Avignon 2022 : « Toxique », « Kan lamour èk lo azar i zoué avek », « Spectre », « Une opérette à Ravensbrück »

— Par Dominique Daeschler —

Toxique de Françoise Sagan m.e.s. Cécile Camp- adaptation Michèle Ruivo – Théâtre des lilas.
Kan lamour èk lo azar i zoué avek- Le jeu de l’amour et du hasard. Marivaux. m.e.s. et traduction en créole réunionnais Lolita Tergemina. Toma.
Spectre – chorégraphie, mes : David Milôme. Toma.
Une opérette à Ravensbrück -Germaine Tillion-m.e.s. Claudine Van Beneden- Le Chien qui fume.

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Toxique de Françoise Sagan – m.e.s. Cécile Camp- adaptation Michèle Ruivo – Théâtre des lilas.

— Par Dominique Daeschler —

La comédienne Christine Culerier, familière de l’œuvre de Sagan, s’empare de son journal écrit lorsque l’autrice est en cure de désintoxication pour une dépendance à un dérivé de la morphine administré après un grave accident de voiture.

La sobriété recherchée dans le décor ( un petit lit, une table de nuit qui croule sous les livres, une chaise) est également développée dans le jeu qui met en valeur la mise à nu d’un journal : point d’effet de voix et des déplacements de chat. La jeune Sagan se livre, avec déjà la distance de l’écrivain, avec une pointe de malice quand elle évoque la nature et sa légendaire mondanité quand elle évoque sa vie tumultueuse. Les livres, notamment Baudelaire et Rimbaud accompagnent ses longues journées. C’est le temps d’une belle réflexion sur comment écrire : rythme, son…que la comédienne amène au « dit sur scène »   d’un texte littéraire avec aisance. La relation aux autres malades , au médecin nous fait découvrir une Sagan plus humaine, s’interrogeant aussi sans faux semblant sur le rapport à son corps. Comme dirait Blin la mise en scène est ici dans ce qui ne se voit pas, dans ce rapport à l’intime, au vague à l’âme, dans une légèreté qui masque la souffrance, ce que la comédienne confirme par son jeu, joliment accompagnée par la musique de Victor Paimblanc.

Kan lamour èk lo azar i zoué avekLe jeu de l’amour et du hasard. Marivaux. mes et traduction en créole réunionnais Lolita Tergemina. Toma.

 

La compagnie réunionnaise Sakidi a pour ambition de faire connaître au public réunionnais les grands textes du répertoire et de valoriser le théâtre d’expression créole. Gageure que de choisir Marivaux et sa langue savante et de retrouver, à travers une traduction en créole, des thèmes qui parlent à cette société à travers la contestation sociale, le pouvoir de l’argent et du mensonge, les jeux de rôle. La traduction, dans un langage fleuri, prend ses distances et s’en amuse, permettant aux acteurs de retrouver des codes créant une complicité avec le public. Les femmes mènent la danse et Lolita Tergemina metteuse en scène joue avec rouerie la servante Lisette. On triche sur l’origine sociale avec cette constance du duo maître-serviteur aux connotations hégéliennes qui n’est pas sans rappeler en Outremer d’autres combats. On s’aime ou on a envie d’être aimé et de faire ses griffes ? Marivaux adepte de la lutte des classes et de l’ascenseur social ? Il y a ce qui peut advenir et ce qui est : tout rentre dans l’ordre et les conventions une fois les subterfuges éventés et c’est avec soulagement qu’on voit chacun retrouver sa place. Pas de mésalliance ! Là aussi, si l’on transfère sur des reconnaissances sociales et identitaires le texte se fait grinçant.

La scénographie et le décor sont au service du propos dans la vivacité du mouvement et l’astuce : de simples panneaux qu’on ouvre ou ferme pour changer le lieu et permettant de se cacher pour voir.

C’est enlevé, au gré des humeurs et des révélations, se moquant joyeusement de l’excès, valorisé par des comédiens d’expérience.

 

Spectrechorégraphie, m.e.s. : David Milôme. Toma.

 

Créée par le danseur et chorégraphe martiniquais David Milôme, la compagnie de hip hop MD réunit 8 danseurs de nationalités différentes pour dire nos peurs obsessionnelles de la mort activées par les années covid ,nos incompréhensions, interprétations, réactions respectives devant «nos morts». Comment conjuguer révolte et réflexion ? Comment continuer à vivre, dépasser sans oublier ?

Milôme réussit à faire une symbiose entre chorégraphie, mise en scène et idée directrice, rien n’apparaît gratuit. Les jeunes danseurs, tous excellents, prennent le plateau avec fougue, donnant à voir à la fois une belle maîtrise technique et une déclinaison habitée de la notion d’ensemble. Cette tension devient fragile quand il faut isoler un solo, un duo, un trio, la baisse de rythme ne peut alors être compensée par l’émotion car il y a trop de dramatisation (les tombes).

L’image de l’énergie de vie reste cependant la plus forte .

 

Une opérette à Ravensbrück -Germaine Tillion- m.e.s. Claudine Van Beneden- Le Chien qui fume.

 

Publié en 2015, le Verfügbar aux enfers, opérette écrite par la résistante et ethnologue Germaine Tillion avec ses compagnes de camp de concentration à Ravensbrück étonne à la fois par son contenu caustique dans l’esprit « revue » et par la place singulière qu’il occupe dans les écrits de cette chercheuse au CNRS, rare femme ayant été «panthéonisée ». Le verfügbar c’est le nom donné aux femmes qui ont eu les tâches les plus dures dans les camps en fonction d’un refus absolu d’effectuer un travail qui serve l’effort de guerre nazi.

Deux espaces scéniques différents : l’un réservé à un naturaliste qui anime une conférence sur «les espèces» mises sous cloche  et celui du verfügbar constitué de deux praticables en estrade (s’ouvrant, se fermant) permettant de jouer la revue et l’enfermement pour cinq femmes différentes tant dans leur origine sociale que leur parcours sentimental et professionnel. Quand la scène s’ouvre sur des femmes en maillot de bains chantant à tue -tête des airs lyriques populaires dans le style cabaret avec le clinquant de lumières d’un univers factice on est saisi par l’affirmation d’une résistance faite avec les moyens du bord et d’une dérision bien assumée. Se succèdent des flashs sur la vie de l’une ou l’autre et les humiliations du camp avec les tentations de tout lâcher ou de céder au désespoir : elles chantent, dansent et envahissent l’espace du naturaliste, le rire est salvateur. L’adaptation faite par Claudine Van Beneden reprend le texte de Tillion dans son intégralité. Sans doute retrouve t’on l’ethnologue dans la création du naturaliste : si l’on comprend bien la référence aux théorisations du nazisme quant aux races, cette incarnation paraît maladroite et peu théâtrale, ralentissant le rythme. C’est dommage car les comédiennes chanteuses ont de « l’abattage » conduisant cette résistance à la déshumanisation avec humour et dignité. Ce qui pourrait paraître incompatible renforce la gravité du propos. « Survivre, notre ultime sabotage » écrit Germaine Tillion.