Archie Shepp : l’Art du métissage noir, mais surtout celui du partage

—Par Roland Sabra —

En concert à l’Atrium

Photo avec l’aimable autorisation de Philippe Bourgade

 Cela faisait dix-huit ans qu’il n’était pas revenu en Martinique. Vendredi 23 novembre 2007 à l’Atrium de Fort-de-France il a retrouvé près d’un millier d’amis qu’en vérité il n’avait pas quittés. Archie Shepp est un jeune homme qui, s’il vient de fêter ses soixante-dix ans cette année, est toujours prêt à défricher des pistes musicales inexplorées pour les rattacher, les lier à cet ensemble imprécis, aux contours flous que l’on appelle le Jazz. Énumérer les facettes du talent de cet immense artiste est un travail de longue haleine. Jugez -en brièvement : il apprend successivement le banjo, le piano, le saxo alto, le saxo soprano, il fait des études de théâtre, il écrit des pièces, il les monte, il en produit, entre temps, après des études universitaires rondement menées, il dispense des cours d’ethnomusicologie au sein de l’Université de Amherst au Massachusetts. Ce qui ne le dispense pas, bien au contraire de s’engager politiquement dans le mouvement pour les droits civiques aux USA, tout en passant un grande partie de son temps en France, une terre d’adoption. Entre deux il trouve les moyens d’enregistrer avec les plus grands plus de cent cinquante CD! Très imprégné de ses origines , il rappelle que sa grand-mère était née esclave et il lui consacre d’ailleurs un de ses plus beau morceau, si ce n’est le plus

 

Archie Shepp, photo de Philippe Bourgade

 

beau, « Révolution », il sillonne la planète à la rencontre du monde noir mais pas seulement. Suffisamment assuré de ce qu’il en est de son identité, il n’hésitera pas à métisser sa musique avec avec des hongrois, des touaregs, et bien sûr, mais là la distance est plus proche avec des « Gwoka de Guadeloupe ». S’il a toujours joué et joue encore avec des instrumentistes d’origine européenne, il le fait avec des musiciens qui sont persuadés comme qu’il y a dans la musique négro-américaine une puissante étrangeté faite de douleur immémoriale et de nostalgie d’un temps imaginaire, qui n’a peut-être jamais été mais qui n’en est pas pour autant moins obsédant, et qui la singularise suffisamment pour en faire un art à part entière. Cet art appartient aujourd’hui à l’humanité. Ce que confirme Archie_Shepp quand il associe Coltrane et Beethoven.

 

Quitte à contraindre les puristes à pousser des cris d’orfraies, c’est peut-être dans le registre du chant qu’il est aujourd’hui le plus émouvant. Les textes de ses poèmes mis en musique ont des colorations rimbaldiennes avec ses charges évocatrices sulfureuses. Il peut réciter par coeur des passages d’une « Saison en enfer » ou des « Illuminations ». Mais il y a surtout dans la manière de chanter le texte une âpreté sauvage parfaitement maîtrisée avec des attaques d’une grande violence qu’il fait monter dans les aigus rocailleux pour se conclure, après moult vibrato velouté, sur des sonorités venues de l’outre-tombe. La violence du chant enchâssée dans la poésie du verbe fait alliance avec les standards du genre qu’il renouvelle en les creusant, en les travaillant toujours et encore.

 

Archie Shepp est un homme de fidélité, à ses engagements politiques, moraux et musicaux. Son batteur, Steve Mc Craven est un ancien élève à lui, rencontré sur le Campus de Amherst. Il a eu pendant plus de dix ans et jusqu’à sa mort récente un pianiste Siegfried Kessler qu’il a remplacé aujourd’hui par Tom Mc Clung. Wayne Dockery à la contrebasse fait aussi partie du paysage musical d’Archie Shepp depuis pas mal de temps.

 

A Fort-de-France Archi Shepp a offert tout cela au public, avec une énergie, un plaisir du partager particulièrement communicatif. Après un début de concert un peu brouillon, le son était mal réglé, il a su faire monter la « mayonnaise » tout en accueillant Luther François (saxophone), plus à l’aise qu’avec Jeff Gardner, et la jeune et jolie voix de Mina Agossi. Pour l’avoir vu lors d’autres prestations devant des publics avec lesquels il était sans doute moins en phase, on peut soutenir que le plaisir du public martiniquais était à la hauteur de celui qu’avait Archie Shepp à être sur la scène de l’Atrium.

 

En première partie Jeff Gardner a déployé son registre habituel entre jazz et musique contemporaine, sans vraiment choisir. Il n’est pas sûr que l’alliage soit aussi évident qu’il en à l’air, d’où une impression de manque émotionnel à l’écouter. Impression renforcée par une touche de didactisme légèrement professoral que provoque une prestation bien policée, parfaitement lisse mais sans aspérités auxquelles se raccrocher avec le risque d’une glissade vers l’ennui.

 

 

R.S. Fort-de-France le 24 XI 07

R.S. Fort-de-France le 24 XI 07