« Antigone, ma sœur », du Théâtre des Deux Saisons, une lecture floue

Le collectif La Palmera regroupe un ensemble hétérogène de comédiens, chanteurs, metteurs en scène, graphiste, réalisateurs… animés par un désir premier : donner naissance à des projets artistiques originaux. C’est dans le cadre de La Plamera qu’on a pu voir en Martinique  P’tite Souillure, de Koffi Kwahulé, mis en scène par Damien Dutrait et Nelson-Rafaell Madel (2013) ; Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector qui est mort… adapté d’Andromaque de Racine par Paul Nguyen, Nelson-Rafaell Madel et Néry Catineau, qui a fait l’objet de plus de 200 dates à travers la France (2012-2017) ; , Poussière(s), écrit par Caroline Stella, mise en scène par Nelson-Rafaell Madel. Du même metteur en scène on retiendra « Au plus noir de la nuit » qu’il avait adapté du roman Looking on Darkness d’André Brink en 2018 et salué par l’ensemble de la critique.

Dans cette nébuleuse gravite la Compagnie Théâtre des Deux Saisons, qui participe au projet initié par le ZEF,  la scène nationale de Marseille. «  Savoir dire non » ? Dire non à quoi ?  « aux codes, aux conventions, aux à priori et aux préjugés, être libre de s’affirmer tel que l’on est, afin de dire OUI à l’autre, à la vie et à la liberté ». Antigone, ma sœur est le deuxième volet, après Trans (mès enlla) de Didier Ruiz, et avant Désobéir de Julie Bérès de ce triptyque. Sans renvoyer de façon exhaustive au texte de Freud « La négation » de 1925 on rappellera pour mémoire que dans l’analyse  on ne trouve pas de « non » en provenance de l’inconscient mais que par contre  la reconnaissance de l’inconscient du côté du moi s’exprime par une formule négative et que le premier mot de l’enfant n’est ni papa ni maman mais ce non qui le pose comme sujet de l’inconscient. La formule est usée à force d’être rebattue mais son efficace est intacte : « On ne se pose qu’en s’opposant. »

Le choix d’Antigone pour illustrer cette thématique est tout à fait judicieux. Classiquement la pièce dans ses diverses versions, est présentée comme un exemple d’une dialectique hégélienne dans l’opposition entre la loi des petits hommes, fussent-ils rois, empereurs, tyrans incarnée par Créon et la Loi  de l’espèce humaine qui oblige à enterrer ses morts. L’Antigone de Sophocle s’oppose à Créon au nom de valeurs familiales et religieuses transcendantes quand le conflit chez Anouilh, qui écrit son texte sous l’Occupation en 1942, porte sur raison d’État et position morale. Antigone peut apparaître comme une figure de la féminité révoltée contre l’ordre symbolique, patriarcal, incarné par son oncle, Créon, prête à aller jusqu’au sacrifice du bien le plus précieux : la vie – pour défendre un idéal. Elle incarnerait dans cette façon de voir le désir dans ce qu’il a de plus scandaleux, de plus irraisonné et radical.

Une autre lecture est possible et c’est Lacan qui la propose dans Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse. « La position d’Antigone se situe par rapport au bien criminel. », elle incarne « un choix absolu, un choix qu’aucun bien ne motive ». Il souligne sa détermination, sa volonté qui n’éprouve ni crainte, ni tremblement, et qui la situe dans un au-delà du principe de plaisir qui est celui de la jouissance, dans une transgression des interdits. Elle n’est pas mue par l’amour qu’elle porte à son frère, contrairement à ce qu’affirme la présentation de la version proposée qui écrit « Elle va risquer sa vie pour l’honneur d’un mort ».  Elle fait couple avec Créon qui n’a d’existence que par elle, en donnant consistance à sa Loi pour jouir de la transgresser. La plainte d’Antigone cache son envers de volonté de jouissance, sans crainte ni peur. Polynice n’est qu’un argument dans ce qui « l’agit » face à Créon.

L’écriture collective qui a conduit à cette Antigone, ma sœur n’est en rien comparable aux modèles qui l’ont inspirée. Très inégale dans sa forme elle est faite de hauts et de bas. Il est même des passages qui pataugent dans la vulgarité comme cette figure du chœur qui ose : « Après le grattage il y a le tirage et Œdipe a tiré Jocaste ». La transgression réduite à ce qu’elle a de plus misérable. Fort heureusement il y a autre chose dans le propos qui se décline en trois temps. Tout d’abord l’anniversaire des 10 ans d’Antigone lors d’une fête musicale est l’occasion un peu longue et répétitive d’une présentation des personnages. Jocaste à la batterie, et les autres au chant et à la danse, le tout dans une folle dépense d’énergie. Vient ensuite l’exil d’Œdipe, qui faute d’avoir été clairvoyant s’est crevé les yeux et souligne par là son aveuglement. Il erre de ville en ville la main sur l’épaule d’Antigone qui par là répète le destin de son père, son frère. C’est le moment sans doute le plus réussi du spectacle, celui qui suscite l’attention et l’intérêt du spectateur qui cherche à comprendre ce qui va motiver les actes des personnages. Le dernier moment est celui de l’énoncé de l’interdit des funérailles par Créon et ses revirements devant la menace que fait peser sur l’ordre social la révolte d’Antigone. L’intérêt des auteurs n’est plus là. Il s’agit de conclure par une narration un peu expéditive les évènements qui conduiront à la découverte du corps pendu d’Antigone comme le fut celui de sa mère Jocaste. La mise en scène semble a voir été dépassée par le propos qu’elle voulait restituer, faute d’en avoir saisi très clairement la portée. Elle insiste sur le spectaculaire, le bruit et la fureur, valorisant l’apparence au détriment de la consistance. L’impression du spectateur est le reflet de la thématique retenue, celle de la négativité (« Savoir dire non ») en formulant, du bout des lèvres, par bienveillance, vis à vis de ce qu’il vient de voir un pourquoi pas? Sans plus.

Des cinq comédiens sur scène deux émergent de la tête et des épaules du lot :  Paul Nguyen et Karine Pédurand qui confirment des talents déjà découverts lors de précédentes prestations et pleins de promesses pour d’autres épopées, plus réfléchies…

R.S.

Antigone ma sœur
Création
D’après Sophocle
Écriture collective
Conception & mise en scène : Nelson-Rafaell Madel
Collaboration à la dramaturgie : Paul Nguyen
Musique : Yiannis Plastiras
Scénographie & lumières : Lucie Joliot
Costumes & assistante à la mise en scène : Emmanuelle Ramu
Création sonore & collaboration à la musique : Pierre Tanguy
Collaboration artistique : Néry Catineau & Karine Pédurand
Collaboration à l’écriture : Damien Dutrait
Régie générale : Samuel Bourdeix
Avec : Karine Pédurand, Pierre Tanguy, Néry Catineau, Paul Nguyen & Nelson-Rafaell Madel