À propos de « l’écovillage » de Ducos

— Par Gustavo Torres, architecte —

Et jusqu’à quand pensez-vous qu’on peut continuer dans cet aller et venir de fous ? demanda-t-il.

Florentino Ariza avait la réponse toute prête depuis cinquante-trois ans, sept mois et huit jours avec ses nuits,

Il dit alors : – Toute la vie.

Gabriel García-Márquez (1927-2014) in CIEN ANOS DE SOLEDAD – México / Buenos Aires – 1967.

Vous êtes encore là vous, à bâtir des zones ? Déjà pour la Galleria on nous disait que c’était « ma ville à moi »… ne jamais oublier que les vautours avancent toujours masqués, usant d’un vocabulaire convenable enveloppé d’euphémismes flatteurs… Dire aujourd’hui écovillage n’est qu’édulcoration malhonnête pour recommencer ce qu’on fait et refait depuis 60 ans : une zone commerciale entourée de parkings sur un vague terrain soi-disant vague.

Depuis l’arrivée des « architectes des colonies » – envoyés pour nous vendre le modernisme et le béton armé dans les années 30 – et ensuite après-guerre avec la départementalisation, la Martinique subit passivement les injonctions spatiales de la mère-polis et participe au saccage sans pitié du maigre territoire dont on dispose. C’est que notre entrée volontaire dans l’Assimilation, qui devait nous sauver de la misère, nous a certes fait entrer dans l’opulence (si, si…) mais dans la plus bête d’entre toutes, celle de la société de consommation. Drogue subtile qui nourrit à chacun de nos achats le monstre impitoyable d’un capitalisme de surexploitation qui tire du déséquilibre en avant toute la force de poursuivre sa prédation de la planète.

La modernité qui s’en est suivi nous apporta son lot dogmatique pour l’aménagement de l’espace, tout entier puisé dans la charte d’Athènes de 1933 et les idées simplistes de quelques architectes alors maîtres en communication qui ont su titiller l’appât du gain des promoteurs.

Habiter, travailler, se détendre sont des activités imaginées isolées les unes des autres et parquées de fait dans des zones monothématiques distinctes, reliées entre-elles par un réseau de circulation… (ah le dieux automobile… !) Cette idée passablement infantile a cependant prospéré partout en Occident depuis les années de reconstruction de l’après-guerre. Ainsi, l’architecture et l’urbanisme modernes sont à l’origine non seulement de la destruction des villes mais de cette idée folle que l’espace disponible serait infini. Un peu sur le modèle du credo techno-productiviste qui prétend que les ressources de la planète seraient inépuisables… La gabegie et d’autant plus totale que ce système d’aménagement condamne chacune des zones ainsi constituées à des usages ridiculement restreints. Un lotissement, une zone industrielle, un quartier d’affaires, ne sont utilisés qu’un tiers – voire un quart – du temps, le reste de la journée, c’est zone morte, alors que les routes, l’éclairage, les réseaux, les parkings, etc. qu’il a fallu construire sont toujours là, inutiles, à attendre la réouverture. Gaspillage d’espace et gaspillage économique, alors que la mutualisation aurait pu diviser les coûts de réalisation par trois… Pour un pays de 1000 km2 dont une grande partie est inconstructible – malgré l’inventivité de nos compatriotes – ce n’est plus de la bêtise, c’est de l’irresponsabilité.

C’est ainsi que depuis les années 60 nous anthropisons notre île à l’horizontale, nourris du lait des trois mamelles qui composent notre pauvre boîte à outils : les lotissements, les zones (artisanales, commerciales, industrielles…) et les cités HLM. Et c’est d’autant plus grave que ce modèle d’aménagement s’est accompagné d’une répartition d’opérateurs et d’un système de financement tout aussi spécialisés et exclusifs. Il y a ceux qui font du logement collectif, ceux qui font des lotissements, ceux qui privilégient le commercial… et aucun ne sait penser ni gérer la mixité.

La ville a inventé depuis longtemps la superposition des usages non seulement dans le but d’optimiser l’espace et de rentabiliser les investissements, mais surtout pour répondre aux besoins d’une société qui, elle-même était cohésion et complexité. Ville qui a commencé à être démantelée par les sulkys, l’ascenseur et la volonté de la bourgeoisie de vivre dans un entre-soi méprisant au XIXème siècle. Aujourd’hui, cette propagande éhontée qui fait croire que le bonheur est de vivre dans un lotissement dans une villa avec piscine n’est factuellement plus viable. L’espace, comme la planète, est fini, et on ne peut pas continuer de vivre comme des enfants gâtés. Construire encore une zone commerciale raquette alors que le bourg se dessèche relève de la paresse intellectuelle et de la pure cupidité, regardez ce qu’est devenu Fort-de-France depuis qu’on a déménagé en périphérie ses activités le long de la fausse autoroute et son habitat dans des stupides lotissements. Chaque zone artisanale, chaque zone commerciale, chaque zone tout court, chaque ensemble HLM, chaque lotissement construits au milieu de nulle part sont des assassins qui auront nos bourgs dans la conscience. Ne voit-on pas que l’isolement dans lequel nous nous sommes repliés du fait de ce modèle individualiste moderne encourage le délitement de notre société ?

Quant à la Mairie, elle a beau jeu de se cacher derrière le petit doigt de la réglementation qu’elle a elle-même mis en place… Le premier devoir des maires aujourd’hui est de reprendre en main le pouvoir sur l’aménagement de l’espace, car ils sont les derniers à en avoir une mince porte d’entrée. Au prétexte de respecter notre « autonomie », la DATAR (délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) a cessé de nous envoyer ses plans annuels, le SAR (schéma d’aménagement régional) tout comme le SMVM (schéma de mise en valeur de la mer) ont été abandonnés, personne ne suit vraiment les consignes des SCOT (schéma de cohérence territoriale) intercommunaux. Seuls les PLU (plan local d’urbanisme) restent vraiment applicables, et depuis que les communes n’ont plus les moyens de se payer des services propres, leurs révisions sont externalisées à des bureaux d’études qui ne les conçoivent que dans le strict intérêt municipal. Il n’y a plus de pensée globale, plus de coordination, plus de mise en commun de nos besoins et de nos manières d’être-au-monde pour produire des solutions collectives…

Aussi, puisque la structure politique de la Martinique n’est plus globale mais résultante des micro-pouvoirs municipaux faiseurs de rois, il faut impérativement que les maires sortent de leur focale courte et de la satisfaction clientéliste de leurs petits territoires pour accepter de se projeter dans une vision commune du territoire. Comme pour la surexploitation des ressources et la pollution sans vergogne qu’on génère, il y a urgence d’arrêter la fuite en avant pour venir à une production-consommation raisonnée, sobre, frugale, respectueuse de l’espace de cette île patiente. Il nous faut apprendre à réinventer la ville, à l’étendre complexe, plurielle, ouverte… Faites des hangars pour des activités artisanales, des galeries pour des commerces et des complexes de bureaux, mais mélangez-les avec des logements divers et variés, avec des espaces de récréation, des écoles, osez la verticalité… les opérateurs et les financeurs devront faire un effort d’adaptation mais nos enfants nous remercieront.

Gustavo Torres, architecte