— Par Michèle Bigot —
Il en va pour un recueil de nouvelles comme pour un recueil de poèmes : c’est l’architecture de l’ensemble qui constitue le sens. Telle pièce prise séparément revêtira une signification et une portée très différente de la même pièce composée dans un ensemble, où sa place dans le recueil, son voisinage, ses effets d’écho avec des morceaux complémentaires ou opposés jetteront sur elle un éclairage nouveau. C’est peut-être encore plus vrai pour un recueil de nouvelles, compte tenu du fait que la brièveté, l’ellipse et la déceptivité sont constitutifs du genre. Que dire alors d’un recueil de nouvelles qui se place sinon en ultime position dans l’œuvre du moins à la suite de nombreux romans et essais ? Il en reçoit lui-même un éclairage spécifique.
Il en va ainsi du dernier ouvrage de Gérald Tenenbaum, dans lequel les lecteurs avertis reconnaîtront les échos des livres précédents, une série d’harmoniques. Sans toutefois que les nouveaux lecteurs y trouvent gêne ou embarras. Ils seront aussi bien gagnés par la magie mélancolique de l’ouvrage, dans lequel ils reconnaîtront la descendance d’un Meyrink, d’un Kafka, ou d’un Borges.
La dernière nouvelle du recueil, intitulée « Les rues parallèles » est éponyme de l’ouvrage : on est donc fondé à y lire une clef de compréhension de l’ensemble. L’auteur serait le démiurge qui seul peut apercevoir des parallèles qui se rencontrent. Mais voilà qu’aussitôt elle fait écho à une autre nouvelle située au mitan de l’ouvrage : « In memoriam circulo ». Le sens rebondit de l’une à l’autre, miroite d’un éclat nouveau. « Marque page » s’intitule une autre nouvelle. Marquons donc cette page, comme emblème de ce jeu circulaire du sens.
« In memoriam circulo » est une nouvelle initialement parue en 2005 dans un recueil intitulé L’Engagement, regroupant des contributions de philosophes, de scientifiques et d’écrivains. Dans un tel contexte, le titre ainsi que le sujet nous invite à y lire une allusion romancée à la mesure du cercle chez Archimède. Mais prise dans le contexte de Les Rues parallèles, et dans une ambiance de déambulation au cœur du temps passé, le mot « circulo » en vient à revêtir une autre signification, passant du substantif au verbe et faisant signe vers la circulation de l’auteur dans les méandres de la mémoire. Une nouvelle cohérence naît de la juxtaposition de ces textes narrant presque tous une errance. Comme si la littérature endossait cette mission d’égalisation des époques et des sujets : d’une déambulation à l’autre, le lecteur se promène dans les couloirs du métro parisien, dans la ville de Prague, à New York, dans un village de Silésie, au centre de Syracuse, « au pays de Goshen dans le delta du Nil », « toujours en route pour quelque part », auprès du « Roi Pêcheur », géographie fantasmée et histoire revisitée sautant comme la machine à remonter le temps d’une époque à l’autre, ancien et moderne confondus dans un même élan.
Mais par-delà ce vertige de réminiscences, d’allusions, de références historiques, scientifiques, religieuses, cinématographiques ou poétiques, une veine retiendra particulièrement l’attention du lecteur familier de l’œuvre de Gérald Tenenbaum : ce n’est certes pas la veine la plus brillante, ni la plus érudite. C’est le souvenir personnel, le salut discret et émouvant à la mémoire de l’aïeul : c’est la vision intime et touchante de ce modeste tailleur, Joseph K., qui surgit comme une ombre de la nouvelle intitulée « Marque-page ». Avec « la nostalgie au bord des yeux ». Sans en avoir l’air, ni la prétention, c’est lui qui délivre le plus beau des messages sur l’écriture. Il est familier du tissu, donc du texte. Il connaît parfaitement l’art de la coupe, l’assemblage, la texture et la composition. Sa « coupe est pleine, pleine de vie ». Et que fait le tailleur lorsque le jour décline et que la fatigue se fait sentir ? Naturellement il trouve refuge chez les poètes, ses « compagnons du soir », comme lui solitaires et comme lui artisans. Alors, « il laisse les mots le caresser au rythme des évocations ». Avec le livre s’ouvre un monde nouveau : au propre comme au figuré, puisque des pages du livre glisse un ticket de métro, passeport pour le temps jadis.
C’est la composition en la mineur qui a le pouvoir expressif le plus puissant et le plus authentique. La couleur générale du recueil s’en trouve adoucie. La mélancolie dans laquelle baigne le récit se teinte d’une couleur plus tendre. On aura compris que le lecteur a tout loisir de monter ou descendre la gamme des émotions, prélevant à sa guise dans ce florilège des traces du passé l’émotion qui lui agrée.
Michèle Bigot
Michèle Bigot