Baâda le malade imaginaire : ou de l’assujettissement ?

— Par Roland Sabra —

argan__toinetteArgan :
Je lui commande absolument de se préparer à prendre le mari que je dis.
Toinette :
Et moi, je lui défends absolument d’en faire rien.
Argan :
Où est-ce donc que nous sommes ? et quelle audace est-ce là, à une coquine de servante, de parler de la sorte devant son maître ?
Toinette :
Quand un maître ne songe pas à ce qu’il fait, une servante bien sensée est en droit de le redresser.

 

L’encre de Molière n’est pas encore sèche. La Compagnie Marbayassa dans Baâda le malade imaginaire en fait la démonstration. Le spectacle s’est joué à guichets fermés deux années de suite à Avignon, il a fait stade comble à Bamako, il s’est produit à La Réunion , en Guyane, à Ouagadougou, Francfort, Bruxelles… et Fort-de-France. Comme toutes les œuvres fortes, elle donne lieu à une foison de clés de lecture. Celle que nous propose la compagnie Marbayassa peut-être même à l’insu de l’intention première de la mise en scène, et qui semble émerger du jeu des comédiens est celle d’une dialectique entre maître et servante (Argan et Toinette), et au-delà d’une façon plus globale d’une problématique de l’assujettissement.

Argan, esclave de la médecine, est père autoritaire. Il instaure avec Angélique un vrai rapport de domination. Toinette est une servante raisonneuse qui devient la maîtresse de son maître. Elle tient un discours argumentatif. Elle use de la raison. Elle cherche à convaincre son patron. Elle lui tient tête. Elle se pose comme son égale. Elle argumente par anti-thèse. Elle reprend les arguments de son maître pour faire entendre le contraire de ce qu’il dit. Elle n’hésite pas à user d’un discours typiquement masculin renvoyant Argan à son langage « blessant », ses injures misérables et lui intime de parler de « sang-froid », d’entreprendre une discussion sérieuse sur les vraies raisons de cette « sotte » idée de mariage. La grande intelligence de la servante Toinette est de vite comprendre que le discours argumentatif a ses limites qui sont celles de la capacité de l’interlocuteur à être et à demeurer dans le domaine de la raison. Elle parle à Argan sans espoir, notamment sans espoir d’être entendue, pourrait-on croire. Mais ce discours de la raison raisonnante est adressé en réalité au public. Il lui faut bien admettre que son maître, lui, fait la sourde oreille. Elle va donc changer de registre et utiliser celui du travestissement pour qu’émerge enfin une vérité, quitte à pousser Argan du coté du ridicule. Le procédé est habituel chez Molière.

De bout en bout Toinette montre qu’elle n’appartient pas à la catégorie de la servitude. De sa capacité de persuasion dépend le sort d’Angélique. La maîtrise du discours lui appartient. Elle impose une sortie de conflit en utilisant la fausseté et la tromperie que seul peut entendre Argan.

La Toinette de la Compagnie Marbayassa est, on l’aura compris, le personnage central de Baâda le malade imaginaire. Elle se fait féticheur, use de gris-gris, se lamente, de la pseudo mort d’Argan sur le mode de la prière, agenouillée à terre sur ses talons. Elle retourne l’obscurantisme contre l’obscurantiste Argan. Dernier clin d’œil dialectique de Molière Argan se « libère » de sa servitude aux médecins en devenant médecin lui-même.

Le talent de la Compagnie Marbayassa est de rappeler que le texte de Molière est un bien commun ( Lire le compte rendu de M’A paru en 2015 ). Il appartient à l’humanité entière. Il se l’approprie sans en déposséder quiconque. Conçu comme une comédie-ballet au XVIIè siècle la troupe burkinabé insère des danses africaines à la place des ballets de Pierre Beauchamp. A la musique de Marc-Antoine Charpentier se substitue un accompagnement musical d’un joueur de balafon et de kora qui accompagne au mot près le texte.

La troupe fait preuve d’une énergie étonnante, d’un dynamisme surprenant et dune fraîcheur époustouflante après trois ans de route. Jouée dans la grande salle Aimé Césaire de Tropiques-Atrium, alors qu’elle s’accommode mieux de lieux plus intimes la réception du texte a parfois perdu en clarté, le propos ayant tendance à se diluer dans l’espace de la scène qui parut parfois immense. Que dire des accents, si ce n’est qu’il n’y a pas de neutralité en la matière, que l’accent « parisien » qui semble être la référence ne s’excepte pas d’une logique de domination, que par ailleurs au 17ème les accents régionaux étaient fortement présents y compris dans la troupe  de Molière. Alors?

Le travail proposé, polyphonique, non réductible à une seule grille de lecture, déborde d’intelligence et d’à propos. Et si la prestation de Toinette émerge du lot et invite à cette approche ce n’est que parce qu’elle est bien soutenue par la troupe qui fait un travail collectif remarquable.

La salle a beaucoup ri et on se disait que ces rires devaient être les mêmes que ceux qui jaillissaient du public de 1673.

Fort-de-France, le 07-10-2016

R.S.

Baâda, le malade imaginaire

 d’après Molière

par la Compagnie Marbayassa

Adaptation & Mise en scène : Guy Giroud
Avec : Jules Gouba, Wilfrid Ouedraogo, Haoua Sangaré, Monique Sawadogo, Bachir Tassembedo & Léon Zongo Musicien : Drissa Dembélé
Régisseur : Georges Riolo

le 06/10/2016

Tropiques-Atrium