
En souvenir de mon ami Miguel Jaar
Dans les années 60, je me rendis à Berlin en compagnie de quelques amis, dont Miguel Jaar.
Celui-ci, arrivé à Paris en plein Mai 68, ne trouva aucun taxi pour le conduire chez moi, au 34 de la rue Gay-Lussac. Il lui fallut donc porter sa lourde valise de ses bras frêles depuis la gare jusqu’à mon appartement, ce qui représentait un long trajet. Personne pour l’aider car la France entière était bloquée et les gens restaient terrés chez eux. Pour passer le temps, nous décidâmes de nous rendre à Berlin en compagnie de son neveu Roger Jaar et de son cousin, René. Mais pourquoi Berlin ? Par goût de l’aventure et parce que John Le Carré avait mis cette ville à la mode avec son best-seller, L’Espion qui venait du froid. Nous voilà donc partis, direction le Danemark d’abord pour aller demander au consul américain à Copenhague un visa nous permettant de prendre le long couloir menant à Berlin, alors divisé en deux par le fameux Mur. Ledit consul, comme tout bon consul américain, commença par vouloir nous décourager. Les Russes étaient, paraît-il, des assassins qui tenteraient de nous tuer. Nous écoutâmes Monsieur le Consul avec tout le respect qui lui était dû mais nous lui fîmes comprendre que nous désirions prendre le risque d’être tué. Il finit donc par nous donner le sésame, c’est-à-dire le visa. Aussitôt arrivés à Berlin-Ouest, l’aventure commença. A l’entrée même de l’hôtel, un sbire à la mine rébarbative sauta sur le pauvre Miguel en le traitant de terroriste palestinien. Miguel en effet était palestinien quoique haïtien – même si on le qualifiait de syrien à Port-au-Prince, alors qu’il n’avait jamais mis les pieds en Syrie – et de turco (turc) lorsqu’il se rendait en République Dominicaine. Voilà donc le pauvre Miguel palestinien, turc, dominicain et haïtien. Mais revenons à notre sbire au visage rébarbatif. Nous fûmes obligés de nous battre avec lui pour qu’il comprenne enfin que Miguel était un paisible commerçant de la grand-rue à Port-au-Prince et qu’il n’avait nullement l’intention de poser des bombes où que ce soit. Tout rentra alors dans l’ordre. Mais le lendemain en arrivant au Mur, l’aventure reprenait. Nous tombâmes sur un vopo russe plus raide qu’une batte de baseball. Il laissa passer Miguel, Roger et moi, mais arrivé à René, il éclata de rire. On se demanda ce que le paisible René avait de si cocasse, et c’est alors qu’il nous dit qu’il lui permettait de se rendre à Berlin-Est, mais à la condition qu’une fois rentré chez lui il changerait sa photo de passeport, car on eût dit un gamin d’à peine 10 ans. Nous visitâmes donc Berlin-Est et marchâmes sur la Karl-Marx Alley. Souvenirs inoubliables ! Je voulais ici rendre hommage à mon ami Miguel qui fut arrêté huit fois par les macoutes de Duvalier, vit sa maison incendiée par les mêmes et cinq membres de sa famille tués dans l’incendie. Mais ce n’était pas la fin des tragédies. Il fut finalement assassiné au Honduras, non par les méchants Russes, mais par des bandits qui voulaient une rançon.
illustration :La mort de Saint-Pierre