Un affect ne peut être supprimé que par un autre affect plus puissant ! » Cet affect plus puissant, ce peut être le désir de se comprendre et de comprendre la réalité, le désir de sortir de la servitude sociale et passionnelle, un désir de rationalité qui augmente notre puissance d’être et d’agir.

Qu’est-ce que l’exploitation capitaliste  pour Lordon ? Il critique chez Marx la théorie de la plus-value, donc de l’exploitation qui est le vol d’une partie de la force de travail  par le capital. Elle est fondée sur une notion objective de la valeur – en quelque sorte un point de vue idéaliste qui ferait de la valeur une réalité transcendante. D’un point de vue spinoziste : « je trouve qu’une chose est bonne non pas parce qu’elle est bonne en soi et pour tous, dans la nature rien n’est bon ni mauvais, mais je la trouve bonne parce que je la désire. » Pour Lordon, la véritable exploitation, c’est la capture de la puissance d’agir des salariés, la manipulation et la redistribution des affects au gré de l’entrepreneur  (cette exploitation ne se limite pas à l’entreprise industrielle, elle existe à chaque fois que quelqu’un monopolise le fruit d’un travail collectif – cinéma, danse etc. …) «  Si exploitation il y a, elle est davantage du ressort d’une théorie politique de la capture que d’une théorie économique de la valeur ».

 

V- La « rescommune »

L’entreprise capitaliste est nécessairement monarchique et inégalitaire. En favorisant dans ses plus hautes sphères la créativité, elle n’en reste pas moins une captation. Cette contradiction montre qu’il y là en germe la possibilité d’un dépassement. De même que la République a institué l’égalité des droits dans la société civile, on peut se représenter une rescommune, une « rès communa »,  au niveau de la vie économique et du travail qui serait la libre association des travailleurs, sans captation de pouvoir. Il va sans dire que la notion d’égalité n’est pas sans problème dans la pratique car les hommes sont inégaux en puissance d’agir, il peut toujours y avoir captation de pouvoir de certains sur les autres et des dérives sont toujours possibles tant que l’homme vit sous le régime des passions. La libération de la servitude patronale ne signifie pas la libération de la servitude des passions, mais de nouvelles conditions de travail et de productions peuvent faire naitre des passions plus sociables (coopération, créativité). L’égalité consisterait à offrir à chacun la possibilité de développer sa puissance d’agir au profit de l’entreprise, sans contrecarrer et capter la puissance d’agir des autres. Elle consisterait aussi dans le fait qu’il y aurait délibération démocratique quant à la marche de l’entreprise. La rèscommune, autrement dit le communisme, c’est la démocratie intégrale sous l’égide de la raison et Spinoza en donne une définition qui s’applique certes à la société civile mais qui vaut tout autant pour la vie économique «Lorsque  nous disons que l’état le meilleur est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, j’entends par là une vie humaine qui se définit non par la seule circulation du sang et par les autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant toute chose par la raison, véritable vertu de l’âme et sa vraie vie »

VI- Dans quelle mesure cette évolution est-elle possible ?

Cette possibilité est offerte à l’intérieur même du capitalisme. Cette évolution s’inscrit dans la chaine infinie des déterminations historiques, elle peut être très lente ou être affectée d’un brusque mouvement «d’indignation» des salariés, à supposer par exemple que la condition salariale soit ressentie de plus en plus dans la tristesse : « plus grande est la tristesse, plus grande est la puissance d’agir par laquelle l’homme s’efforce de lutter contre la tristesse » .

Le pouvoir patronal vise la « colinéarisation » ( l’angle alpha =0) , mais le consentement peut se transformer en colère ( la moins mauvaise des passions tristes) quand le salarié prend de plus en plus conscience de la capture et que son régime de passions ne s’orientent plus au désir-maitre. Cette rupture c’est l’ouverture de l’angle alpha à 90 degrés, à la perpendiculaire du désir patronal. Un changement est alors possible.

En revanche, une remise en cause du salariat peut paraître difficile ou hypothétique aujourd’hui parce que la classe salariale n’est plus ce bloc uni dans sa condition comme Marx voyait le prolétariat. La condition salariale est infiniment diverse. Cependant de bas en haut de l’échelle peut être ressenti de plus en plus la violence directe ou subtile du patronat, et un moment peut arriver où le mécontentement et le désir d’une autre vie de travail grandissent et éclatent au grand jour.

VII- Pas d’utopie, mais une évolution des affects sous le signe de la rationalité

«  Par réalité et perfection, j’entends la même chose » dit Spinoza. C’est l’expression claire de son immanentisme absolu : tout est toujours là, il n’y a pas de monde idéal transcendant ou un programme à accomplir.  L’homme est toujours entièrement là dans toutes ses dimensions, ici et maintenant. Mais il y a du plus ou du moins, de la joie et de la tristesse, de l’exploitation et du désir d’émancipation,  de l’agressivité ou de l’amour selon le devenir immanent et déterminé des passions. Donc pas de grand soir ou d’utopie d’une  société idéale, pas de «telos » ( de fin de l’histoire) mais il peut y avoir des remaniements du régime des passions – il est possible que l’homme prenne goût à des passions joyeuses, celles de la solidarité et de la coopération, des passions sociables –  des prises de conscience et chacune d’entre elles produit son action dans des conditions déterminées. Le renoncement au « telos » n’est pas renoncement à tous les progrès qui peuvent s’effectuer vers une vie plus humaine, plus pleine, riche d’affects de joie et de rationalité, autrement dit une vie qui est l’épanouissement du désir essentiel de l’homme, celui de  réaliser pleinement son être.

He Chuan, Chine, décembre 2012