Au Festival de Fort-de-France : « Quartier de femmes sous haute surveillance »

— par Janine Bailly —

Une cellule du dépôt du tribunal, en Martinique. Trois femmes qui attendent, d’être jugées ou auditionnées par un juge. On les a pour cela extraites de leur prison, et selon la loi, on peut les retenir là jusqu’à vingt heures d’affilée. Sur la scène, deux simples bancs dos à dos, unique point d’ancrage de la scénographie, et qui symbolisent l’attente autant qu’ils figurent le lieu. Nul besoin d’aucun autre artifice, le décor est planté, et les premières répliques ne laisseront aucun doute, ces femmes sont bien appelées à rendre compte devant la justice des hommes. Le ton est d’emblée empreint d’une agressivité qui cache la souffrance intime, les voix font dans la démesure, et la tension inhérente à ce genre d’endroit n’en est que plus palpable. Déjà l’on pressent que l’issue pourrait bien se trouver dans un inévitable débordement de violence.

Ainsi commence Quartier de femmes sous haute surveillance, la pièce conçue et mise en scène, pour le Festival de Fort-de-France 2017, par Jean-José Alpha — assisté de Yva Gaubron — qui a trouvé son sujet en 2004, dans la session de la Cour d’Assises, où il a exercé ce rôle de juré auquel tout citoyen peut un jour être appelé. Mi-créole mi-français, mâtiné d’espagnol, le texte comme aussi le jeu, est suffisamment explicite pour que, même sans parler vraiment la langue du pays martiniquais, les spectateurs “lambda”, dont je fais partie, puissent suivre la progression de l’intrigue, se sentir concernés, et se laisser émouvoir par ce qui leur est donné à voir, à entendre, et/ou à deviner. Le public ne s’y est pas trompé, qui a fait fi des conditions un peu contraignantes de la représentation dans la salle du Centre culturel G. Nouret, climatisation trop sonore gênant la compréhension, qu’on viendra à couper mais alors, la chaleur se fera intense, vision limitée par la disposition des chaises sur un niveau unique. Un public qui a été remarquable par une grande qualité d’écoute, par des réactions judicieuses, et de vivaces applaudissements en fin de partie.

Trois femmes donc, de celles que la société appelle sans distinction “criminelles”, mais trois personnalités différentes, toutes trois de caractère bien marqué, et dans une sorte de huis-clos obligé se racontant, se mesurant, se défiant ou se faisant, de façon trop éphémère, pour l’autre compréhensives ou consolantes. Chacune nous dira à sa façon son histoire.

La plus diserte, parce que sans doute la plus naïve, celle qui de ses mains nerveuses triture sans repos une poupée qu’elle désarticule, nous contera longuement, d’une voix aux accents enfantins mais prompte à s’enfler dans le tragique de son récit, ce qui fut son drame. Comment la fougue, la sensualité débridée des amours commençantes a laissé place aux mensonges, aux trahisons, aux insultes humiliantes et aux coups, infligés par l’homme que l’on croyait sien. Comment, dans un instant de folie, initié par quelque “diable”, fut scellé le destin de l’enfant, du bébé qui aurait pu être lien mais était devenu gêne.

La deuxième est là bien plantée, les deux pieds au sol, les épaules carrées, le corps fort et droit, l’allure qu’on pourrait dire noire et conquérante. Elle clame sa juste colère, que la vengeance n’a pas éteinte. Elle dit la douleur et l’humiliation, doubles, d’avoir été trompée par le jeune amant qu’elle s’était choisi, d’avoir permis par son aveuglement que le jeune “coq arrogant” abuse de Suzon son enfant, sa fille qu’elle n’a pas pu/pas su protéger. Elle harangue le public, le prend à témoin, au-devant de la scène, car quelle mère n’aurait pas fait comme elle, comme ce pour quoi on va la juger, et sans doute la condamner ?

La dernière se veut différente. Sa jeunesse, ses quatorze ans triomphants se sont éloignés, mais elle a gardé trace de cette beauté qui aurait pu lui ouvrir “les portes du mannequinat”, corps élancé, longues jambes déliées, féminité plus affirmée que celle de ses consœurs. Et pourtant, des nombreux amants qui la comblaient alors de cadeaux, robes bijoux voiture, elle n’a gardé que le ventre rond et l’enfant à naître, qui tous les fit fuir sans exception, la laissant à sa solitude, à l’obligation de s’en sortir par ses propres moyens. Originaire de Santo-Domingo, elle évoquera, comme secours, la Santeria. Sur son chemin, les trafics, la drogue, la prostitution ? Mais quel est donc précisément son crime, que je n’ai pas réussi à identifier ?

Ensemble, mais séparées. Toutes trois victimes ou bourreaux, dans un monde sans pitié, fait par les hommes pour les hommes. Côte à côte, mais enfermées chacune dans le carcan du drame. Et quand viendra le moment d’évoquer ses croyances, la plus faible s’en référant à l’âme et à son Dieu, la plus forte, la plus pragmatique aussi ne se fiant qu’en la capacité humaine de défendre son bien et sa famille, cette dernière laissera exploser une fureur qui eût pu être fatale, pour ensuite comprendre, et se repentir.

Trois destins incarnés par trois actrices dont l’investissement est total, chacune transmettant au public des émotions singulières. Stéphanie Rome, Denise Ducart, Cristèle Calixte : trois façons d’interpréter bien différentes et complémentaires, pour un spectacle qui sait nous parler d’une réalité souvent tragique et difficile. D’ailleurs, les femmes, les criminelles, la prison, voici bien trois thèmes par lesquels Jean-José Alpha aime à nous interpeller, comme il le fit précédemment en mettant en scène, de Tony Delsham Tribunal des femmes bafouées, de Pierrette Dupoyet Laisse tomber la neige. Une autre chance de voir Quartier de femmes sous haute surveillance vous est offerte puisque la pièce se jouera les 17 et 18 juillet, au Centre Culturel A. Aliker, quartier Sainte-Thérèse, à Fort-de-France : ne la manquez surtout pas !

Janine Bailly, Fort-de-France, le 6 juillet 2017

Photos Paul Chéneau