Bertrand Dicale – Musiques nées de l’esclavage

— Par Sarha Fauré —

Journaliste, écrivain et historien des musiques populaires, Bertrand Dicale occupe une place singulière dans le paysage culturel français. Né à Paris d’un père guadeloupéen, il consacre depuis plus de trente ans ses recherches à la mémoire musicale des mondes créoles et à la transmission des patrimoines issus des métissages culturels. Chroniqueur à la radio, collaborateur régulier de France Info et de la Philharmonie de Paris, il a signé de nombreux ouvrages sur la chanson française, les cultures populaires et les musiques de la créolité. Parmi ses titres les plus remarqués figure Ni noires ni blanches : histoire des musiques créoles (Philharmonie de Paris, 2017), premier volet d’une exploration ambitieuse des musiques nées de la traite, de la colonisation et des diasporas africaines.

Avec Musiques nées de l’esclavage (Domaine français), publié en 2025, Bertrand Dicale prolonge ce travail d’historien et de passeur. Sur près de cinq cents pages denses et documentées, il retrace la formation et l’évolution des musiques créoles issues des territoires marqués par l’esclavage colonial français — Guadeloupe, Martinique, Guyane, Haïti, Réunion, Maurice, Seychelles, mais aussi Louisiane, Sainte-Lucie, Dominique, Trinidad, Saint-Vincent ou Rodrigues. L’auteur élargit volontairement son champ d’étude au-delà des limites administratives de l’Empire français, pour englober tout l’espace atlantique et indianocéanique où se sont croisées les influences africaines, européennes, amérindiennes et asiatiques.

Son propos n’est ni nostalgique ni exotique : il interroge la genèse d’un monde, celui que la créolisation a rendu possible. Dans ces sociétés issues du système esclavagiste, les cultures importées — celles des colons européens comme celles des peuples arrachés d’Afrique — se recomposent dans la contrainte, la douleur, mais aussi dans l’invention. De cette rencontre forcée naissent des musiques qui portent la trace des fractures et des résistances : biguine, gwoka, bèlè, quadrille, séga, maloya, méringue, zouk… Autant de genres que la France a parfois intégrés à sa propre culture sans toujours en reconnaître les origines tragiques.

Dicale propose une approche chronologique et analytique, attentive à la fois aux structures musicales et aux contextes sociaux dans lesquels elles se développent. Il fait revivre le Menuet Congo, premier avatar créole du XVIIIᵉ siècle, décrit l’appropriation du quadrille européen par les musiciens noirs, analyse la construction du méringue haïtien à la lumière du vaudou, ou encore la naissance de la biguine dans le Saint-Pierre d’avant 1902, « perle des Antilles » disparue sous les cendres de la montagne Pelée. Il parcourt ensuite l’océan Indien à la découverte des ségas mauriciens et réunionnais, puis rejoint la modernité des années 1980 avec le zouk, véritable révolution esthétique portée par Kassav’, où se mêlent basse funk, synthés, rythmes carnavalesques et échos salsa.

À chaque étape, l’auteur éclaire la logique du syncrétisme qui sous-tend ces musiques : collisions entre tambours africains et violons européens, entre cantiques protestants et bamboulas, entre gigues celtiques et chants d’esclaves. De ces hybridations naissent des expressions nouvelles, ni blanches ni noires, à la fois danses de résistance et chants de survie.

L’ouvrage s’attache également à la réception de ces musiques dans la culture française. Dicale rappelle comment, au XXᵉ siècle, le jazz fut essentialisé par certains critiques français persuadés qu’il ne pouvait être authentique que joué par des musiciens noirs. Il évoque la carrière de Joséphine Baker ou celle d’Henri Salvador, figures d’une créolité mise en scène pour le public hexagonal. Et il dénonce le mépris persistant envers le zouk, souvent réduit à une « musique du soleil », alors qu’il constitue l’une des créations les plus abouties de la modernité caribéenne.

En contrepoint, Dicale consacre de passionnants chapitres au retour des tambours : la redécouverte du gwo ka en Guadeloupe, du bèlè en Martinique, du maloya à La Réunion. Ces renaissances, à la fois culturelles et politiques, incarnent une quête de mémoire et d’identité. À travers ces musiques, souvent associées à des luttes sociales ou indépendantistes, se rejoue la reconquête d’une dignité longtemps confisquée.

Sous la rigueur de l’historien, se devine la sensibilité du fils de la diaspora. L’auteur ne dissimule pas le lien intime qui l’attache à ces sons de son enfance. Il conclut son livre sur un hommage à Vélo, tanbouyé mythique et figure d’Akiyo, qu’il écoutait jouer dans les rues de Pointe-à-Pitre : « Sublime, dérisoire, héroïque, désespéré, méprisé, génial, ce vyé nèg m’accompagne depuis mon enfance. Qu’on l’écoute. » Ce battement de tambour, à la fois souvenir et symbole, résonne comme le cœur même du livre.

Musiques nées de l’esclavage n’est pas seulement une somme historique : c’est un essai total sur la créolité musicale, sur les continuités et discontinuités entre l’Afrique, l’Europe et les Amériques, sur la capacité des peuples à transformer la souffrance en beauté, l’oppression en rythme. Bertrand Dicale y interroge la portée universelle de ces créations : si elles sont nées de la servitude, elles sont devenues le langage d’un monde globalisé, celui que Glissant appelait le Tout-Monde.

Dans une écriture fluide, précise, souvent poétique, il restitue aux musiques issues de l’esclavage leur profondeur historique et leur force contemporaine. Des plantations aux studios de Paris, des fêtes de village aux scènes internationales, il trace le fil d’une mémoire sonore qui irrigue encore la planète. Car, rappelle-t-il en conclusion, « partout, le samedi soir, les dancefloors du monde entier vibrent au son des musiques nées de l’esclavage » — et c’est peut-être là, dans ce rythme universel, que se joue la plus belle revanche de l’Histoire.

Bertrand Dicale – Musiques nées de l’esclavage

(Philharmonie de Paris Éditions, 2025)