L’inconnu de Mer Frappée :Chapitre IV

— Par Robert Lodimus —
Chapitre IV

L’INQUIÉTUDE

Les derniers rayons du soleil commençaient à s’enfoncer dans la mer. Dans peu de temps, l’obscurité opaque allait draper toute la ville. Mer Frappée se serait transformée en un immense trou de sombreur pour accueillir les loups garous de « La Tannerie » qui venaient festoyer toutes les nuits sur le sable grisâtre du littoral endormi. Le vaste quartier côtier, où se bousculait la gueusaille, portait bien son nom. Les cuirs mis au tannage sentaient les rats crevés. Pendant le jour, on pouvait observer çà et là des tapis de cuir de vache ou de chèvre cloués au sol avec des piquets qui séchaient au soleil. Pour traverser la zone, il fallait couper sa respiration en fermant la bouche et en écrasant son nez avec le pouce et l’index. Pourtant, les riverains qui y vivent de manière permanente ne semblent pas se rendre compte de la puanteur persistante qui se mélange à l’air qu’ils respirent tous les jours. On aurait dit que toutes les mouches de la ville s’étaient donné rendez-vous dans cet amas de masures infectes. À peine la nuit tombée, on remarquait déjà des lots de jeunes prostituées qui se rangeaient le long de la rue immonde, étroite, caillouteuse…, et qui attendaient patiemment… La clientèle était surtout composée de vieux célibataires endurcis, de jeunes de toutes les couches de la société qui succombaient à la tentation de la fiévreuse appétence de sexe. Des lycéens qui n’avaient même pas encore fait leurs humanités y allaient aussi en cachette pour s’offrir un petit moment de bonheur, parfois initiatique…

Venez petit ! Je ne vais pas vous manger… Je parie que vous n’avez jamais goûté à ça. Vous allez passer un bon moment avec Espérance… C’est pour votre premier coup ?

L’adolescent a fait « oui » de la tête…

Espérance va vous faire gravir toutes les marches du plaisir. Je vais vous transporter au ciel, mon puceau. Et puis, vous ne pourrez plus résister à l’envie de revenir ici, tous les soirs, voir Espérance, la mielleuse qui explose… Vous allez voir, je miaule comme une chatte en rut… Je béguète comme la chèvre qui gambade dans la prairie à l’arrivée du printemps… J’espère que vous avez apporté l’argent ! Espérance ne vend pas à crédit…

Les autres femmes de joie s’esclaffaient.

La prostituée, une jeune femme aux teints basanés, au début de la vingtaine, avec les cheveux tressés en fil de fer, empoignait sa proie par le bras et l’entraînait loin des regards curieux et indiscrets… Tous les deux disparaissaient dans le champ ténébreux de cahutes qui ressemblait à une bambouseraie. En moins de cinq minutes, Espérance allait crucifier l’adolescence naïve du garçon sur une natte de jonc.

Plus loin, de l’autre côté de la rue empierrée, un haut parleur crachait les chansons enflammantes des « Charmeurs du Cap ». Cette bande de troubadours retranchée dans le département du nord avait conquis le cœur de la société haïtienne. Tous les gamins de mon quartier pouvaient interpréter l’une ou l’autre des compositions musicales qui figuraient sur les albums du groupe, et qui étaient distribués et vendus sur tout le territoire. Les refrains populaires tels que «Layiza, Cheri mwen vin di wou bonswa, Bèl chè manman’m, etc. » étaient tournés à des fréquences régulières sur les ondes des deux médias parlés, Radio Indépendance et Radio Trans-Artibonite, qui apportaient de l’animation musicale dans les foyers. À l’intérieur de la discothèque misérable, éclairée par des «fanaux Coleman », les bruits retentissants des voix d’hommes et de femmes qui répétaient les chansons par cœur, dansaient, buvaient du « clairin » de Saint-Michel ou du rhum, crevaient le plafond. L’ambiance était surchauffée. Devant la porte d’entrée, deux hommes mûrs et trois jeunes femmes virevoltaient, se déhanchaient, exécutaient des pas de danse bizarre sous les applaudissements et les éclats de rire des marchandes de banane frite, de marinade, de poisson grillé et de griot de porc. J’ai ralenti ma marche afin de mieux capter une autre scène, moins cocasse celle-là.

Le type manifestait une violence rageuse. Il a arraché furieusement la jupe de la jeune dame, l’a tirée par sa petite culotte, dirigé la lame étincelante du couteau vers sa partie génitale, et gueulait :

« – Je vais t’enlever ton sexe, et tu ne pourras plus me tromper pour quelques piastres avec le premier venu. Pourtant, je bosse toute la journée pour te nourrir. Dès que je tourne le dos, tu t’envoies en l’air avec des inconnus dans le lit où nous avons l’habitude de dormir. Je t’ai ramassée dans la rue et tu m’avais promis de renoncer à ton ancienne vie. Cependant, tu ne l’as pas fait, sale putain… Je suis un pauvre gars, c’est vrai, mais l’existence humaine est comme un ballon qui roule. Nul ne peut prévoir où il va s’arrêter. Qui sait si un jour je ne serai pas un « grand-nègre » comme le propriétaire du camion «Buscando la vida », Simidor Célan, ancien porte-faix dans les usines de spéculation caféière de Brandt et de Madsen. Dieu ne nous réserve-t-il pas des surprises aussi bonnes que désagréables ? »

Quelques vagabonds encourageaient le concubin courroucé à passer à l’acte. Ils gesticulaient et criaient : « Faites le, faites-le… Elle ne changera pas, la pute… Le sang de la prostitution coule dans ses veines… » À travers une voix saccadée par une bourrasque de sanglots, Jeannine – comme j’ai entendu son homme l’appeler – tentait de clamer publiquement son innocence. Non, elle n’était pas ainsi. Disons, plus ainsi. Elle n’avait pas récidivé. Ce n’est pas vrai qu’elle n’avait pas changé. Elle avait réussi admirablement à élever un mur entre son passé peu reluisant et la personne qu’elle était devenue après avoir croisé la route de son bienfaiteur.

En dépit de mon jeune âge, je parvenais à comprendre que la pauvre jeune femme avait dit la vérité. Je me souviens encore des paroles héroïques qui traversaient ses lèvres offusquées au milieu du tintamarre.

« C’est faux, Dantès… ! Totalement injuste ! Tu n’as aucune raison de me traiter comme tu le fais. Tu m’as avilie. Je ne me suis jamais mise avec un autre homme que toi, depuis le premier soir que tu m’as emmenée chez ta mère et que tu m’as fait dormir à côté de toi, dans le petit lit en fer forgé. C’est vrai que la mauvaise passe que ma famille traversait à la mort accidentelle de mon père et de mon frère aîné me forçait à souiller ma pudeur. D’accord, j’ai livré ma chair à la prostitution. Mais quel autre moyen disposais-je pour subvenir aux besoins de ma petite sœur et de ma mère paralysée, clouée dans une chaise berçante ? Sans instruction, sans profession, la vie me laissait-elle un autre choix ? Je ne t’ai rien caché. Tu as été tellement bon envers moi, que moi-même ne voulais pas être méchante et malhonnête envers toi. Tu es un rude travailleur. C’est la sueur de ton front que tu apportes à la maison. Je me contente de ce que tu es capable de me donner. Je ne m’en plains pas. Je crois deviner ce qui t’a mis dans cet état : tu veux savoir d’où vient l’argent qui a servi à régler la prescription de maman à la pharmacie Christian Jacques. Je me suis adressée à mon parrain Antonio, le cousin de mon père, celui qui est cordonnier. Il tient un petit magasin de chaussures à l’une des entrées du marché public. Tu as passé toute la semaine au lit, tracassé par la maudite fièvre. Je savais que tu n’avais pas d’argent. Tu aimes tellement maman que la voir sans ses médicaments t’aurait sérieusement attristé. Alors, j’ai sollicité l’assistance de mon parrain. Antonio est quand même un membre proche de la famille. Il est le fils cadet de mon défunt grand-père. »

Le nommé Dantès laissait tomber le couteau, se jetait à genoux en pleurant et implorait le pardon de sa compagne. Il suppliait Jeannine de ne pas l’abandonner. Il répétait pitoyablement : « Je ne peux pas vivre sans toi. Si tu me quittes, je me suiciderai… »

Les quelques curieux qui assistaient à la scène sifflaient et applaudissaient. Finalement, une adolescente se baissait pour ramasser la jupe déchirée qu’elle tendait en direction de Jeannine qui l’a remerciée timidement. Celle-ci s’empressait de l’enfiler. Dantès se relevait en titubant. Il prenait sa candide «Mercédès Herrera » dans ses bras, l’écrasait contre sa poitrine haletante, cherchait ses lèvres humectées de larmes et l’embrassait passionnément devant la petite foule. Ce geste suscitait encore une volée d’applaudissements et déclenchait une salve de sifflements.

Jeannine n’était pas Madame Bovary de Gustave Flaubert. Elle n’avait pas épousé un médecin modeste qui s’appelait Charles Bovary et duquel elle s’ennuyait. Il n’y avait pas de Rodolphe et de Léon dans sa nouvelle vie. Elle l’exprimait à sa façon. Dantès, humble et honnête petit manœuvre, l’avait tirée du mauvais pas. Elle avait suivi sa cousine dans la rue, afin de pouvoir conserver une existence qui, pourtant, triturait sa pudeur et sa dignité de jeune fille. Au bout du compte, le « Créateur » avait envoyé un ange gardien sur son chemin pour la protéger. Elle n’était pas prête à connaître le sort d’Emma, la femme infidèle et perverse de Charles Bovary. Elle ne se mettra pas dans cette situation de regret et de remord générée par le bovarysme, et qui, dans bien des cas, conduit au suicide, à l’automutilation corporelle et spirituelle.

Je me tenais à une distance raisonnable du foyer de ce spectacle empoignant, digne d’un scénario de Franco Zeffirelli, le célèbre réalisateur italien qui nous a donné, entre autres chefs-d’œuvre du cinéma, La mégère apprivoisée, François et le chemin du soleil, Hamlet

J’ai poursuivi mon périple, en réfléchissant sur les conditions de vie des pauvres au sein d’une société défraîchie qui sème le désespoir, le découragement, la déprime, la désillusion et la désolation. Aussitôt que je m’engageais sur la rue Clerveaux qui mène directement à la cathédrale, je suis tombé nez à nez avec tante Odette, la sœur aînée d’Éliane. Elle rendait visite à un parent qui avait attrapé, semble-t-il, la typhoïde. Elle voulait savoir d’où je venais. Malgré son insistance, j’ai gardé le silence. Tante Odette était pressée. Elle m’a embrassé sur le front tout en me chargeant d’annoncer à ma mère la nouvelle de la maladie de leur cousin Clovis.

Les lampadaires étaient déjà allumés lorsque j’ouvrais la barrière pour pénétrer dans la cour de la résidence de mes parents… Sous la galerie de la maison d’à côté, quelques adultes debout assistaient à une partie de damier entre deux joueurs du quartier. Ils gesticulaient des pieds et des mains et ils n’arrêtaient pas de crier : « Bon calcul mon cher… ! ». Mon père, apparemment inquiet et soulagé, s’est précipité au-devant de moi.

Bon sang ! Où étiez-vous passé depuis tout ce temps ? Vous n’êtes même pas rentré pour dîner. Vous êtes en train de vous faire du mal. Vous risquez de tomber malade. Je trouve que vous avez beaucoup maigri. Il faut que je demande au docteur Dalemberg de vous prescrire des vitamines avant l’ouverture de l’école… À présent, allez vite souper… !

Oui… papa ! Ma mère posait sur moi un regard pesant, anxieux et inquisiteur. C’était comme si elle fouillait dans mon âme pour découvrir ce qui pouvait ne pas aller. Plusieurs fois, elle m’a signalé mon comportement distant et froid. Je voguais sur des nuages de pensées tout à fait illusoires et il m’arrivait de m’éloigner à des millions de pieds de la pesanteur. Bref, j’avais perdu mon sourire et mon sens de l’humour. La solitude et la mélancolie étaient en train de bloquer les artères de mon cœur. Mes veines se vidaient de toute leur substance. Et l’oxygène commençait à manquer dans mes poumons. Ma mère continuait à faire dandiner le fauteuil avec les mouvements rythmés de ses pieds à moitié posés sur le plancher. Elle relevait la tête et regardait en direction de mon père qui se tenait toujours debout sur le seuil de la porte d’entrée.

Emilio, il faut que vous lui parliez. On dirait qu’il fuie tout le monde. Ses camarades se plaignent de ne pas le voir comme avant… Cette année, il a refusé de faire partie de l’équipe de football du coin. Il ne prend même plus le temps de sortir et de s’amuser en compagnie de son frère, de sa sœur et de ses amis. Sur la table recouverte d’une nappe à fleurs mauves, le repas du midi s’est adjoint au souper… Souvent, on me laissait la possibilité de choisir entre l’un et l’autre… Mon père est venu s’asseoir à côté de moi. Il s’est éclairci la gorge et a étiré sa moustache avec les deux mains.

Vous savez, vous mangez trop tard ! Vous devez faire des efforts pour rentrer à l’heure du dîner.

Je vais essayer…

Hier soir, vous n’avez presque pas dormi… Vous avez passé toute la nuit à lire et à écrire. Vous vous fatiguez trop le cerveau. Vous êtes jeune ; vous avez toute la vie devant vous pour apprendre. Je comprends votre curiosité… Et ce n’est pas mauvais. Mais vous devez y aller doucement. Trop d’excès peut avoir des conséquences graves sur votre santé…

Je me sens très bien comme cela… Et puis, dormir, je trouve que c’est une perte de temps !

Alors, pourquoi dit-on que le sommeil est le réparateur des forces ? Pour récupérer l’énergie dépensée pendant la journée dans des activités de toutes sortes, il faut se reposer la nuit ; il faut dormir au moins huit heures par jour. Même les médecins le recommandent.

Moi, je ne pense pas que j’arriverai de toute ma vie à rester sans bouger tout ce temps-là dans un lit.

En tout cas, pensez-y bien. Vous verrez que j’ai raison…

Après quelques instants de silence :

Vous ne m’avez jamais dit ce que vous écrivez comme ça…

Des poèmes…

Des poèmes d’amour ?

Pas vraiment !

Il faut faire très attention ! Le gouvernement n’apprécie pas la lecture de certains ouvrages. Il y a beaucoup d’adultes et de jeunes qui vont en prison, qui sont battus, torturés pour avoir lu des livres qualifiés de pervers et qui parlent de certains pays…, de certains individus… Vous voyez ce que je veux dire. Il y a même des mots qu’il ne faut pas écrire, qu’il ne faut pas répéter en public… J’ajouterai même qu’il faut oublier,… rayer de son vocabulaire courant.

Et pourquoi ?

Parce qu’ils risquent bien de nous causer des ennuis!

Si l’on a écrit un livre, c’est pour qu’il soit lu, je suppose ?

C’est vrai. Cependant, certains ne le voient pas ainsi… Regardez ! Le fils de Léonce, on ne l’a jamais retrouvé. Il a disparu comme ça… Quelqu’un était allé raconter aux autorités qu’il écrivait des articles en cachette pour un journal de la diaspora qui critique le gouvernement… Il utilisait un pseudonyme. Il parait que c’est le propriétaire du journal qui l’a vendu !

Le propriétaire du journal ?

Les gouvernements font toujours cela. Ils peuvent se payer les services d’intellectuels corrompus, opportunistes, pour piéger les gens qui refusent de se soumettre… Ils aident la police secrète… à déceler les tendances qui vont à l’encontre des pratiques politiques qui bafouent, qui violent les droits des citoyens. Ils reçoivent de l’argent pour fonder des journaux, des revues, des magazines… Ils font croire qu’ils sont des opposants… Ils recrutent des rédacteurs… S’il y en a parmi eux qui se montrent assez imprudents pour écrire des articles contre l’État, le directeur les balance carrément… On ne fait jamais assez attention aux mouchards ! Je vous le dis, vous n’êtes pas trop jeune pour qu’ils vous enferment dans leurs prisons !

Moi, je n’ai pas peur comme vous, les adultes… !

Il ne faut pas parler de peur, mais de prudence. La prison, vous ne pouvez pas savoir ce que c’est ; vous n’y êtes jamais allé. Ce n’est un endroit agréable pour personne, je vous l’assure…

Émilio n’en a pas ajouté davantage. Il est allé s’installer sur une chaise à côté d’Éliane. Je m’efforçais de terminer le repas afin de pouvoir me reposer dans mon lit. Disons que j’avais plutôt hâte de poursuivre la lecture du nouveau livre que je venais fiévreusement d’entamer : Un enfant du pays, de Richard Wright. J’étais arrivé à la page où Mary, la fille de Mme Dalton qui est aveugle, se saoulait avec du rhum. La scène présageait un terrible drame.

Robert Lodimus

L’inconnu de Mer Frappée

(Prochain extrait : chapitre V, L’arrestation)