Donner corps à ses rêves
— Par Janine Bailly —
« En 2014, je suis sollicité par le directeur de la Scène nationale de Cavaillon, Jean-Michel Gremillet, pour aller rencontrer Jean Ruimi, une personne incarcérée à la Maison Centrale d’Arles, qui veut monter une pièce qu’il a écrite et qui a exprimé le désir de la mettre en scène. » Par ces mots, Joël Pommerat rappelle les circonstances qui l’ont conduit à mettre en scène Marius, une version contemporaine de la pièce écrite en 1929 par Marcel Pagnol, et portée de nombreuses fois à l’écran. Le courant passe aussitôt entre Joël et Jean ; après un long échange, le metteur en scène accepte d’intervenir en milieu carcéral, où il crée des ateliers, qu’il anime quelques jours par mois. Il aide Jean à écrire et faire jouer sa première pièce, forme les détenus qui pour certains découvrent le théâtre en prison. Et parce que nous sommes en Provence, que ces hommes sont de Marseille ou de la région, vient l’idée de se référer à Pagnol, figure incontournable et symbolique du Sud de la France. Pour réécrire et mettre en scène Marius, Joël Pommerat fait appel à l’imagination et au vécu des ses interprètes. En 2016 et 2017, la pièce est jouée au sein de la Centrale d’Arles, puis à la prison des Baumettes, à Marseille. Anne de Amezaga, après un passage auprès de Tiago Rodrigues au festival d’Avignon, est revenue prendre sa place de co-directrice à la compagnie Louis Brouillard : c’est elle qui accompagne la troupe à Almada, et lors du colloque elle nous dit combien Joël Pommerat s’est investi dans ce projet, menant le travail de la même façon exigeante, minutieuse et généreuse qu’avec une troupe professionnelle, faisant entrer à l’intérieur les moyens techniques de l’extérieur. Elle nous dit aussi les obstacles à vaincre, les casiers judiciaires des spectateurs venus du dehors vérifiés à l’entrée de la prison, l’incroyable déploiement sécuritaire accompagnant le transfert d’Arles à Marseille… Reprise en 2024, invitée au Festival d’Automne de Paris, la pièce prend alors son envol pour une tournée qui la mènera, entre autres, au théâtre du Rond-Point, ou au Théâtre National de Bretagne à Rennes.
Si l’histoire, sortie du contexte de l’entre-deux-guerres, est transposée à notre époque, si Panisse est devenu loueur de scooters, si l’estaminet de César est une boulangerie-café, souvent vide et qui n’a pas su résister à la concurrence du McDo, si Monsieur Brun est un douanier lyonnais, que Fanny et sa mère tiennent un salon de coiffure, la trame de l’histoire reste la même : le jeune Marius est partagé entre son envie irrépressible d’évasion et la nécessité de faire son devoir en prenant la succession de César. Partagé entre deux désirs irréconciliables, celui de découvrir le monde, celui de rester auprès de ceux qu’il aime, son père et Fanny. Mais ici, plus qu’un rêve d’océan, de grand large et de vastes horizons, c’est en lui comme une urgence à quitter un milieu étriqué, à refuser le sort auquel depuis toujours César le destine. Ce besoin de s’échapper, cette envie d’ailleurs, qui mieux que des détenus pour l’exprimer ? Le décor naturaliste imaginé par Caroline Guiela Nguyen – dont on reconnaît là l’esthétique – suggère l’enfermement parce qu’il est clos sur lui-même, qu’il est sans horizon, la seule ouverture étant évoquée par le timbre de la porte d’entrée, d’ailleurs invisible sur la scène.
La pièce, interprétée par des comédiens professionnels auprès des anciens détenus, pose toujours des questions essentielles : faut-il faire son devoir ou réaliser ses rêves, se réaliser soi-même ? Donner corps à ses songes les plus intimes ? Que signifie réussir sa vie ? Les apparences, la réussite sociale, la richesse font-elles le bonheur ? Et comment aimer ? Marius et César, dans leur masculinité obligée, peinent à dire leurs sentiments ; ils sont secrets, comme des arbres qui sous l’écorce dure cachent une grande tendresse, et quand César fend une fois l’armure pour dire à Marius son amour, l’émotion est grande. Tantôt bougon tantôt tempétueux, merveilleux Jean Ruimi au visage marqué par la vie, le père reproche au fils son manque d’ardeur à la besogne – « La vérité, c’est que tu es mou et paresseux » –, mimant la bonne attitude commerciale à avoir derrière son comptoir face aux clients, mais il est prompt à prendre sa défense quand Panisse se permet de le critiquer !
Marius, lui, ne laisse entrevoir ses sentiments pour Fanny que sous l’emprise de la jalousie, la jeune fille faisant mine d’être sensible aux avances de Panisse ! Sous son apparence impassible et retenue, sous la brièveté de ses mots, on pressent que bouillonnent en Marius les envies contradictoires. Seule, Fanny, qui se sacrifie quand vient le moment pour Marius d’embarquer sur un grand voilier de croisière, ose dévoiler son âme. Quant à Panisse, de haute stature et fort en gueule, il fait particulièrement écho à notre époque, commerçant sans scrupules, qui écrase les autres de sa morgue et croit que l’argent peut tout acheter ! Un personnage qui contribue à donner à la pièce une âpreté, une dureté nouvelles… Bien sûr, on parle fort, on s’invective, avec la gouaille marseillaise mais aussi de façon abrupte et brutale, car la violence est bien là, sous-jacente, prête à jaillir. En contrepoint de la douceur nostalgique avec laquelle César évoque, pour Fanny qui vient juste de laisser partir Marius, son épouse défunte et le souvenir du jour où, voyant les enfants si complices, elle avait dit qu’on les marierait, ces deux-là. Ironie du sort !
« Quand vous serez dehors, on reprendra le spectacle », avait promis Joël Pommerat à Michel Galera, Ange Melenyk et Jean Ruimi, alors détenus à la prison d’Arles, et dont les corps solidement ancrés parleront sur scène autant que les mots. Promesse tenue, et qui nous dévoile une nouvelle facette d’un metteur en scène volontaire et engagé, dont le projet actuel est la création d’un vrai théâtre à l’intérieur de la prison des Baumettes, en dépit d’un gouvernement qui n’apprécie guère les activités ludiques offertes aux détenus ! Gageons que le courage, la détermination sans failles de Joël Pommerat et Anne de Amezaga sauront déjouer toutes les embûches dressées sur leur chemin.
P.S. : n’oublions pas de signaler qu’Anne de Amezaga, qui regrette l’auto-censure pratiquée par certains théâtres refusant des textes au prétexte que le sujet serait trop grave ou trop polémique, travaille aussi à promouvoir d’autres spectacles que ceux de la Compagnie Louis Brouillard, actuellement la pièce Oiseau, de Anna Nozière, qui parle d’enfants et de deuil, et On ne jouait pas à la pétanque dans le ghetto de Varsovie, qui parle de la Shoah, une « performance magistrale » d’Éric Feldman.
Photos Paul Chéneau
Almada, le 15 juillet 2025