Art et pratiques du détournement, Dominique Berthet (dir.)

Art et pratiques du détournement, Dominique Berthet (dir.), Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », série « Esthétique », 2023.

— Par Alain Joséphine —

Art et pratiques du détournement est un recueil qui rassemble en un peu moins de deux cents pages les textes du colloque intitulé « Art et détournement » qui s’est déroulé en Guadeloupe en novembre 2018. La première de couverture présente une reproduction d’une installation que l’artiste Richard-Viktor Sainsily Cayol a exposée à la Biennale Internationale d’Art Contemporain de Florence en 2017.

L’ouvrage est articulé autour de deux grands axes. Le premier, « Esthétique du détournement », regroupe cinq textes qui interrogent, précisément, les enjeux esthétiques de cette thématique. Le deuxième axe intitulé « Détournements en Caraïbe », se compose de huit textes qui interrogent davantage les modalités du détournement à travers l’analyse de différentes pratiques d’artistes de la Caraïbe.

Qu’est-ce qu’un détournement ? En avant-propos, Dominique Berthet en rappelle quelques particularités : « Le détournement modifie l’apparence d’un objet, d’une chose, d’une œuvre et propose un écart, un décalage, une nouveauté. Il est une modification de l’usage, de la fonction du contexte, du lieu, de la nature, de l’aspect » (p. 11).

Le premier texte de cette première partie est de Bruno Péquignot, intitulé « Le détournement, une esthétique du politique ? ». En s’inspirant directement d’un écrit de Guy Debord (qui est considéré comme le principal théoricien du mouvement Situationniste dont il rédige le texte fondateur en 1957), Bruno Péquignot souhaite mettre en avant deux idées qui découlent du détournement. La première est que le détournement relève de la propagande c’est-à-dire du politique, et la deuxième est que le détournement est une forme de dépassement de l’art. Pour étayer son raisonnement, il étudie deux exemples tirés de la publicité. L’un est une recomposition photographique du tableau de Vélasquez Les Ménines, utilisée par une grande chaîne de magasins pour promotionner le tourisme espagnol, l’autre, la fameuse affiche pour les vêtements de Marithé et François Girbaud où est représentée La Cène d’après Léonard de Vinci, dans laquelle tous les personnages (sauf un, vu de dos) sont remplacés par des femmes.

S’il ne s’appuie guère sur le premier exemple, Bruno Péquignot insiste plutôt sur le caractère subversif du second. Cette affiche fit en effet l’objet d’un procès à l’initiative de la conférence des évêques de France au motif d’une « utilisation mercantile d’un acte fondateur ». En réalité ce qui choque dans cette affiche « c’est l’inversion du genre. Représenter Le Christ et ses disciples par des femmes voilà qui est objet de scandale dans une religion qui, comme toutes les religions monothéistes, exclut de fait les femmes », écrit Bruno Péquignot (p. 18). Le détournement, dans cet exemple, prend une forme de subversion religieuse, mais aussi politique puisque « la revendication féministe face aux religions en général est, en effet, politiquement subversive par la critique qu’elle contient du suprématisme masculin » (p. 19).

Bruno Péquignot note également que le détournement s’opère toujours à partir d’œuvres connues, admirées et faisant quasiment partie d’une forme de patrimoine social qui leur enlève une partie de leur force critique. « Le détournement de ses œuvres leur permet de se réapproprier leur puissance critique et leur redonne une nouvelle actualité » (p. 22). Il y aurait donc une esthétique qui renforcerait la fonction sociale des arts. Le détournement qui se veut politique serait toujours une intervention esthétique dans le politique.

Dans le texte suivant intitulé « Le détournement : de l’accident au principal », Christophe Génin introduit la problématique du détournement comme un principe inhérent à l’art : l’art est un détournement par principe qui fonctionne par appropriation.

Le détournement premier est celui de la matière brute dont l’homme s’approprie la maniabilité pour pouvoir ensuite l’utiliser. Puis vient un second détournement pour passer du simple outillage à une instrumentation spirituelle ; l’appropriation du monde se constituant par la main et l’esprit.

Que l’art soit un détournement par principe parait évident. En effet, les termes d’allégorie et de métaphore souvent employés pour les objets de l’art déplacent les signes et le sens dans d’autres lieux ou d’autres domaines.

Une fois cela posé, Christophe Génin émet une réserve. Si l’ensemble des gestes qui transforment la matière (ce qu’il appelle la tournure) atteint une perfection formelle, cette tournure peut s’édifier en routine, et l’art sombrer dans un académisme et un conformisme de la pensée en devenant un art d’agrément. Il faut donc un détournement supplémentaire pour redonner au détournement d’appropriation sa valeur critique : c’est la parodie. Il s’en explique : « il faut que le détournement garde lui-même vive toute la force de son dynamisme critique. Il ne faut pas que la critique antérieure devienne elle-même un acquis inaltérable. Dialectique, le détournement doit donc être la négation de sa propre instauration critique. D’où le rôle du drôle » (p. 30).

Ayant exposé le cadre théorique de sa réflexion, Christophe Génin s’intéresse alors aux procédés de détournement que va opérer le sinologue et situationniste René Viénet sur certains films chinois.

Le terme d’appropriation apparaît dans plusieurs textes au fil de la lecture, notamment dans celui de Dominique Berthet « Appropriation et détournement ». Ici « Le détournement est une modalité de l’appropriation c’est-à-dire de ce processus créateur qui consiste à utiliser une source, un référent déjà existant dans la réalisation d’une œuvre nouvelle » (p. 42). C’est cette problématique que Dominique Berthet explore en proposant plusieurs exemples de réalisations utilisant à des degrés divers la notion d’appropriation et donc de détournement. Mais c’est la question du détournement comme recyclage qui va concentrer l’essentiel de sa réflexion.

Trois artistes sont cités pour leurs travaux surprenants et inattendus : Vik Muniz (Brésil), El Anatsui (Ghana), Tony Capellan (République dominicaine) qui utilisent tous les trois des objets collectés pour créer leurs installations.

La puissance critique de ces œuvres naît de la nouvelle cohérence qu’acquièrent les fragments rassemblés et agencés. Ils donnent forme à un nouvel ordonnancement de leur présence et instaurent entre eux une communication qui relève de ce que Dominique Berthet définit comme une esthétique de la rencontre.

Une fois n’est pas coutume, Dominique Chateau dans son texte, n’analyse pas l’histoire que raconte un film, mais raconte l’histoire aussi improbable qu’étonnante d’un détournement ou plutôt d’une chaîne de détournements. En nous emmenant aux confins de l’île de Formose (Taïwan aujourd’hui) dans les années 1870, Dominique Chateau nous met sur les traces d’une gravure réalisée à partir d’une photographie, elle-même reproduite au fusain au format d’une fresque, un siècle et demi plus tard sur le mur d’une friche industrielle, qui deviendra le décor du film dont est issu le titre de sa communication : « Le détournement : genèse et interprétation à propos d’une séquence des Chiens errants, de Tsai Ming-liang » (p. 53). En abordant le processus de création du cinéaste malaisien, Dominique Chateau analyse le détournement en termes d’extraction, de transplantation, de transmutation.

Faisant référence à un autre détournement, celui du regard, Frédéric Lefrançois clôt cette première partie en analysant « L’art du détournement chez Banksy ». Il nous permet de saisir les enjeux « d’une création marronne, dissidente et libre qui s’offre aisément au regard de tous, mais se dérobe dès que l’on cherche à la posséder » (p. 73). Banksy, cet artiste que l’on n’a jamais vu, et qui n’est jamais là où on l’attend joue de cette forme d’ubiquité et travaille à « constamment détourner le regard d’une cible vers une autre » (p. 75). « Parce qu’il en dit plus sur la vie qui s’y connecte que du marché qui le convoite » (p. 78), l’art de Banksy détourne le regard et démocratise la réflexion sur la quintessence de l’art. Il « […] nous invite en surface au détournement, mais en profondeur au recentrement », écrit l’auteur (p. 79).

La seconde partie de ce recueil rassemble des textes dans lesquels sont analysées des pratiques d’artistes de la Caraïbe. Ces analyses sont réalisées par des contributeurs réguliers aux colloques du C.E.R.E.A.P ou bien par les artistes eux-mêmes. C’est le cas de Richard-Viktor Sainsily Cayol (p. 133), de Stan Musquer (p. 143), ou encore de José Lewest (p. 97).

Un grand nombre de ces textes pose comme base préalable au détournement le fait historique de l’esclavage et/ou les luttes de pouvoir qui en découlent. Ainsi José Lewest explique comment il reporte « […] la stratégie d’occupation coloniale de l’espace par des procédés graphiques et picturaux d’occupation de la toile » (p. 110). Il met aussi en relief un dispositif qu’utilise le peintre guadeloupéen Hébert Édau, dans lequel le détournement est utilisé comme une recréation. Il y décrit un processus de création picturale partagée afin de rejouer et de détourner par la peinture l’acte de prédation, d’appropriation, d’expropriation de l’espace réel par les forces invasives coloniales. Le détournement de la propriété foncière est rejoué ici dans un détournement de la propriété intellectuelle et artistique, puisque Édau s’approprie les démarches picturales de plusieurs artistes, dont Michel Rovelas, Joël Nankin, Antoine Nabajoth. Il crée, selon José Lewest, une sorte de « métasynthèse des langages plastiques intraguadeloupéens ouvrant sur un synthétisme plus contrôlé, d’ordre domestique et révélant la dimension de lyannaj créatrice du détournement » (p. 106). Le détournement, dans ce cas, est d’ordre poïétique puisqu’il modifie le processus de création du peintre, et le titre de la contribution de José Lewest n’en est que mieux éclairé : « Le détournement dans la construction des langages plastiques dans la Caraïbe ».

Mais il faut également inventer des esthétiques. C’est l’engagement de Richard-Viktor Sainsily Cayol. En usant de « contournement, de retournement, de renversement, de falsification, de parodie, de démystification » (p. 133), il incarne un « héritier captif… rebelle » (p. 139). Dans les deux installations majeures qu’il présente (Musing Jeopardy 1.0 et Musing Jeopardy 2.0), il manipule, recompose, reconfigure avec un extrême raffinement, le sens des images et les objets qu’il utilise afin de questionner les enjeux de notre histoire « contemporaine ».

Inventer de nouvelles esthétiques en déconstruisant les imaginaires est une problématique que l’on retrouve dans plusieurs textes de cette deuxième partie. Stan Musquer, fidèle à l’édification de ses séries explique comment il détourne le principe même de l’icône pour en créer de nouvelles, de nouveaux portraits sans visage, mais avec grena (mobylette traditionnelle en Guadeloupe), de nouveaux Adam et Ève.

C’est d’ailleurs l’appropriation de cette même figure classique de l’art Adam, Ève et la pomme par deux artistes caribéens vivant en Guadeloupe, que Scarlett Jésus propose d’analyser dans son texte « Adam, Ève et la pomme : remix et détournement » (p. 83). On retrouve l’idée que l’œuvre à la source du détournement, l’œuvre piratée donc, doit pouvoir être reconnue pour donner du sens au détournement qui est opéré. Le remix porte sur des œuvres emblématiques que tout un chacun a en mémoire. Ainsi le thème de Adam, Ève et la pomme est, plus d’une fois dans l’histoire de l’art, repris, revisité par Dürer en 1504, Raphaël en 1510, Cranach en 1526, Le Titien en 1550, Rubens en 1629. Ajoutant à cette liste de spoliateurs Bruno Pédurand en 2008 et Stan Musquer en 2012, Scarlett Jésus témoigne par la même occasion du réel questionnement esthétique qui traverse les œuvres des deux artistes ; œuvres qui, nourries par des imaginaires culturels différents, « s’approprient, mixent, détournent et réinterprètent de façon critique un mythe » (p. 95).

L’idée de déconstruction de l’imaginaire actuel est aussi présente dans la démarche des deux artistes que présente Mireille Bandou Kermarrec : Marielle Plaisir et Ano. Pour ce dernier, il faut passer au-delà de la désignation des choses, il faut réinvestir ce champ de connaissances du monde « qui passe par le corps, le chant, la musique, la danse, c’est-à-dire par la pensée collective » (p. 120).

Chargés d’une histoire aussi récente que tragique, les images et les objets ont un statut particulier dans la Caraïbe. En Haïti, Anne-Catherine Berry révèle comment « […] certains principes d’appropriation et de détournement sont manifestes dans certaines créations et s’inscrivent dans un mode de vie, voire de survie » (p. 158). C’est cette même importance du détournement dans une économie de survie que pointe Martine Potoczny dans « Pratiques, enjeux et pouvoirs du détournement dans l’art à Cuba » (p. 169).

La lecture de ces textes nous permet de saisir la diversité des démarches ainsi que les différents enjeux que constitue l’entreprise du détournement. Il nous apparaît que les problématiques qu’il génère dans la Caraïbe lui confèrent une force et une puissance supplémentaires dont le présent ouvrage est une excellente caisse de résonance.

  • Date de publication : 20 septembre 2023
  • Broché – format : 13,5 x 21,5 cm • 200 pages
  • Langue : français
  • ISBN : 978-2-336-40395-3
  • EAN13 : 9782336403953
  • EAN PDF : 9782336403960
  • EAN ePUB : 9782336403977
  • (Imprimé en France)
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