Le passé hante le présent

— Par Max Pierre-Fanfan, Journaliste à la revue « Esprit » (revue littéraire et philosophique) Écrivain —

Le passé passe mal…Le passé mal passé, mal vécu devient la condition de notre cécité quant au présent…Le passé s’il est mal dit offre la meilleure façon de se tenir dans un état de cécité quant au futur…

Le passé n’est jamais un moment de coupure claire et définitif ; il revient et re-mord. Ainsi les divergences apparurent au 19ème siècle concernant la figure complexe de Victor Schœlcher rencontre derechef un écho aujourd’hui ; au point de relancer la bataille des symboles.

Lors du 22 mai 2020, jour de commémoration du soulèvement des esclavagisé-es et qui a abouti à la proclamation anticipée de l’abolition de l’esclavage en 1848 à la Martinique, deux statues de Victor Schœlcher ont été jetées à bas et brisées par des militants qui se disent « contre l’héritage colonial » dans ce pays. « Nous assumons pleinement notre acte parce que nous en avons assez, nous jeunes martiniquais d’être entourés de symboles qui nous insultent(…) Victor Schœlcher était complètement favorable à l’indemnisation des colons » a déclaré Jay Assani, jeune activiste, dans une vidéo mise en ligne sur les réseaux sociaux.

La polémique resurgit concernant, entre autres, les indemnités accordées aux propriétaires d’esclaves. Ainsi l’antagonisme entre notamment Cyrille Bissette et Victor Schœlcher refait surface. Déjà au 19ème siècle Cyrille Bissette, homme de couleur, neveu illégitime de Joséphine de Beauharnais, à l’avant-garde du combat abolitionniste, reproche à Victor Schœlcher de se faire manipuler par les colons blancs. Cyrille Bissette veut l’abolition immédiate de l’esclavage et des indemnités pour les esclaves. Dès juillet 1835, treize ans avant le décret de Schœlcher en 1848, il publie un projet de loi pour l’abolition de l’esclavage.

Selon la directrice du centre de recherche sur les esclavages et les post-esclavages, Myriam Cottias, « Victor Schœlcher a accepté des indemnités en faveur des propriétaires d’esclaves afin que ces derniers, menaçant de faire sécession, approuvent cette abolition en discussion depuis 10 ans. Le vrai problème n’est pas Schœlcher mais le « schoelchérisme », cette politique d’assimilation menée en son nom après sa mort et aujourd’hui contestée par une partie de la jeunesse », indique-t-elle.

CITER LE PASSÉ À COMPARAÎTRE

D’aucuns ont donc cherché à revendiquer Victor Schœlcher comme parrain de « l’assimilationnisme » antillais. Lors de la discussion à l’assemblée nationale du projet de loi relatif à la commémoration de l’abolition de l’esclavage, le 17 décembre 1982, Aimé Césaire a défendu sa mémoire.. Si dans « Cahier d’un retour au pays natal » il dénonce ce « libérateur figé dans sa libération de pierre blanche rêvant très haut au-dessus de la négraille ». Le même Césaire s’appuie sur cette phrase de Schœlcher, « l’homme a le droit de reprendre par la force ce qui lui a été enlevé par la force(…) et pour l’esclave comme pour le peuple opprimé l’insurrection est le plus noble des devoirs », pour comprendre l’abolitionniste. Au cours de cette même séance, Aimé Césaire déclare haut et fort, « nous souhaitons voir commémorer la victoire d’un homme dont nous voulons que la mémoire soit gardée et largement célébrée, comme nous voulons que soit célébré le souvenir du martyre et de l’héroïsme des héros anonymes issus de tous ces peuples jamais résignés qui périodiquement se levèrent génération après génération pour revendiquer et combattre», concluait-il .

Les esclaves qui se sont battus pour leur liberté et certains jusqu’à la mort doivent sans conteste occuper une place centrale dans le récit mémoriel (Citons : Louis Delgrès, Joseph Ignace, Lumina Sophie, le Tambouyé Romain, Louis Telga, Marthe Rose…) .Il s’agit également de les rendre plus visibles dans l’espace public, ou d’incarner dans le marbre ces symboles capables de confier à l’oreille de l’avenir les sensations persistantes qui incarnent l’évènement : la souffrance toujours renouvelée des hommes , leur protestation recréée, leur lutte toujours reprise. Citer le passé esclavagiste, colonialiste ou ségrégationniste n’a que peu de sens qu’antiquaire ou nostalgique si l’on ne s’acquitte pas également du souci de le citer à comparaître… De le citer au procès toujours ouvert de notre présent. Ce passé cité vaut aussi à porter plainte contre les états présents de l’injustice, des inégalités, du racisme, de toutes les formes de discriminations, de violences, d’esclavage moderne. Selon « le Global Slaverix Index » l’esclavage moderne touche plus de 45 millions de personnes dans le monde, allant du travail forcé, à l’exploitation sexuelle en passant par l’esclavage d’État, le mariage forcé, les marchés d’esclaves en Libye…

Ainsi, ce n’est jamais la même chose de commémorer une catastrophe passée dans des pompes consensuelles des lieux de mémoire et de se remémorer une catastrophe passée pour éclairer une situation présent. La réalité d’un fait désormais historique ce ne sont pas uniquement ces preuves à l’appui, ces symboles… Il faut découvrir comment ces faits ont vieilli et pour cela faire entrer l’actualité dans le temps, chercher les suites, les prolongements, l’existence persistant en marge d’une actualité renouvelée ; les manifestations que ces évènements continuent à véhiculer malgré le mot FIN apporté par les épilogues.

L’INERTIE EST MENAÇANTE

Cela dit, doit-on pour autant verser dans l’anarchie ou « l’intempestivité », ou s’inquiéter des soubresauts d’une partie de cette jeunesse qui vaque dans le néant ou le souci sans perspective d’avenir, condamnée à l’exil pour certains ? En Martinique, le constat est préoccupant, la fuite des cerveaux (3300 jeunes en moyenne quittent annuellement l’île, 41% de taux de chômage des 15-29 ans) se double du vieillissement de la population (40% de cette population aura plus de 60 ans en 2024). Tous les ingrédients sont réunis pour faire de la Martinique un pays de Vieux. Concrètement, on observe déjà l’apparition de profondes transformations de structures, de nouvelles inégalités et précarités. En somme, des risques majeurs pour la cohésion sociale et présentement, l’émergence d’un épineux problème de dépendance des personnes âgées. Situation qui peut conduire tout droit à ce « génocide par substitution » dont prophétisait Aimé Césaire.

La colère gronde ici comme partout dans le monde » (cf : « Black lives matter…). Elever sa colère face aux violences du monde semble légitime ; toute la question est de savoir comment élever cette colère à la hauteur d’une pensée qui soit à la fois acte, action, création, respect des singularités, ouvertures des possibles. Quand le nihilisme triomphe, alors la volonté de puissance cesse de vouloir dire créer mais signifie dominer. « Toute civilisation qui pourrit perd d’abord le sens de la mesure. Soit qu’elle se soumet à un dérèglement non fondé, soit au contraire qu’elle l’empaille ou la statufie », disait Edouard Glissant.

Peut-on pour autant s’accommoder de l’immobilisme, de l’inertie ? Nenni, car l’inaction se révèle menaçante et mortifère… Rompre l’accoutumance, rompre pour progresser… Fendre un état de fait consensuellement donné pour inéluctable. Ainsi le passé continue de hanter le présent, de peser sur lui, de l’attirer au fond, telle une répétition infernale qui fait revenir le pire dans l’existence, telle une mauvaise mémoire chargée de toutes les fautes passées. Dans cet éternel retour du pire, seules reviennent souffrance, dettes, peines…

La linéarité temporelle n’existe pas dans la mémoire du colonisé mais une espèce de chaos dans lequel il tombe et roule… Edouard Glissant l’a souligné, « Nous sommes les casseurs de pierre du temps. Nous le voyons pas s’étirer dans notre passé et nous porter tranquillement vers demain mais faire irruption par bloc charroyés dans des zones d’absence où nous devons douloureusement tout recomposer si nous voulons atteindre ou exprimer quelque chose »,

Le passé fait irruption tel un retour périodique compulsif. « Il n’y a rien de pire que de voir surgir d’abord durant les nuits de l’esclavage mais aujourd’hui aussi(…) ces grands cris de nations contrariées ; ces cris s’élèvent grandioses pour de suite défaillir et s’enliser », remarque l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau. Comment sortir de cet enfermement traumatique, rendre possible « l’assomption de l’héritage et de l’histoire ? Nous devons construire une filiation, dérouler des fils pour que les descendants puissent eux-mêmes configurer quelque chose de l’histoire qui les a formés, tenter de retrouver le fil de leur vie dans les déchirures de l’histoire.

LE MONDE SE CRÉOLISE

Au travail de mémoire s’ajoutera celui de la post-mémoire. Etape ultime que la post-mémoire immédiate atteint avec difficulté, marqués que nous sommes par ce « pas encore » sans colère ni partialité. La post-mémoire consiste d’abord en une prise en charge énonciative permettant d’exprimer ce qui a été transmis et reçu. Ce qui est transmis sans transformation rend impossible toute évolution.

« Comment voudrais-tu te renouveler sans t’être d’abord réduit en cendres. Il faut porter en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante » affirmait Nietzsche. Nos ancêtres ont connu le gouffre de la cale du bateau, le gouffre de la mer, le gouffre de l’inconnu… A nous de mettre au monde cette fameuse étoile dansante.

La répétition énonce son propre paradoxe. Elle est à la fois retour au même et aussi renouveau. Elle devient le nouveau « baptême » de la rédemption qui s’articule autour de la césure de la temporalité et de l’historialité et qui fait plus explicitement penser au double mouvement d’une individualité qui s’abîme dans son propre fond pour resurgir transformer. Pour une existence nouvelle qu’il entendait vivre Aimé Césaire s’est accouché lui-même en forçant la membrane vitelline qui le séparait de lui-même ;

Aujourd’hui, l’heure est grande où se saisir à neuf. Faisons de la Martinique, notre jeunesse l’espère, un lieu du monde ; forte d’une vision d’avenir et d’un véritable projet de développement sociétal, politique, économique, environnemental… »Notre identité collective est une résultante, n’allons pourtant pas croire qu’elle en est abâtardie. Nos identités rhizomes en ont fini avec les exclusives, les rites de retirement. Nous sommes tous jeunes et anciens sur tous les horizons, cultures ataviques et cultures composites. Colonisateurs et colonisés d’hier. Oppresseurs et opprimés d’aujourd’hui. Nous combattons les oppresseurs en notre lieu. Nous ouvrons aussi sur les îles voisines et sur toutes les terres du monde. Ce n’est pas là, quitter nos ancêtres connus et inconnus, celles ou ceux qui ont chavirés au fond des eaux immenses pendant la traite. Celles et ceux qui ont marronné sur les mornes… Les faire entrer avec nous dans le renouvellement de toutes choses. Donner sens à ce qu’ils furent, que nous avons tant de difficulté à concevoir… Inscrivons haut cette devise : Martinique pays biologique du monde…Et que la Caraïbe créole parle au monde qui se créolise » (Edouard Glissant, « Traité du tout-monde »)

Max Pierre-Fanfan

Journaliste à la revue « Esprit » (revue littéraire et philosophique)

Écrivain