Entre « zanno dekoratif », aphonie, strabisme et momification
— Par Robert Berrouët-Oriol —
Le 18 juillet 2025, nous avons prononcé via Zoom une conférence à la Florida International University destinée aux étudiants du programme LACC’s 2025 Haitian Summer Institute de la School of International & Public Affairs / Latin American an Caribbean Center (LACC). Donnée en créole, cette conférence est dédiée à quatre grands noms de la lexicographie créole : Pradel Pompilus, Pierre Vernet, Albert Valdman et André Vilaire Chery. Elle a pour titre « Leksikografi kreyòl 1958-2024 : istwa li, metòd li, leksik ak diksyonè li chapante, wòl yo lan amenajman lenguistik ann Ayiti ». Le même jour, nous avons eu une entrevue avec Exant Remy, animateur de « Point-Virgule », une Web-émission culturelle de renom en Floride. Plusieurs sujets abordés lors de notre conférence à la Florida International University ont été repris à l’émission « Point-Virgule ». Le texte de la conférence a été diffusé en Haïti sur les 17 plateformes régionales du REPUH, le Réseau des professeurs d’universités d’Haïti, et il a également été publié sur divers sites Web, notamment Rezonòdwès aux États-Unis et Madinin’Art en Martinique.
Dans le droit fil de notre conférence, d’intéressantes questions nous ont été posées, entre autres sur l’usage du créole dans les écoles haïtiennes, sur les outils d’apprentissage scolaire rédigés en créole et sur l’Académie du créole haïtien (Akademi kreyòl ayisyen, AKA). En ce qui a trait à cette institution, l’on observe qu’il existe encore chez un certain nombre de locuteurs francocréolophones une vision lacunaire du mandat et des actions de l’Akademi kreyòl ayisyen. L’on observe également qu’une frileuse myopie volontaire perdure en Haïti et en diaspora dès que l’on aborde la question du bilan de l’Akademi kreyòl ayisyen, sorte d’inutile « zanno dekoratif » qui s’efforce d’exister au gré de ses rituels anémiés et de ses liturgies pavloviennes. La myopie volontaire ainsi que la borgne complaisance observées en Haïti et en diaspora à propos de l’Académie du créole haïtien sont en lien direct avec le net recul sinon le refus de l’esprit critique et analytique en Haïti : an nou kase fèy kouvri sa… Au creux d’un œcuménisme bon enfant, erratique et aveuglant, certains vont même jusqu’à défendre l’idée d’une « collaboration purement technique » avec l’Akademi kreyòl ayisyen au motif qu’elle… existe depuis 2014 et qu’elle est une institution d’État… Le refus de l’esprit critique et analytique chez nombre d’intellectuels en Haïti et en diaspora est prégnant et fort révélateur : à notre connaissance, de 2014 à 2025, aucune étude documentée n’a été publiée présentant un bilan analytique de l’action menée par l’Akademi kreyòl ayisyen : an nou kase fèy kouvri sa…
Par exemple, dans le collectif « Haïti : les chemins de la pensée » publié en 2024 à Port-au-Prince par la revue franco-haïtienne Conjonction, l’on cherchera en vain un quelconque article ayant « osé » instituer une analyse documentée de l’action et des idées véhiculées par l’Akademi kreyòl ayisyen… Tout récemment encore, un professeur de l’Université d’État d’Haïti réitérait le constat qu’en Haïti nombre d’intellectuels se complaisent dans une trouble omertà de la pensée critique… « La pensée critique en Haïti : elle est banalisée, diabolisée, stigmatisée, » nous a écrit ce collègue enseignant…
Il nous est donc apparu qu’un bilan actualisé de l’Académie du créole haïtien s’avère nécessaire en ce mois de juillet 2025 : tel est l’objet du présent article.
Il y a lieu de rappeler que nous avons auparavant soumis à la réflexion et au débat public plusieurs textes analytiques amplement documentés traitant de la chétive Akademi kreyòl ayisyen :
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« Accord du 8 juillet 2015 – Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale » (Potomitan, 15 juillet 2015).
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« Maigre bilan de l’Académie du créole haïtien (2014-2019) : les leçons d’une dérive prévisible » (Le National et Potomitan, 5 avril 2019).
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« Bilan quinquennal truqué à l’Académie du créole haïtien » (Rezonòdwès, 9 décembre 2019).
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« L’Académie du créole haïtien et la problématique de la langue maternelle créole » (Madinin’Art, 14 février 2020).
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« L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022) » (Médiapart, 18 janvier 2022).
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« Journée internationale du créole 2024 : la vision indocte et rachitique de l’Akademi kreyòl ayisyen mène une fois de plus à une impasse » (Rezonòdwès, 19 octobre 2024).
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« L’Akademi kreyòl ayisyen recycle une fois de plus ses vieilles recettes et sectarise son incapacité à aménager le créole » (Rezonòdwès, 20 février 2025)
Le bilan actualisé de l’Akademi kreyòl ayisyen que nous publions aujourd’hui comprend 5 niveaux d’analyse et une mise en perspective.
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Observations analytiques sur la « Lwa pou kreyasyon Akademi kreyòl ayisyen an ». Le texte original officiel, en créole, a été publié dans Le Moniteur du 7 avril 2014. Acte de naissance de l’Akademi kreyòl ayisyen, cette loi est inconstitutionnelle et illégale car elle a été votée et promulguée uniquement en créole, en contravention avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987.
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Au plan jurilinguistique, l’Akademi kreyòl ayisyen est de nature essentiellement déclarative : malgré cela la lumineuse « Lwa pou kreyasyonAkademi kreyòl ayisyen an » lui accorde frauduleusement et contradictoirement des fonctions exécutives. Cette lourde et hasardeuse contradiction est inscrite au cœur même de la loi publiée dans Le Moniteur du 7 avril 2014.
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L’Akademi kreyòl ayisyen ne possède ni une vision constitutionnelle de l’aménagement du créole ni les compétences intellectuelles et professionnelles qui lui auraient permis d’œuvrer à l’aménagement du créole.
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De 2014 à 2025, l’action de l’Akademi kreyòl ayisyen s’est révélée rachitique, inaudible et sans effets mesurables sur l’aménagement du créole dans la société haïtienne et en particulier dans le système éducatif national où sont scolarisés plus de 3 millions d’enfants de langue maternelle créole.
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De 2014 à 2025, l’Akademi kreyòl ayisyen n’a publié aucun article scientifique sur le créole, aucune enquête de terrain, aucun ouvrage de lexicographie créole, aucun livre de référence sur la didactique créole et la didactisation du créole, aucun dictionnaire créole, aucune grammaire créole, aucun guide pédagogique pour l’enseignement EN créole et l’enseignement DU créole. Elle n’a publié aucun ouvrage de référence dans l’un des domaines de la créolistique : grammaire, phonologie, lexicologie et lexicographie, dictionnairique, sociolinguistique, démolinguistique, jurilinguistique…
1/ Observations analytiques relatives à la « Lwa pou kreyasyon Akademi kreyòl ayisyen an »
Le texte original officiel de cette loi a été publié en créole dans Le Moniteur du 7 avril 2014. Cette loi est inconstitutionnelle car elle a été votée et promulguée uniquement en créole, en contravention avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. La traduction française subséquente de cette « Lwa » n’ayant pas été votée en même temps que l’original rédigé en créole, elle n’a pas reçu la sanction parlementaire et peut être considérée comme nulle et non avenue. L’article 40 dispose en effet qu’« Obligation est faite à l’État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale ». L’on observe que depuis 1987 l’État haïtien est « hors la loi » au sens où il viole avec constance l’article 40 de notre Charte fondamentale : sauf de très rares exceptions, tous les textes émanant de l’État sont rédigés en français uniquement. Cela participe amplement de la minorisation institutionnelle du créole et cette minorisation institutionnelle est repérable dès le premier janvier 1804 lorsque les Pères de la patrie ont publié, en français uniquement, l’Acte de l’indépendance du neuf pays issu d’une guerre victorieuse contre l’armée coloniale de la France.
L’inexistence en Haïti d’une instance juridique dotée des prérogatives d’une Cour suprême et oeuvrant à l’interprétation des lois et l’indisponibilité d’une jurisprudence rédigée dans les deux langues officielles du pays ne saurait en rien justifier l’évitement d’un bilan analytique public de la « Lwa pou kreyasyonAkademi kreyòl ayisyen an » . Également, l’on observe que cette loi, rédigée, adoptée et publiée uniquement en créole, ne respecte pas le principe, en rédaction juridique, de l’équivalence entre les deux versions linguistiques du même texte constitutionnel –dans le cas d’Haïti, les versions créole et française. Un tel principe de l’équivalence est pourtant une boussole, une incontournable charpente dans le champ hautement normé de la rédaction juridique. La version française de la loi du 7 avril 2014 est un « après-coup », elle n’a pas fait l’objet d’un processus de rédaction conjointe dans les deux langues officielles comme l’ont fait les constituants de 1987 qui ont rédigé en même temps, conjointement, la Constitution haïtienne de 1987.
Le champ de la rédaction juridique canadienne est particulièrement éclairant à cet égard. Ainsi, en rédaction juridique canadienne, le principe d’équivalence linguistique garantit que les deux versions officielles d’un texte constitutionnel, en français et en anglais, ont une valeur juridique égale et expriment les mêmes idées de manière équivalente. Ce principe découle de la reconnaissance du bilinguisme officiel au Canada et vise à respecter les deux systèmes juridiques en vigueur : le droit civil (au Québec) et la Common law (dans les autres provinces). L’objectif est d’assurer une harmonisation terminologique et conceptuelle entre les deux langues, afin que ni l’une ni l’autre ne soit considérée comme une simple traduction. En cas de divergence d’interprétation entre les versions, les tribunaux canadiens peuvent analyser les deux textes pour déterminer l’intention législative, en s’appuyant sur des principes d’interprétation juridique.
Dans le cas de la « Lwa pou kreyasyonAkademi kreyòl ayisyen an » rédigée, adoptée et publiée uniquement en créole, le site Web Aménagement linguistique dans le monde du sociolinguiste québécois Jacques Leclerc, hébergé au CEFAN de l’Université Laval, nous éclaire comme suit : « La Loi portant création de l’Académie du créole haïtien a été adoptée uniquement en créole, l’une des langues officielles de l’État avec le français. Ainsi, la présente version française n’est qu’une simple traduction non officielle faite par Jacques Leclerc et Lionel Jean ». Ces données supplémentaires confirment que le principe, en rédaction juridique, de l’équivalence entre les deux versions linguistiques du même texte constitutionnel est totalement absent en ce qui a trait à la loi portant création de l’Akademi kreyòl ayisyen. Il faut donc prendre toute la mesure que sur le plan jurilinguistique et au regard de la Constitution haïtienne de 1987, l’Akademi kreyòl ayisyen est une entité hors-la-loi et inconstitutionnelle. Toute action, tout écrit, toute recommandation portant son imprimatur est de fait caduc et de nulle application.
2/ L’Akademi kreyòl ayisyen est de nature déclarative et non pas exécutive
La « Lwa pou kreyasyonAkademi kreyòl ayisyen an » consigne une ample et tortueuse contradiction quant à la nature, la mission, les attributions et les actions de l’Akademi kreyòl ayisyen. Alors même que la loi du 7 avril 2014 lui confère le statut d’une instance déclarative, elle confère en même temps à l’AKA les attributions d’une instance exécutive. Flanquée d’un tel « strabisme jurilinguistique » dès sa naissance, l’Akademi kreyòl ayisyen n’a cessé, de 2014 à 2025, de tanguer et de naviguer à vue sur le tumultueux lac de ses postures sinon de ses impostures, tantôt déclaratives tantôt exécutives…
Comme nous l’avons analysé dans notre article « Maigre bilan de l’Académie du créole haïtien (2014-2019) : les leçons d’une dérive prévisible » (Le National, 5 avril 2019), les termes mêmes de la mission de l’AKA, tels qu’ils figurent dans la « Lwa pou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an » (Le Moniteur, 7 avril 2014), définissent son statut : il s’agit d’une instance « déclarative » destinée à formuler des « propositions » et des « recommandations » sans pouvoir légal contraignant. Ainsi, selon la loi du 7 avril 2014, il s’agit de « faire tout le nécessaire », de « faire en sorte », de « soumettre des propositions ». Instance « déclarative » qui par nature ne peut faire que des « propositions » et des « recommandations », l’Académie du créole haïtien n’est pas une institution d’aménagement linguistique issue d’un énoncé de politique linguistique de l’État ciblant nos deux langues officielles, le créole et le français.
La « Lwa pou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an », tel que nous l’avons précédemment noté, contrevient aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 puisqu’elle n’a été votée qu’en créole. La traduction française subséquente de cette « Lwa » n’ayant pas été votée en même temps que l’original rédigé en créole, elle n’a pas reçu la sanction parlementaire et doit en toute rigueur être considérée comme nulle et non avenue. L’inconstitutionnalité de l’Académie créole, qui en fait de facto une structure illégale et fonctionnant en dehors des prescrits constitutionnels, se complexifie à l’éclairage des contradictions contenues dans la « Lwa » du 7 avril 2014 : l’article 11-e stipule en effet que l’AKA « Travay pou enstitisyon leta yo aplike Konstitisyon an nan piblikasyon tout dokiman ofisyèl yo nan lang kreyòl », mais elle se place elle-même en contravention avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 en ne publiant ses textes qu’en créole à l’exclusion du français alors qu’Haïti dispose de deux langues co-offficielles. Pire : cet article 11-e de la « Lwa » du 7 avril 2014 est un appel explicite que fait l’Académie créole aux institutions de l’État à violer l’article 40 de la Constitution de 1987 qui institue l’obligation faite à l’État de publier tous ses documents officiels dans les deux langues officielles d’Haïti. En toute logique, l’on peut, à ce chapitre également, contester les prétentions de l’AKA à « défendre » les droits linguistiques des Haïtiens alors que, en amont, elle viole et appelle à violer l’article 40 de la Constitution de 1987…
Dans l’espace public, l’Académie créole s’est donné pour mission, selon la « Lwa pou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an », de faire respecter les « droits linguistiques » des locuteurs haïtiens. Il en est ainsi de l’article 4 : « Li la pou garanti dwa lengwistik tout Ayisyen sou tout sa ki konsène lang kreyòl la ». Alors même que nulle part dans la « Lwa pou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an », les « droits linguistiques » ne sont définis, l’article 6-c de cette loi dispose que l’AKA « Pran tout dispozisyon pou ede popilasyon ayisyen an jwenn tout sèvis li bezwen nan lang kreyòl la ». Le caractère volontariste, lunaire et surréaliste de l’article 4 exprime en amont l’impuissance de l’Akademie créole au constat qu’elle se croit investie d’un pouvoir exécutif dont elle est en réalité lourdement dépourvue.
De manière liée, l’article 11-e stipule que l’AKA « Travay pou enstitisyon leta yo aplike Konstitisyon an nan piblikasyon tout dokiman ofisyèl yo nan lang kreyòl ». On l’aura noté, « Travay pou », « Faire en sorte que » : la régression obligataire est patente et elle tient à la nature uniquement déclarative de l’Académie créole qui se cantonne à des vœux là où le texte constitutionnel parle d’obligation de l’État à l’article 40. Autrement dit, l’AKA est dans l’impossibilité de promouvoir un processus de « légifération » afin de faire appliquer l’article 40 de la Constitution de 1987 qui, elle, en dehors de la sphère déclarative dans laquelle se cantonne l’AKA, pose une obligation explicite : « Obligation est faite à l’État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale (…) ».
3/ L’Akademi kreyòl ayisyen ne possède ni une vision constitutionnelle de l’aménagement du créole ni les compétences intellectuelles et professionnelles qui lui auraient permis d’œuvrer à l’aménagement du créole.
Pareil constat se donne à voir et nous l’avons précédemment souligné–, dans l’extrême rareté de sa production intellectuelle et linguistique : l’Akademi kreyòl ayisyen, de 2014 à 2025, n’a produit aucun article de référence sur le créole destinée à guider son action ; elle n’a à aucun moment enrichi un quelconque débat de société sur l’aménagement du créole en conformité avec l’article 6 de la loi du 7 avril 2014. Cet article se lit comme suit :
« Atik 6 »
« Akademi kreyòl ayisyen an gen pou l :
a) Pran tout dispozisyon pou tout enstitisyon leta kou prive fonksyone nan lang kreyòl la selon prensip, regleman ak devlopman lang nan.
b) Pran tout dispozisyon pou ankouraje enstitisyon ak moun k ap pwodui nan lang kreyòl la suiv prensip ak regleman lang nan.
c) Pran tout dispozisyon pou ede popilasyon ayisyen an jwenn tout sèvis li bezwen nan lang kreyòl la.
d) Pran tout dispozisyon pou ede epi ankouraje tout biwo leta – kit se pouvwa egzekitif, kit se pouvwa legislatif kit se pouvwa jidisyè – respekte Konstitisyon an nan zafè lang.
e) Sèvi kòm referans pou lang kreyòl la pou tout sa ki konsène estandadizasyon lang nan kit se nan peyi dAyiti kit se nan lòt peyi kote Ayisyen yo tabli.
f) Fè tout sa ki nesesè pou Ayiti jwe wòl li kòm lidè nan monn kreyolofòn nan. »
L’on observe que de 2014 à 2025 l’échec de l’AKA est total au regard des missions visées à l’article 6, notamment au regard de l’article 6-e : non seulement l’Académie créole n’est pas une référence nationale ou internationale en matière d’aménagement du créole, mais également elle n’a à aucun moment conduit avec succès un quelconque travail de standardisation du créole.
L’Akademi kreyòl ayisyen produit et promeut la « pensée lamayòt » conjointe à la « pensée gadget » : il s’agit d’une pensée chétive, intellectuellement limitée à la répétition catéchétique et rituelle de slogans-gadgets divers qui tiennent lieu d’analyse en l’absence de véritables capacités d’analyse. Par exemple, l’AKA introduit quelques fois dans ses slogans le terme « droits linguistiques » sans avoir produit, de 2014 à 2025, la moindre réflexion analytique de référence sur la problématique des droits linguistiques en Haïti qui font partie intégrante du grand ensemble des droits citoyens visés par la Constitution de 1987. De 2014 à 2025, l’AKA n’a produit aucun document jurilinguistique traitant du droit constitutionnel à la langue maternelle créole dans l’École haïtienne. Et lorsqu’elle se retrouve accidentellement sur ce terrain, notamment durant le colloque sur les pseudos « droits linguistiques des enfants en Haïti » qu’elle a organisé le 16 septembre 2016, elle verse dans la plus totale confusion et soutient que les écoliers haïtiens auraient des droits linguistiques « particuliers » –ce qui implique qu’il y aurait en Haïti non pas des droits linguistiques universels mais plutôt des « droits linguistiques à la carte » : droits linguistiques des boulangers, des chauffeurs de taxi, des chimistes, des agronomes, des écoliers, des houngans, des dayiva, etc. (voir l’article « L’Akademi kreyòl ayisyen plaide pour le respect des droits linguistiques des enfants en Haïti », Le National, 14 septembre 2016 ; voir aussi notre article responsif, « Les « droits linguistiques des enfants » en Haïti : mal-vision et aberration conceptuelle à l’Akademi kreyòl ayisyen », Potomitan, 20 septembre 2016).
4/ De 2014 à 2025, l’action de l’Akademi kreyòl ayisyen s’est révélée rachitique, inaudible et sans effets mesurables sur l’aménagement du créole dans la société haïtienne et en particulier dans le système éducatif national où sont scolarisés plus de 3 millions d’enfants de langue maternelle créole.
Dépourvue d’une vision constitutionnelle de l’aménagement du créole et lourdement handicapée sur le registre des compétences intellectuelles et professionnelles, l’Akademi kreyòl ayisyen intervient de manière erratique dans le corps social haïtien et en particulier dans le système éducatif national. L’accord du 8 juillet 2015 conclu avec le ministère de l’Éducation nationale en est une éclairante illustration : sa mise en œuvre a démontré son incohérence, l’inanité de ses objectifs et l’AKA a fait preuve de l’amateurisme le plus décomplexé. Cet accord s’intitule « Pwotokol akò ant Ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (Menfp) ak Akademi kreyòl ayisyen (Aka) ». Nous avons procédé à l’analyse critique de cet accord dans l’article « Accord du 8 juillet 2015 – Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale » (Potomitan, 15 juillet 2015).
Dans notre article nous avons précisé qu’un premier constat s’impose à la lecture de cet accord : encore une fois les promoteurs de l’Académie créole veulent « mettre la charrue avant les boeufs » en la drapant des attributions d’une institution d’aménagement linguistique tandis que l’État haïtien ne dispose toujours pas d’une politique nationale d’aménagement des deux langues officielles du pays, politique nationale qui devrait être instituée dans une loi votée au Parlement. La fausse représentation est évidente : faire comme si l’Académie créole est une institution d’aménagement linguistique et grignoter, par exemple par des accords bilatéraux, des missions d’aménagement linguistique alors même que, selon sa loi constitutive, l’Académie est une institution de type déclaratif et nullement de type exécutif.
La confusion entre le statut déclaratif et le statut exécutif présumé de l’Académie créole est donnée dans les « Considérations générales » de l’accord du 8 juillet 2015 : « Misyon MENFP ak misyon AKA kwaze sou kesyon politik lang nan peyi a, espesyalman nan sistèm edikatif ayisyen an kote tout aktè yo dwe respekte dwa lengwistik elèv ayisyen yo. » Il s’agit donc comme on le constate d’un vœu –illustrant par là le caractère déclaratif de l’Académie–, celui par lequel les signataires de l’accord souhaitent que tous les acteurs du système éducatif respectent les pseudo droits linguistiques des élèves. Il y a lieu ici de souligner fortement que nulle part dans l’accord –ou dans un texte annexe–, les pseudo « droits linguistiques des élèves » ne sont définis : les élèves auraient-ils des « droits linguistiques » particuliers, distincts de ceux de tous les citoyens haïtiens ? On ne sait pas non plus ce que les signataires entendent précisément par l’emploi d’une si importante notion jurilinguistique, les droits linguistiques. Ils ont rapatrié cette notion de droits linguistiques sans donner à en mesurer la profondeur ni la portée dans le texte de l’accord –ou dans un texte annexe. La confusion théorique est donc évidente, entre « droits linguistiques » et « droits linguistiques des élèves », elle ouvre la voie à l’expression de prétendus droits linguistiques particuliers pour chaque segment de la population, sorte de tour de Babel de l’irrationnel et de l’informel. Cette confusion exprime un défaut originel de vision : les « droits linguistiques » sont visés par un souhait et non pas par une législation nationale contraignante englobant l’espace public et le système éducatif.
La confusion théorique qui siège à l’Académie créole se donne également à voir quant à l’emploi erratique, dans le texte de l’accord, de la notion centrale d’aménagement linguistique elle-même. L’emploi indistinct, nullement défini dans l’accord –ou dans un texte annexe–, d’une notion spécialisée aussi centrale peut paraître surprenant sinon choquant. Mais il appert que la fausse représentation est ici ouvertement assumée : l’Académie créole, institution de nature déclarative comme en fait foi la loi qui l’a instituée, veut se faire passer pour une institution ayant pour mission de mettre en oeuvre un aménagement linguistique en Haïti en l’absence d’une législation nationale contraignante englobant l’espace public et le système éducatif. La nature déclarative et non pas exécutive de l’Académie créole est pourtant inscrite dans les termes mêmes de sa loi fondatrice (votée au Sénat le 10 décembre 2012 et à la Chambre des députés le 23 avril 2013 puis promulguée en 2014) : dans cette loi, au chapitre de la « mission de l’Académie », l’emploi déictique des termes « encourager », « soumettre des propositions », « favoriser », « encourager et proposer », « émettre des recommandations » en confirme la nature déclarative.
Plusieurs objectifs de l’accord, on l’aura noté, couvrent bon nombre de prérogatives régaliennes du ministère de l’Éducation, au point où l’on se demande si on n’est pas en présence d’un doublon, à savoir la création d’un second ministère de l’Éducation de concert avec celui qui existe déjà… À l’appui de cette crédible hypothèse de doublon, voici l’énoncé d’autres objectifs de l’accord :
« Prinsip fondamantal »
Atik 6. MENFP ap travay avèk sipò AKA pou yo rive jeneralize itilizasyon lang kreyòl la kòm zouti ansèyman nan tout nivo nan sistèm edikasyon an.
« Reskonsablite AKA »
Atik 8. AKA ap travay men nan men ak MENFP sou oryantasyon amenajman lang nan sistèm edikasyon an.
Atik 9. AKA genyen pou li travay ak MENFP sou refòm kourikoulòm yo ;
Atik 10. AKA ap ede MENFP veye sou kalite materyèl edikatif an kreyòl pou kèlkeswa nivo, pou kèlkeswa matyè k ap anseye nan lekòl yo nan peyi a ;
Atik 11. AKA genyen pou li ede MENFP nan fòmasyon k ap bay pou anseye lang kreyòl oswa nan lang kreyòl ;
Atik 12. AKA dwe bay MENFP dizon li sou pwogram fòmasyon sou lang kreyòl pou pwofesè yo nan kèlkeswa nivo a. »
Une lecture attentive des objectifs ainsi énoncés de l’accord du 8 juillet 2015 induit la question suivante relative à la gouvernance de l’appareil éducatif : qui contrôle quoi dans le système haïtien d’éducation ? Un ministère de stature régalienne, l’Éducation nationale, et un embryon d’institution, l’Académie créole, ont convenu d’unir leurs forces et compétences pour instituer un certain aménagement linguistique dans le système d’éducation nationale. Faut-il s’en réjouir ? La réponse était à l’époque qu’il fallait s’en inquiéter à plusieurs titres et l’expérience a montré qu’il y a eu « tromperie sur la marchandise » comme le montre bien l’analyse objective d’un volet central de la gouvernance du système éducatif national. En effet des enquêtes de terrain ainsi que le rapport d’au moins une commission nationale d’éducationi ont établi que le ministère de l’Éducation administre et fnance environ 20% du système d’enseignement. Environ 80% du système haïtien d’éducation est financé et dirigé par le secteur privé national et international, incluant les nombreuses ONG de ce secteur. Concrètement cela signifie que les partenaires de l’accord du 8 juillet 2015 ne pouvaient intervenir que sur une faible portion d’environ 20% du système national d’éducation, alors même que l’accord ne prévoyait aucun mécanisme d’inclusion dans le processus annoncé du secteur privé national et international. Vouloir faire croire le contraire revient à conforter une improductive « tromperie sur la marchandise ». En clair, à l’heure actuelle l’État haïtien n’a pas les moyens d’intervenir sur la majorité du système privé d’éducation nationale car il ne finance ni ne contrôle ce système. Laisser croire, avec l’accord du 8 juillet 2015, que l’État haïtien, par l’intermédiaire des deux institutions signataires, s’apprêtait à intervenir dans la totalité du système et à y faire de « l’aménagement linguistique » revient à étaler une dommageable fausse représentation. En l’espèce, la tromperie est de grande amplitude et risque d’induire de fortes attentes qui ne seront guère comblées.
Les objectifs consignés dans les articles 6 et 8 de l’accord attestent eux aussi un lourd déficit de vision consécutif au fait que l’on ne sait pas ou l’on ne veut pas tirer les leçons du passé. Car pour tendre de manière compétente vers « la généralisation de l’utilisation de la langue créole comme outil d’enseignement à tous les niveaux du système d’éducation » (article 6 de l’accord), il aurait fallu qu’au préalable certaines conditions soient remplies. Il aurait fallu notamment que les partenaires de l’accord du 8 juillet 2015 aient à cœur de ne pas reproduire les mêmes erreurs que celles de la réforme Bernard de 1979 ; que les enseignants soient formés aux plans didactique et pédagogique pour être capables de mettre en œuvre « la généralisation de l’utilisation de la langue créole comme outil d’enseignement à tous les niveaux du système d’éducation » ; que ces mêmes enseignants disposent du matériel didactique de qualité, en créole, pour tendre vers l’atteinte du même objectif ; que le futur personnel permanent de l’Académie créole, qui dispose aujourd’hui de très peu de linguistes en son sein, soit lui-même formé à ces fins. À propos de la formation des enseignants, voici ce que nous enseigne le linguiste Pierre Michel Laguerre, ancien directeur général du ministère de l’Éducation nationale : « Les enseignants à former c’est tout d’abord une réalité statistique fort disparate qui cache une diversité de profils. Les statistiques officielles de l’année 1993 – 1994 estimaient leur nombre à 29 174 travailleurs au niveau de l’enseignement primaire dont 71% dans le secteur privé » (voir Pierre Michel Laguerre, « Enseigner le créole et le français aux enfants haïtiens – Enjeux et perspectives », Éditions Henri Deschamps, 2003. Livre publié avec le soutien de l’OIF (Organisation internationale de la francophonie). En définitive, selon les termes de l’accord du 8 juillet 2015, on s’apprêtait à jeter les bases de la réitération du quasi-échec de la réforme Bernard de 1979 qui a été lancée et mise en œuvre alors même que l’État haïtien, par son Exécutif duvaliériste rétrograde, ne l’a pas assumée au plan politique et que la logistique didactique et pédagogique faisait alors largement défaut à l’échelle nationale en dépit de plusieurs travaux de qualité de l’IPN (Institut pédagogique national).
5 / L’Académie créole n’est pas une référence nationale ou internationale en matière d’aménagement du créole.
Les données analytiques qui précèdent attestent que sur les registres liés de l’action institutionnelle et de la production d’outils scientifiques, l’Académie créole n’est pas une référence nationale ou internationale en matière d’aménagement du créole. Elle s’est révélée incapable de produire le moindre bilan illustrant l’atteinte d’un quelconque objectif mesurable d’aménagement du créole dans le corps social haïtien et singulièrement dans le système éducatif national.
Il est par exemple fort révélateur que, dans le bilan consigné sur le site Web officiel de l’Académie créole, au chapitre « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 », aucune mention n’est faite des réalisations visant « à garantir les droits linguistiques sur toutes les questions touchant la langue créole haïtienne » (article 4 de la « Lwa » de l’AKA). Aucune mention n’est faite non plus des réalisations relatives à l’application de l’article 11-e de la « Lwa » de l’AKA en ce qui a trait à l’obligation de la diffusion de tous les documents de l’État dans l’une des deux langues officielles du pays selon une vision amputée de l’article 40 de la Constitution de 1987. S’il est vrai que le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » consigné sur le site officiel de l’AKA mentionne une abondante et surréaliste pluie de « réalisations » du type « Caravane de l’AKA », « campagnes de sensibilisation », « conférences débats » dans des institutions scolaires, « émissions radio-télé », il est avéré que ces « réalisations » n’ont à aucun moment permis d’atteindre de manière mesurable et durable les objectifs ciblés par les articles 4 et 11-e de la « Lwa » de l’AKA.
En toute rigueur l’on observe que de 2014 à 2025, l’Akademi kreyòl ayisyen n’a publié aucun article scientifique sur le créole, aucune enquête de terrain, aucun ouvrage de lexicographie créole, aucun livre de référence sur la didactique créole et la didactisation du créole, aucun dictionnaire créole, aucune grammaire créole, aucun guide pédagogique pour l’enseignement EN créole et l’enseignement DU créole. Elle n’a publié aucun ouvrage de référence dans l’un des domaines de la créolistique : grammaire, phonologie, lexicologie et lexicographie, dictionnairique, sociolinguistique, démolinguistique, jurilinguistique…
De 2014 à 2025, l’Akademi kreyòl ayisyen n’a publié qu’un seul texte… « scientifique », la très lacunaire « Résolution » relative à l’orthographe du créole. Cette œuvre « scientifique » –que les enseignants et directeurs d’écoles à travers le pays n’ont pas pris au sérieux–, a été rigoureusement auscultée par deux linguistes haïtiens de premier plan, Lemète Zéphyr et Renauld Govain. Ainsi, « Lemète Zéphyr dénonce les lacunes de la résolution de l’Aka sur l’orthographe du créole » (Montray kreyòl, 19 juin 2017), tandis que Renauld Govain analyse la position officielle de l’AKA dans son texte « Konprann ‘’Premye rezolisyon sou òtograf lang kreyòl ayisyen’’ an » (AlterPresse, 28 juin 2017). Il éclaire cette « Première résolution », précisant, entre autres, que l’Académie créole confond orthographe, alphabet et graphie : « Rezolisyon an manke jistès nan chwa tèminolojik li yo. Sanble li konfonn òtograf, alfabè, grafi yon pa, epi yon lòt pa, li konpòte tèt li tankou yon trete òtograf, jan nou kapab verifye sa nan dispozisyon 2, 4, 5, 8, 9. » Pour sa part, Christophe Charles, poète, éditeur et enseignant, membre de l’Académie créole, prend le contre-pied de la position officielle de l’AKA sur la graphie du créole dans un texte publié dans Le Nouvelliste du 26 octobre 2020, « Propositions pour améliorer la graphie du créole haïtien ». Au bilan de l’action de l’Académie créole destinée à « fixer » l’orthographe du créole, l’échec est là aussi de notoriété publique mais l’on ne retrouve nulle trace d’une analyse critique de cet échec sur le site officiel de l’AKA, en particulier dans le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » mis en ligne par l’AKA sur son site Web.
Il y a lieu de rappeler que l’opposition de plusieurs linguistes haïtiens de premier plan à la création d’une « Académie haïtienne » chargée de « fixer la langue créole » est la plupart du temps occultée en Haïti, notamment par ceux-là qui s’opposent à tout bilan analytique de l’échec de l’AKA.
L’idée de la création d’une « Académie haïtienne » a été débattue par l’Assemblée constituante chargée de la rédaction de la Constitution haïtienne de 1987 sans faire appel à l’expertise connue de nos meilleurs linguistes de l’époque, en particulier les enseignants-chercheurs de la Faculté de linguistique appliquée Pierre Vernet et Pradel Pompilus. Alors même qu’elle a mené ses travaux de manière exemplaire et démocratique, il est attesté que cette Assemblée constituante, nourrie de la mythologie du « prestige » de l’Académie française (fondée en 1634 par le cardinal de Richelieu), avait fait sienne une conception à la fois naïve et utopique du rôle d’une Académie en Haïti. En consignant à l’article 213 de notre Charte fondamentale l’idée de la création d’une Académie –« Une Académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux »–, l’Assemblée constituante de 1987 a sanctuarisé sa vision mythologique du rôle d’une Académie en Haïti sans tenir compte de l’opposition des linguistes haïtiens et, surtout, sans fournir un cadre juridique explicite d’aménagement linguistique découlant de la co-officialisation, à l’article 5 du texte constitutionnel, du créole et du français L’opposition de plusieurs linguistes haïtiens de premier plan à la création d’une « Académie haïtienne » chargée de « fixer la langue créole » s’est exprimée au fil des ans et à plusieurs reprises. Ainsi, en marge de la Journée internationale du créole, Le Nouvelliste de Port-au-Prince daté du 27 octobre 2004 consignait la position de Yves Dejean en ces termes : « Le linguiste Yves Dejean a abondé dans le même sens que [feu Pierre Vernet] le doyen de la Faculté de linguistique appliquée (FLA). Nous n’avons pas besoin d’Académie de langue créole. Il faut financer les institutions sérieuses qui s’occupent de la langue créole ». Dans un article très peu connu paru à Port-au-Prince dans Le Nouvelliste du 26 janvier 2005, « Créole, Constitution, Académie », Yves Dejean précise comme suit sa pensée au sujet de l’Académie créole : « L’exemple à ne pas suivre / Haïti n’a que faire de l’acquisition d’une « formidable machine à faire rêver » et d’un « symbole décoratif ». Dans le même article, il ajoute, au paragraphe « Mission impossible et absurde », que « L’article 213 de la Constitution de 1987 doit être aboli, parce qu’il assigne à une Académie créole, à créer de toute pièce, une tâche impossible et absurde, en s’inspirant d’un modèle archaïque, préscientifique, conçu près de 300 ans avant l’établissement d’une discipline scientifique nouvelle, la linguistique (…) On sait, à présent, qu’il est impossible de fixer une langue ; que les cinq à six mille langues connues constituent des systèmes d’une extrême complexité en dépendance de l’organisation même du cerveau humain et relèvent de principes universels communs propres à l’espèce ; que les changements dans la phonologie, la syntaxe, la morphologie, le vocabulaire ne sont pas à la merci des fantaisies et des diktats de quelques individus et d’organismes externes à la langue. » Au onzième paragraphe de son texte, « Non à l’article 213 », Yves Dejean écrit ceci : « Il faudra un amendement à la Constitution de 1987 pour supprimer l’article 213 qui voue le créole à une rigidité cadavérique et, donc, à la destruction et le remplacer par quelque chose d’utile au pays. Quoi par exemple ? Un service d’État doté de moyens financiers suffisants, afin de permettre à des chercheurs qualifiés de mener un programme de recherches, sans esprit normatif, sur tous les aspects du créole et aussi en relation avec son utilisation dans l’éducation, la communication, la diffusion et la vulgarisation des informations et de la science. »
Cette position de principe a été à nouveau signifiée par Yves Dejean en 2013 dans son livre-phare « Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti) : « Ayiti bezwen tout kalite bon liv an kreyòl, bon pwofesè pou gaye konesans lasyans an kreyòl, bon pwogram radyo ak televizyon an kreyòl. Li pa bezwen okenn Akademi kreyòl pou sèvi l dekorasyon » (op. cit. p. 316). Il y a lieu de rappeler que l’opposition des linguistes Pierre Vernet et Yves Dejean au projet d’une Académie créole a non seulement été ignorée, mais elle a également fait l’objet de frauduleuses tentatives de détournement et de récupération… Cela s’est vérifié en particulier en ce qui a trait à la pensée de Yves Dejean. Ainsi, dans l’article publié le 25 juillet 2011 sur AlterPresse par le « Comité d’initiative pour la mise en place de l’Académie haïtienne » et annonçant la tenue prochaine d’un « Colloque sur la mise en place d’une Académie du créole haïtien », l’on retrouve à son insu le nom d’Yves Dejean parmi les signataires supportant le projet de ce « Comité d’initiative » alors même que ses prises de position publiques étaient connues… Ces frauduleuses tentatives de détournement et de récupération de la pensée de Yves Dejean sur l’Académie créole se retrouvent également dans le texte « Ochan pou prof Yves Dejean », qui est une introduction écrite par le linguiste Michel Degraff au motif de présenter l’article de Yves Dejean, « Réflexions sur un projet d’Académie du créole haïtien » paru dans la revue DO KRE I S. La version électronique de cet article ne précise pas sa datation, mais il est vraisemblable qu’il a été publié en 2013 puisque, au bas du texte figure la mention « Vèsyon orijinal atik sa a te pibliye an 2013 nan jounal Sargasso, nan nimewo « Language Policy and Language Right in the Caribbean (2011-12, II) ». Dans son introduction, Michel Degraff travestit la pensée de Yves Dejean et il laisse croire que celui-ci, dans l’article « Réflexions sur un projet d’Académie du créole haïtien », aurait apporté son plein soutien au projet de création de l’Akademi kreyòl. La fraude qu’accomplit ainsi Michel Degraff s’accompagne de la mise à l’écart volontaire et complète des écrits précédents de Yves Dejean, que nous venons de citer et qui sont de notoriété publique, textes dans lesquels il s’oppose ouvertement au projet de création de l’Académie créole. Michel Degraff a fait paraître son « Introduction » manipulatrice en 2013, l’année même de la parution du livre-phare de Yves Dejean, « Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba », dans lequel celui-ci affirme explicitement que « Li [Haïti] pa bezwen okenn Akademi kreyòl pou sèvi l dekorasyon » (op. cit. p. 316). Objet de pressions et de sollicitations constantes, Yves Dejean, de guerre lasse et de santé fragile, clôt son article paru dans la revue DO KRE I S par une surprenante conclusion dont on ne sait d’ailleurs pas s’il en est vraiment l’auteur : « Un objectif de l’Académie du créole haïtien sera d’aider et de guider, mais aussi de critiquer des traducteurs, surtout pour des traductions visant les besoins de la majorité »…
En définitive, le bilan analytique de l’action de l’Académie créole (2014 – 2025) est fort instructif. Il atteste l’existence d’une béante contradiction entre les termes de la « Lwa pou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an » (Le Moniteur, 7 avril 2014) et l’ensemble des initiatives prises par l’AKA qui, en dehors de son mandat légal déclaratif, a en vain tenté d’agir à titre d’une instance exécutive d’aménagement linguistique. L’« Accord du 8 juillet 2015 » signé entre l’AKA et le ministère de l’Éducation nationale, qui n’a produit aucun résultat mesurable, n’a pas donné lieu à l’élaboration d’une politique linguistique éducative, et l’usage normalisé et encadré du créole langue maternelle dans l’apprentissage scolaire demeure encore peu répandu dans le système éducatif national (voir notre article « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ? », Le National et Fondas kreyòl, 11 novembre 2021). L’on observe également que sur le site Web de l’AKA, le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » expose la création d’un « Espas refleksyon akademisyen sou dokiman « Plan décennal d’Eéducation et de formation 2017-2027 », ki te fèt jou ki te 25 me 2017 », et il annonce l’existence d’un « Dokiman « Pozisyon AKA sou Plan desenal edikasyon 2-17-2029 la sa a nan bibliyotèk AKA ak sou sit wèb AKA ». Ce document n’a pas pu être consulté parce que le titre annoncé n’est pas interrogeable sur le site officiel de l’Académie créole. Toujours au chapitre du « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019, l’Aka annonce, en page d’accueil de son site, être à l’étape de la « Preparasyon zouti referans tankou gramè, diksyonè jeneral, diksyonè jiridik ». Volontariste et lunaire, cette annonce n’a pu, sur le site de l’AKA, être validée en termes de bilan d’une action mesurable et l’on est en droit de se poser une incontournable question : une microstructure telle que l’Académie créole, dépourvue d’expertise connue en lexicographie, en didactique des langues, en dictionnairique et en terminologie juridique, est-elle en mesure de s’engager dans de si vastes chantiers et de produire des « outils de référence » alors même que ses rares linguistes n’ont aucune compétence connue dans l’un de ces champs et n’ont publié aucune étude scientifique, aucun livre dans ces domaines de haute spécialisation ? (voir nos articles « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative » (Le National, 31 octobre 2018) ; « Dictionnaires et lexiques créoles : faut-il les élaborer de manière dilettante ou selon des critères scientifiques ? » (Le National, 28 juillet 2020) ; « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique » (Le National, 14 décembre 2021).
Par ailleurs, dans le contexte où le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste avait à l’époque annihilé puis confisqué le pouvoir législatif haïtien, l’action de l’Académie créole n’a pas été soumise à la sanction législative, de sorte que l’AKA n’avait de compte à rendre à personne… N’étant pas issue d’un énoncé de politique linguistique d’État conforme à l’article 5 de la Constitution de 1987 et n’ayant de compte à rendre à personne, l’Académie créole se cantonne depuis sa création dans l’illusion d’un missionnaire greffon, dans la bulle des slogans verbeux, au périmètre des rituels catéchétiques sans lendemain dont il est si friand…
Dans tous les cas de figure, aucune vision conséquente de la situation linguistique d’Haïti ne saurait être développée ni mise en œuvre en dehors de la définition juridique et constitutionnelle des « droits linguistiques », du « droit à la langue » et de « l’équité des droits linguistiques » en Haïti (voir notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti », Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2018) ; voir aussi nos articles « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique », Le National, Port-au-Prince, 11 octobre 2017, et « Droits linguistiques » et « droit à la langue » en Haïti, la longue route d’une conquête citoyenne au cœur de l’État de droit », Fondas kreyòl, 14 mars 2023).
Il y a lieu de rappeler que dans notre article intitulé « Corruption, népotisme, futilité, malversations et dérives administratives à l’Akademi kreyòl ayisyen : la société civile doit exiger l’abolition de cet inutile ‘’symbole décoratif’’ » (Fondas kreyòl, 28 août 2024), nous avons exposé le constat que l’Akademi kreyòl ayisyen bénéficie en Haïti et hors du pays d’un « prestige » aussi imaginaire que fictif, de l’ordre de l’illusoire, du factice et du conte des Mille et une nuits… Nous avons souligné le fait que l’AKA bénéficie d’une sorte d’omertà passive et d’une myopie complaisante à géométrie variable et répétitive –sur le mode du « kase fèy kouvri sa »–, dès lors que, au creux de la pensée critique, l’on entend inscrire au débat public les déclarations et les actions de l’AKA. Au bavardeux musée d’une certaine vision de la sociologie haïtienne contemporaine qui collectionne aussi bien des objets perdus que des OVNIs virtuels, toute pensée critique est banalisée, stigmatisée ou diabolisée dès qu’il s’agit de faire le bilan critique documenté de l’AKA. S’il est vrai que cette myopie complaisante à géométrie variable et répétitive se donne à voir en Haïti dans d’autres domaines que celui du créole, l’on observe que l’omertà passive fonctionne à plein régime en ce qui a trait à l’AKA, le créole étant aveuglément idéalisé sur le registre de l’identité nationale et sur celui, conjoint, du délire identitaire qui essentialise le créole paré de toutes les vertus curatives. Pour certains créolistes et opérateurs culturels, le créole EST l’identité nationale haïtienne, celle-ci ne se définit essentiellement que par rapport au créole. Et en raison de cette vision essentialiste de l’identité nationale haïtienne, celle-ci est par essence monolingue et elle évacue toute autre dimension exprimant la pluralité de l’identité nationale, notamment ses dimensions sociologique, anthropologique, culturelle, historique, etc. Cette vision essentiellement monolingue de l’identité nationale a été critiquée par le romancier et philosophe martiniquais Édouard Glissant dans les termes suivants : « On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues, n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d’une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu’on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres » (voir Lise Gauvin, « L’imaginaire des langues – Entretien avec Édouard Glissant », revue Études françaises, volume 28, numéro 2-3, automne-hiver 1992, « L’Amérique entre les langues »).
L’idée défendue par le linguiste Yves Dejean –l’abolition de l’article 213 de la Constitution de 1987–, est cohérente et crédible. Cette abolition devra toutefois être mise en œuvre avec la plus grande rigueur lors d’un futur amendement constitutionnel dont le processus est prévu dans notre Charte fondamentale, loin des magouilles et des tripatouillages trafiqués ces dernières années par des politiciens de tous bords en mal de légitimité.
Il ressort de notre analyse-bilan que l’échec de l’Akademi kreyòl est de grande ampleur, multifacette et irréversible. La société civile organisée doit en tirer les conséquences et exiger sans délai :
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la démission immédiate du Conseil d’administration de l’Akademi kreyòl ;
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la démission immédiate du Secrétariat exécutif de l’Akademi kreyòl ;
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la démission immédiate du Conseil consultatif de l’AKA ;
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la démission immédiate de la totalité des membres constituant l’Assemblée des académiciens.
Dans le respect des articles 14, 15 et 17 de la « Lwa sou kreyasyon Akademi kreyòl ayisyen an » du 7 avril 2014, le Conseil d’administration de l’Akademi kreyòl devra, lors de la séance consacrée à sa dissolution, formuler une ultime recommandation formelle aux académiciens membres de l’AKA relative à la dissolution définitive de l’Akademi kreyòl.
Dans l’article que nous avons publié en Haïti le 23 septembre 2021 dans Le National, « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti », nous avons exposé l’idée centrale de la création, dans le cadre d’un État de droit enfin restauré, d’une Secrétairerie d’État dédiée à l’aménagement linguistique, dirigée par un secrétaire d’État avec rang de ministre et rattachée au bureau du Premier ministre (voir nos articles « Plaidoyer pour la première loi sur les langues officielles d’Haïti », Potomitan, 14 mars 2019 ; « Les fondements constitutionnels de la future loi de politique linguistique éducative en Haïti », Rezonòdwès, 23 août 2023 ; « Le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti – Fondements constitutionnels et politique linguistique d’État », Madinin’Art, 17 juillet 2024).
Nous réitérons aujourd’hui ce plaidoyer afin que cette Secrétairerie d’État aux droits linguistiques soit fondée À L’INITIATIVE DES ORGANISATIONS HAÏTIENNES DES DROITS HUMAINS et dans la concertation avec plusieurs institutions haïtiennes, notamment la Faculté de linguistique appliquée, la Faculté de droit de l’Université d’État d’Haïti, la Faculté de droit de l’Université Notre-Dame d’Haïti, les associations d’enseignants, etc. En conformité avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, la future Secrétairerie d’État aux droits linguistiques, INSTANCE DOTÉE D’UN RÉEL POUVOIR EXECUTIF ET RÉGLEMENTAIRE, devra disposer d’un mandat explicite et sa mission consistera à mettre en œuvre, à veiller à l’application et à garantir l’effectivité de la première politique linguistique de l’État haïtien et de la première législation linguistique contraignante qui sera adoptée par le Parlement. Placée sous la tutelle administrative du Premier ministre, porte-parole de l’État et interlocuteur exclusif de toutes les institutions du pays dans son champ de compétence, cette Secrétairerie d’État aura la responsabilité de la coordination interinstitutionnelle, de la concertation, de la promotion et de la mise en oeuvre de la politique linguistique de l’État haïtien. Responsable de la cohérence des interventions gouvernementales en matière linguistique, elle devra également conseiller les autres ministères coresponsables de l’application de la future loi d’aménagement linguistique d’Haïti sur toute question relative à la politique linguistique de l’État.
Travailler à mettre sur pied la future Secrétairerie d’État aux droits linguistiques revient dès maintenant à instituer une dynamique qui, entre autres, permettra de contribuer à
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formuler les orientations générales de la politique d’aménagement linguistique de la République d’Haïti dans l’Administration publique et dans le système éducatif national ;
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définir le cadre législatif de l’aménagement des deux langues officielles du pays conformément à la Constitution de 1987 et circonscrire le cadre institutionnel de l’aménagement linguistique en Haïti ;
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définir les droits linguistiques de tous les Haïtiens ainsi que les obligations de l’État en matière de droits linguistiques, notamment en ce qui a trait au droit à la langue maternelle créole et à son emploi obligatoire dans la totalité du système d’éducation nationale.
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Montréal, le 31 juillet 2025
(*)Linguiste-terminologue
Conseiller spécial, Conseil national d’administration
du Réseau des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH)
Konseye pèmanan, Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA)