Aurélia Michel : « L’histoire de l’esclavage irrigue encore une large part de l’organisation de notre société »

La fiction raciste de « Valeurs actuelles » et le débat sur le titre « Les Dix Petits Nègres » montrent que l’ordre établi depuis plusieurs siècles ne tient plus tout seul : il faut l’alimenter d’arguments, de dessins, de fantasmes, analyse l’historienne dans un entretien au « Monde ».

— Propos recueillis par Claire Legros —

Que dit la fiction raciste de Valeurs actuelles de notre société ? Comment analyser les débats sur la suppression du mot « nègres » dans le titre du célèbre roman d’Agatha Christie ? Aurélia Michel est historienne et autrice d’un essai où elle décrypte la façon dont l’esclavage et la colonisation ont contribué à construire un « ordre racial » qui structure encore aujourd’hui le monde contemporain (Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Points, « Essais », inédit, 400 p., 10 euros).

Pour la chercheuse au Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (Cessma) et maîtresse de conférences en histoire des Amériques noires à l’université Paris-Diderot, on assiste à « une remise en cause croissante de cette organisation sociale fondée sur la race ».

Quelle analyse faites-vous de la publication par « Valeurs actuelles » du récit mettant en scène Danièle Obono, députée de Paris (La France insoumise), en esclave africaine ?

Cet épisode met en scène de façon extrêmement choquante, mais malheureusement sans surprise, des ressorts classiques du racisme depuis le XIXe siècle. On y trouve bien sûr la négation de l’implication de l’Europe dans la traite, dont la responsabilité est renvoyée aux Africains, alors que le XVIIIe siècle, période choisie par les auteurs, est précisément le moment où la traite africaine est entièrement commanditée par l’économie européenne.

Un autre procédé raciste bien identifié est l’ensauvagement – terme utilisé récemment dans un autre contexte –, qui consiste à mettre en scène le caractère prétendument primitif des conditions de vie des Africains, pour le tourner en ridicule, alors même que les conditions de vie des paysans français à la même époque n’étaient sans doute pas plus confortables selon ces critères.

La mise en avant de fantasmes sur l’esclavage sexuel constitue un autre procédé raciste, là encore sans aucun fondement historique. Les seuls personnages blancs – et français –, dans cette histoire, sont un prêtre et des religieuses, ce qui montre bien l’image tronquée de la France que ses auteurs cherchent à restaurer, d’autant plus absurde que l’Eglise catholique n’était alors pas engagée contre l’esclavage.

Vous montrez dans votre essai que l’histoire de l’esclavage reste très présente dans l’organisation de notre société. Cette séquence s’inscrit-elle dans cet héritage ?

Elle en fait pleinement partie. L’histoire de l’esclavage et de la colonisation irrigue encore une large part de notre organisation économique, sociale et politique. Au moment de l’abolition de l’esclavage, la notion de race s’est construite sur un argumentaire pseudo-biologique qui, comme l’esclavage, met en place une altérité radicale, une exclusion fondamentale du groupe : les catégories raciales déterminent les corps susceptibles d’être exploités par une position prétendument naturelle dans le monde du vivant…

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