« Black is Black » : Littérature et tir à l’arc

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Note sur Black is Black, un récit de Raphaël Confiant (Monaco, Ed. Alphée, Jean-Paul Bertrand, 2008, 263 p., 19,90 €).


Par Michel Herland

A-t-on suffisamment prêté attention à Black is Black, cet ouvrage de Raphaël Confiant (RC) classé par lui dans le genre du « récit », probablement parce qu’il ne s’est guère soucié de nouer une intrigue, juxtaposant simplement le parcours quelque peu erratique de son narrateur, Abel, et les aventures érotiques de la prodigieuse Évita ? Ce récit, donc, mérite pourtant d’être connu, pas nécessairement pour les passages pornographique (est-ce là la raison du choix d’un éditeur aussi incongru que les éditions monégasques Alphée ?) qui devraient néanmoins combler les amateurs de ce genre de littérature, mais plutôt pour ce qu’il révèle de la vision de l’auteur sur la Martinique d’aujourd’hui.

Contrairement à beaucoup d’autres écrits de RC, Black is Black s’inscrit résolument en effet dans la Martinique moderne, ce petit monde en voie de « décréolisation » et de « décivilisation » que l’auteur a théorisé par ailleurs (Antilla, n° 1375, p. 46-47). On y retrouve les deux personnages récurrents des livres appartenant à la même veine (La Savane des pétrifications, La Baignoire de Joséphine), Saint-Martineau, professeur de mathématiques au lycée Schoelcher et la belle « Saint-Dominguoise », Anna-Maria de la Huerta dont Abel reste l’éternel amoureux. Néanmoins, bien d’autres personnages savoureux apparaissent dans Black is Black, comme par exemple Eskrou (escroc ?) Bilongo, grand prêtre du Nouveau peuple de Cham et son épouse officielle, Néfertiti II ; Afrodite (ou Jennifer), une fille aux mœurs très légères ; Evita (dite encore l’innommée ou Catherine-piquant), un amour du narrateur dont il nous compte par le menu les aventures avec d’autres hommes (un Kosovar, un sculpteur, un syndicaliste).

Dans un livre où les protagonistes masculins ont maintes occasions de bander leur arc, le narrateur ne se prive pas non plus de bander le sien mais les flèches qu’il décoche ne sont pas exactement celles d’Éros. RC ne se gêne pas en effet pour dire leur fait à ses contemporains, leur mettre le nez dans leurs faiblesses et leurs contradictions. S’il ne s’agit pas encore de l’exaspération qui éclatera au grand jour au lendemain du 10 janvier 2010, la critique est d’ores et déjà impitoyable.

Le moins qu’on puisse dire en effet est que le portrait du Martiniquais qui ressort de Black is Black n’est pas vraiment flatteur. Il est d’abord paresseux. Parcourir à pied ne serait-ce que les 200 mètres qui séparent le parking d’une plage que l’on a voulu mettre à l’abri des voitures, est au-dessus de ses forces : c’est pour lui une véritable « torture que … de devoir marcher pendant trois minutes et demi sous l’effroyable soleil tropical » (p. 182). Il n’est pas surprenant, dès lors, qu’il ne démontre guère de sérieux dans son travail. A l’aéroport, par exemple : « Comme les bagagistes sont, en général, en train de disputer une partie de dominos à l’arrivée des gros porteurs ou de préparer leur tiercé, nous autres indigènes savons que nous devons nous armer de patience » (p. 177). La seule grande affaire est de consommer : « la population gavée d’Hyper-U, de Champion, de Géant, de Leader-Price et autres Ecomax » (p. 169) est avant tout préoccupée de « se démerder pour avoir de quoi alimenter son caddy de supermarché, remplir son ticket de loto, payer son assurance-auto et son abonnement à Canal + » (p. 241). Elle se fiche comme de l’an quarante des préoccupations des intellectuels, ces derniers ne lui étant d’aucun secours lorsqu’il s’agit de « parier sur le bon cheval au quinté+ (ou de) prolonger son RMI (ou), pour les plus débrouillards, (de) choisir, ô cruel dilemme, entre le coupé Mercedes et le 4×4 japonais nouvelle série » (p. 208).

On peut se demander comment il est possible de consommer autant tout en se montrant si peu productif. La réponse est à la fois implicite (le RMI) et explicite lorsque RC nous apprend que le Martiniquais n’est guère enclin à s’acquitter de ses impôts – la redevance télé par exemple (p. 209) – ou lorsqu’il nous explique que – contrairement à ce que prétendent les patrons – les grèves à répétition n’ont pas d’incidence sur l’économie de l’île. RC glisse cette remarque insidieuse au moment de brosser le portrait d’un responsable syndical particulièrement offensif, « ce prétentieux de syndicaliste nègre dont le jusqu’auboutisme bloquait la Martinique entière certains jours et dont la bouille occupait les écrans de télévision à quasiment chaque journal télévisé. Les patrons, pour la plupart békés, l’avaient d’ailleurs affublé du sobriquet de ‘fossoyeur de l’économie martiniquaise’, accusation à vrai dire loufoque quand on sait que l’île produit à peine 5% de ses besoins » (p. 225).

On voudrait pouvoir objecter à RC que la Martinique n’a pas besoin de produire elle-même tout ce qu’elle consomme tant qu’elle est capable de combler son déficit commercial grâce aux recettes du tourisme. Hélas, RC ne nous laisse aucun espoir de ce côté. Le poids du passé empêche les employés d’hôtellerie de servir correctement le touriste blanc de peau, à moins « de se replonger dans l’époque honnie de l’esclavage » (p. 106). D’une manière générale, « les courageux (et rares) touristes qui continuent à séjourner dans notre île » ont bien du souci à se faire « alors même que cette dernière n’en a rien à péter de leur présence en dépit des efforts méritoires du Conseil Territorial du Tourisme, organisme qui multiplie, en vain, les brochures de luxe et les campagnes de promotion à l’étranger » (p. 181)i.

Le peuple des îliens n’est pas la seule cible des flèches de RC. « L’élite de représentation » est, plus encore que le reste de la population, « à la fois vantarde et flagorneuse, la première attitude affichée devant les faibles, la seconde devant les puissants» (p. 217). Les négropolitains « n’ont retenu du Discours de la méthode (qu’ils sont censés connaître pour avoir vécu au pays de Descartes) que les mauvaises manières », p. 46). Les Blancs (qualifiés parfois de « leucodermes ») sont trouillards et complexés : ils râlent, «  mais jamais trop fort, de peur de se faire traiter de descendants de négriers » (p. 177).

Une charge ne porte pas vraiment si son auteur n’est pas capable d’autocritique. RC ne lésine pas là-dessus non plus. Le credo des intellectuels martiniquais est systématiquement ridiculisé, la croyance, par exemple, selon laquelle les Martiniquais auraient « fini par comprendre qu’ils étaient des Nègres et que c’était là une chose de la plus haute importance. En général, seuls les intellectuels, patentés ou autoproclamés, nourrissaient ce genre d’idée fumeuse, le peuple, lui, se contentant de voir venir » (p, 241). Même les créolistes ne trouvent pas grâce aux yeux de l’auteur (cf. p. 208) qui épingle par ailleurs les chabins pour la « férocité (de leur) type ethnique » (p. 205) !

Bien que RC ne soit pas le premier à dresser un constat sans fard de la situation de notre île, ce n’est pas tous les jours qu’un romancier martiniquais déverse autant de bile sur ses compatriotes. On peut trouver qu’il exagère, qu’il forcit le trait. Pourtant, il serait bien difficile de soutenir contre lui que la Martinique n’est pas une économie de sur-consommation et de sous-production, que la proportion des RMIstes et des chômeurs n’est pas inquiétante, que l’état de droit (en particulier fiscal mais pas uniquement) règne, que la politique touristique n’est pas menée en dépit du bon sens, que la population ne sert jamais d’otage aux grévistes, que l’on ne développe aucune propension à prendre les discours pour des actes, etc., etc.

Derrière la légèreté, la drôlerie et les galipettes de ses personnages, Black is Black recèle une hargne qui traduit la désolation de l’auteur face à la situation où se trouve son pays. Lorsqu’il écrit son livre, les consultations de janvier 2010 n’ont pas encore eu lieu, elles ne sont même pas dans les limbes. RC n’a donc pas encore eu l’occasion d’éructer contre les « couards » qui ont refusé un petit pas vers l’autonomie. Mais Black is Black prépare son indignation récente car il y identifie clairement la cause principale du mal-être de ses compatriotes antillais, à savoir le régime colonial, ou plus précisément « la civilisation franco-coloniale, cet univers minable et malfaisant qui sévit depuis trois siècles et soixante-dix années dans cette pauvre île qu’est la Martinique » (p. 222).

Bien sûr, RC ne dépasse pas le stade du constat. Il ne propose pas de solution. Sans doute parce qu’il est convaincu qu’il n’y en a aucune qui puisse le satisfaire tout en étant acceptable par la majorité des Martiniquais. C’est toute l’ambiguïté et l’intérêt de Black is Black que de mêler à l’aimable gaudriole la désespérance d’un écrivain nationaliste forcé d’admettre que son peuple restera aliéné pour longtemps.

Michel Herland