« Armine, sister » dans une mise en scène de Jaroslaw Fret

— Par Michèle Bigot —

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Photo Karol Jarek. DR.

Le spectacle est précédé d’une rencontre avec Ludwig Flaszen, animée par Georges Banu, avec Thomas Richard et Jaroslaw Fret. La rencontre est suivie de la projection de la captation cinématographique d’Akropolis, mis en scène par Jerzy Grotowski, à Wroclaw en 1962.

Grotowski aujourd’hui encore
La rencontre organisée par Ph. Adrien autour de Ludwig FLashen est un hommage à Grotowski, dont l’occasion était offerte par la publication du livre de L. Flaszen intitulé Grotowski et l’invitation au Théâtre de la Tempête de la « performance theâtrale » de Jaroslaw Fret. L. Flashen, critique dramatique et écrivain, est une des personnes les plus autorisées à témoigner de l’histoire et des pratiques théâtrales de Grotowski, puisque, dans les années 1950, il fut avec lui à l’origine de la création du Theâtre des 13 rangs à Opole, qui deviendra le Teatr Laboratorium. C’est donc un grand moment d’émotion pour les spectateurs parisiens d’assister à cette rencontre et d’entendre de vive voix ses souvenirs et son témoignage. C’est aussi l’occasion de constater que la voie ouverte par Grotowski est poursuivie par ses disciples non moins en Pologne (ce dont témoigne le travail de Jaroslaw Flet autant que ses propos) que dans l’ensemble de l’univers du théâtre occidental.
Mais chacun puise à sa guise dans cet héritage. Si c’est une évidence pour des metteurs en scène comme P. Brook ou C. Régy, ce n’en n’est pas moins vrai pour A. Mnouchkine, quoique celle-ci puise plutôt dans la seconde tradition de Grotowki, celle du Théâtre des sources.
Retraçant à grands traits l’histoire du Théâtre Laboratoire, et s’appuyant sur la lecture de quelques textes théoriques de Grotowki, Ludwig Flaszen explique en quoi consiste le « théâtre pauvre » et en quoi il prolonge à son insu le projet d’A. Artaud (Grotowski a toujours insisté sur le fait qu’il ne connaissait pas Artaud quand il a commencé son travail de mise en scène ; il revendiquait comme maîtres Stanislawki et Brecht) : à la différence du théâtre « riche » qui s’épuise à courir après les techniques modernes de l’image et du son, le théâtre « pauvre » se concentre sur la relation immédiate, présentielle, et quasi sensuelle entre l’acteur et le spectateur (qu’il considère non comme un public, mais comme quelques témoins considérés individuellement). C’est ce qui explique en partie le choix d’une petite jauge et la présence des spectateurs au milieu de l’espace scénique. On ne salue pas, on n’applaudit pas dans le théâtre pauvre. Un silence religieux est de mise. Par ailleurs, on fait fi aussi des éclairages subtils, des costumes et de tout l’attirail hérité du théâtre bourgeois.
Il s’agit de se concentrer sur la méthode de l’acteur. Mais là encore tout est à revoir : le travail de l’acteur est non-verbal, en tout cas au sens où on entend ordinairement le dialogue théâtral. Lorsqu’il y a texte ( comme dans Akropolis) celui-ci est psalmodié, susurré, hurlé, ou chanté : la voix, le débit de la parole, le rythme et l’intonation sont ici plus importants que le verbe lui-même, de telle sorte que rien n’empêche qu’on assiste à la représentation en polonais ; l’essentiel du message reste perceptible. Le spectacle théâtral est avant tout considéré comme une « action vocale ». Il s’agit d’agir non par le texte mais par la voix. Le terme même de « spectacle » est impropre ici : le théâtre est un acte réalisé hic et nunc, devant (pour) des spectateurs (témoins). Ce n’est pas une représentation de la vie !
L’acteur doit être prêt à mettre en jeu toutes les dispositions de son corps.
« Cruel envers moi-même » disait Artaud ! Alors l’acteur doit être cruel envers lui-même. Son travail est une ascèse et la représentation une épreuve, une cérémonie quasi sacrificielle. Le spectateur-témoin souffre avec (ou, devrait-on dire, « dans ») l’acteur. Il prend part à l’acte théâtral vu comme acte total. En toute rigueur, avec la même ascèse que celle qui est requise des acteurs. « La cruauté, c’est la rigueur » disait Artaud. « Rien de profond ne sort de l’improvisation » répond Grotowski. Le maître mot est la rigueur (et l’humilité dans le travail, comme le savent tous les artisans.)
De manière générale, Grotowski est en plein accord avec Artaud quand il refuse de séparer le physique et le spirituel. Par le théâtre, il s’agit de projeter acteurs et spectateurs dans quelque chose d’extrême (tout le contraire d’un divertissement).
Dans cette recherche du sacré dans le théâtre, Grotowski rejoint Artaud sans en avoir conscience, au moins au départ. Au Théâtre Laboratoire, on ne recherche pas le succes. D’ailleurs, à une époque où l’état avait la haute main sur les représentations, l’espace de liberté résidait dans les seules répétitions. C’est donc dans les répétitions que s’est accompli le vrai travail théâtral, non dans la représentation. Le nombre des spectateurs importait si peu à Grotowski qu’un jour il s’est trouvé qu’il n’y avait pas de spectateurs du tout pour voir Acropolis. Qu’à cela ne tienne ! Grotowski a dit à ses acteurs : « Jouez pour moi ! »
Allant au bout de sa démarche, Grotowski a cessé de monter des spectacles depuis 1970. Le travail de répétition lui apparaît plus important non moins que le travail du chercheur. Lui-même se plaisait à se désigner comme « researcher », et c’est comme tel qu’il fut reconnu en France. En mars 1997, il devient titulaire de la chaire d’anthropologie théâtrale au collège de France et prononce sa leçon inaugurale aux Bouffes du Nord, rendant ainsi hommage à P. Brook qui a été son complice depuis leur rencontre. Sa religiosité et sa curiosité pour les cultures du monde s’affirment encore plus nettement dans la dernière partie de son parcours, au Workcenter de Pontedera, dans son travail sur les chants anciens, les rituels et les traditions oubliés .

L’exemple d’Acropolis

L’argument de la pièce repose sur le drame de Wyspianski écrit en 1904 et intitulé Acropolis. Il s’agissait d’une transposition dans l’histoire de la Pologne moderne de différentes scènes de la Bible et des poèmes homériques. Telle que revisitée par Grotowski, la pièce résulte d’une transposition de second degré, puisque lui-même reprend les scènes évoquées par Wyspianski pour les transférer dans un camp d’extermination. Les motifs de la culture méditerranéenne, dont Wyspianski éprouve la vitalité au regard de la Pologne du début du siècle, résisteront-ils à la tragédie d’Auschwitz ? Telle est la question soulevée par Grotowski. Ces motifs peuvent-ils servir à témoigner ?
Les scènes sont reprises littéralement à Wyspianski pour être jouées par les prisonniers du camp. On assiste à une déflagration, résultant de la rencontre improbable entre le mythe et la réalité du camp d’extermination.
La détresse et l’espoir, le cynisme l’horreur et la foi transmuent les tabeaux homériques et bibliques en cauchemars. Voici un exemple de transposition : les noces de Jacob et Rachel sont représentées par un tableau scénique dans lequel les prisonniers marchent en procession, leurs pas rythmés par le bruit de leurs godillots. Ils chantent en chœur : le rituel du mariage est respecté à ceci près que la mariée est figurée par un gros tube de métal entouré d’un morceau de plastique en guise de voile nuptial.
Le spectatuer interdit assiste à une collision entre deux univers. Avec une fougue voisinant à l’hystérie, les acteurs entrent dans une action theâtrale inédite. Elle inaugure un genre nouveau : l’antiburlesque, genre par lequel la tragédie passe du monde idéal des héros à l’univers déshumanisé du camp. Tout le drame se joue donc sur le mode du paroxysme. Au lieu de véhiculer l’espoir et la consolation, le mythe devient une farce tragique, il se retourne contre lui-même en absorbant toute l’horreur du camp. Plus de place ici pour les notions de divertissement, de spectacle, ni même de spectateur. Il s’agit de vivre ensemble une épreuve initiatique, acteurs et « spectateurs-témoins », dans l’espoir que le choc de la confrontation entre l’univers du camp et celui du mythe engendre un sursaut moral.

Armine, sister

Jaroslaw Fret, qui assume la direction de la pièce intitulée Armine, sister est le digne héritier de Grotowski. Lors de la rencontre organisée en préambule à la représentation, il insiste sur l’importance du silence, lui conférant un poids et une signification inouis. Le silence n’est pas absence de mots, dit-il, les mots sont là, en léger retrait du mur du silence ; le silence ouvre l’espace d’un accord tacite entre le public et les acteurs, d’une communion. J.Fret reprend à Grotowski sa conception spécifique du public. Le mot de « public » est dès lors impropre. Du reste, au regard des recherches du théâtre Zar, il faudrait renouveler en profondeur la terminologie de la dramaturgie, pour l’arracher à la sphère du divertissement. Le mot de « public », soutient J.Fret, est doublement impropre : parce que les spectateurs sont ici pris à parti individuellement, dans le plus intime de leur vécu, et parce que le « spectacle » exige de lui une telle concentration, une telle acuité dans l’écoute et la vision que toute passivité en est bannie.
La pièce est elle-même dépourvue de texte dialogal, et même de toute verbalisation. Cette absence de texte est compensée par l’explication que donne le metteur en scène en préambule à la représentation ; on peut parler d’un avertissement au « public », et même d’un appel, ou du moins d’une invitation pressante. Cet avis prononcé sur un mode solennel et dans une tonalité presque confidentielle, fait déjà partie du spectacle, en tout cas il participe à l’engagement du public dans la représentation.
Nous entrons alors en silence et avec religiosité dans un espace dédié et la première vision est déjà un choc. Les spectateurs sont distribués en deux rangées de chaque côté de l’espace scénique. « Ne vous effrayez pas si vous êtes derrière une colonne, dit le metteur en scène, peut-être que là où vous cherchez à voir, il n’y a rien àvoir, et que c’est ailleurs qu’il faut regarder. » Déroute du spectateur, inconfort d’être immergé dans l’espace du mystère, au sens religieux du terme, comme on l’entendait à Eleusis.
La première vision est celle d’une salle semi-obscure traversée de 16 colonnes, qui évoquent un baptistère, ou l’abside d’une église en ruine. Pour un peu, un parfum d’encens se dégagerait du sol !
Et l’action qui va se dérouler sous nos yeux n’a pas encore de nom au théâtre. Lorsque le théâtre Zar présente son projet, il parle de « séance ». C’est peut-être le meilleur terme, parce qu’il engage peu en termes de genre, et parce qu’il convient aussi pour une thérapie ou un rituel, en tout cas pour désigner à la fois un espace et un acte dans lequel va s’engager une action collective ou interindividuelle. En tout cas quelque chose va être vécu, qui vous engage corps et âme et ne vous laissera pas indemne. Vous avez été averti !
Commence alors un spectacle dans lequel une suite de tableaux musicaux et chorégraphiques évoquent la réalité du génocide arménien, non pas présenté comme un fait historique désincarné, mais bel et bien dans le vécu physique des acteurs. Aucune morbidesse, pourtant, aucun voyeurisme, aucun spectacle réaliste de la violence, mais par le jeu de la transposition visuelle, plastique et sonore, une évocation du massacre systématique, de la destruction et de la douleur.
L’objectif est double : d’abord évoquer cette acharnement destructeur dont les femmes sont les premères victimes, parce qu’elles sont les cibles désignées de la barbarie, mais aussi parce qu’elles portent la valeur symbolique d’un peuple, porteuses de tradition et filiation ; mais aussi sortir le spectateur de l’indifférence qui a accompagné ce massacre depuis un siècle, le transmuer en témoin, ou témoin de témoin. Véritable travail de mémoire que ce spectacle visuel et musical.
L’acte de mémoire qui se joue autant dans l’espace scénique que dans les gradins repose sur l’idée que l’évocation d’un peuple passe par la reviviscence de ses traditions. C’est surtout la culture musicale des peuples de l’Anatolie qui est convoquée ici : le spectacle est le centre d’un projet de recherche plus large qui porte sur les traditions musicales de l’Anatolie, du kurdistan, de l’Iran. Allant à la rencontre de musiciens, chefs de chœurs et de choristes, les membres du groupe de recherche ont collecté le matéraiu du futur spectacle, comme on recueille des témoignages. En parallèle se préparent un album musical, des expositions de photos, des rencontres avec le public. Le spectacle théâtral présente l’avantage de synthétiser toutes ces approches : il crée une vision accompagnant les chants, une véritable action visuelle, portée par des acteurs totalement engagés dans le un jeu physique époustouflant, un décor et une lumière hautement suggestifs de la ruine. Sans le secours des mots, la chorégraphie, les chants, les élements du décor trament une narration parfaitement lisible et d’autant plus poignante qu’elle est soit muette, soit soutenue par le chant monodique, dont la tonalité et la profondeur suffisent à créer la transe.
Les éléments du décor, colonnes, sable, témoignent de la tuerie et de la ruine. Les acteurs revivent dans leur corps toute la violence subie ou donnée. Mais chaque geste de violence est transposé par la danse, par la scénographie, l’exploitation du décor et le chant. Tout se passe comme si le spectacle exhumait l’essence de la violence, sa valeur symbolique. Dans l’espace scénique mouvant, les corps stylisés d’hommes et de femmes convoquent l’esprit des morts, en restant anonymes. Tous participent de la célébration et répondent à l’invocation lancée par le titre Armine, sister.
Le spectateur est suspendu à l’action, silencieux et concentré, tendu vers ce pays des ombres tragiques. Quand l’action prend fin, quand les chanteurs se sont retirés, quand les acteurs ont disparu et que la dernière femme est morte, il reste interdit dans le vide et le silence qui s’installe. Chacun sent que ce serait blasphématoire d’applaudir. Il n’y a plus qu’à se retirer sur la pointe des pieds !

M.B.
29-31/102015

ARMINE, SISTER mise en scène Jarosław Fret Theâtre ZAR
Théâtre de la tempête, Paris,
29-31/102015
avec les acteurs et musiciens

Davit Baroyan
Ditte Berkeley
Przemysław Błaszczak
Alessandro Curti
Jarosław Fret
Murat İclinalca
Dengbej Kazo
Aram Kerovpyan
Vahan Kerovpyan
Kamila Klamut
Aleksandra Kotecka
Simona Sala
Orest Sharak
Mahsa Vahdat
Marjan Vahdat
Tomasz Wierzbowski

scénographie Piotr Jacyk, Maciej Mądry, Krzysztof Nawój, Paweł Nowak, Bartosz Radziszewski et Andrzej Walada
lumières Maciej Mądry
l’Atelier de chant modal sous la conduite de Aram Kerovpyan
collaboration vocale Virginia Pattie Kerovpyan
coordinateur du projet Magdalena Mądra
tour manager Joanna Gdowska