La Guadeloupe résiste bien mieux à la crise que ses voisines caribéennes .
— Par Jean-Marie Nol —
La Guadeloupe se trouve aujourd’hui en ligne de mire de la crise et à la croisée des chemins, ballottée entre stagnation économique, cherté de la vie et dépendance alimentaire persistante. Mais force est de souligner qu’il existe un gap avec les autres îles de la caraïbe qui s’avèrent beaucoup plus fragiles que la Guadeloupe sur le plan économique et social , mais que l’actuel brouillard politique identitaire et surtout idéologique empêche de voir dans sa complexité .
Asé pléwé , davwa fo nou gadé pli lwen .
L’archipel, dont l’économie repose encore largement sur le tourisme, l’agriculture, l’industrie légère et les services, doit sa relative stabilité au lien avec la France, dont les subventions et les importations soutiennent les équilibres fragiles. En 2025 pourtant, la croissance est en panne et le PIB par habitant recule depuis 2023, accentuant la fracture avec la moyenne nationale. Avec 27 400 euros par habitant, la Guadeloupe se situe désormais derrière la Martinique, et bien loin des 41 100 euros constatés en métropole. Ce décrochage se double d’une situation sociale préoccupante : plus d’un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté, un taux supérieur à celui de la Martinique mais inférieur à celui de La Réunion. Dans ce contexte de pauvreté et de précarité, les dépenses contraintes, particulièrement celles liées aux loyers,aux transports et à l’alimentation, pèsent lourdement sur les ménages, réduisant leur pouvoir d’achat et accentuant un sentiment d’injustice sociale.
Cette fragilité économique et sociale se manifeste par un faisceau d’indicateurs inquiétants : chômage structurel élevé, violence des jeunes, illettrisme persistant, fragilité démographique et dégradation de l’état de santé de la population. Les voyants sont au rouge et révèlent un modèle économique à bout de souffle. L’inflation, en alimentant la hausse générale des prix, a réduit le pouvoir d’achat et la capacité de consommation, tandis que les entreprises, confrontées à des coûts de production croissants, voient leur compétitivité s’éroder. Le modèle actuel, encore trop dépendant de l’agriculture traditionnelle, du commerce classique et d’un tourisme vulnérable aux crises mondiales, montre ses limites. L’urgence est désormais de penser un nouveau développement fondé sur l’innovation, les énergies renouvelables et une diversification productive capable d’offrir de meilleures garanties de redistribution et de résilience.
Pour autant, si la Guadeloupe connaît une stagnation économique et une dépendance alimentaire massive, sa situation n’est pas comparable à celle d’autres territoires de la Caraïbe, frappés de plein fouet par une crise alimentaire grandissante. Selon le Programme alimentaire mondial et la CARICOM, plus de 3,2 millions de personnes dans la zone caraïbe vivent déjà en situation d’insécurité alimentaire dans la région. L’augmentation continue des prix, aggravée par les tensions géopolitiques et la vulnérabilité structurelle des économies insulaires, a contraint des milliers de ménages à réduire leur consommation. Dans de nombreux pays Caribbeans , la flambée des coûts des intrants agricoles — engrais, semences, alimentation animale — étouffe la production locale, tandis que la dépendance aux importations expose les populations à des ruptures brutales d’approvisionnement.
L’exemple cubain illustre jusqu’à la caricature cette spirale de dépendance et de fragilité. Privée de fertilisants, de carburants et de moyens modernes de production, en raison du blocus des USA, l’agriculture cubaine a reculé de 35 % en quatre ans. Les agriculteurs, forcés de revenir à des pratiques archaïques, ne parviennent plus à nourrir la population, et le pays importe aujourd’hui presque la totalité de son panier alimentaire de base. La souveraineté alimentaire, souvent proclamée, reste hors de portée faute de moyens financiers et logistiques. Cette faillite illustre les risques auxquels s’exposent les économies caribéennes trop dépendantes du commerce international, incapables d’assurer un minimum de sécurité alimentaire locale.
La Guadeloupe n’en est pas à ce point de rupture, mais sa dépendance reste écrasante : près de 80 % de son alimentation est importée. Imaginer une autosuffisance totale relève de l’utopie, y compris pour des pays beaucoup mieux dotés en ressources agricoles. Même la France hexagonale dépend des échanges internationaux pour équilibrer son alimentation. L’enjeu pour l’archipel est donc moins de viser une souveraineté absolue que de réduire sa vulnérabilité aux chocs extérieurs. Cela suppose de renforcer la production locale, d’adapter les cultures aux conditions climatiques, de moderniser les infrastructures de stockage et de transformation, et de développer des circuits courts. Des marges de progression existent, notamment dans la sécurisation de la production de fruits, légumes, tubercules ou encore de certaines productions animales adaptées au contexte insulaire.
Mais cet effort d’adaptation ne pourra ignorer le facteur désormais central : le changement climatique, qui exacerbe chaque fragilité et menace directement la sécurité alimentaire ainsi que le développement touristique à l’instar de toutes les autres îles de la caraïbe. La Guadeloupe, comme l’ensemble des îles caribéennes, est en première ligne face à la montée des températures, à l’acidification des océans et aux phénomènes extrêmes plus fréquents. Le blanchissement massif des coraux, affaiblis par la chaleur et les rejets d’eaux usées qui favorisent la prolifération des algues, illustre l’effondrement silencieux d’écosystèmes marins qui soutiennent pourtant la pêche et la protection des côtes. Les sargasses, désormais installées comme une calamité récurrente, empoisonnent les littoraux, étouffent la faune et dégradent la santé publique, tout en pénalisant l’économie touristique. À cela s’ajoutent des sécheresses plus intenses, des pluies diluviennes et des ouragans aux trajectoires imprévisibles, qui détruisent les récoltes, bouleversent les cycles agricoles et accentuent la dépendance alimentaire, tout en fragilisant l’activité touristique.
Si 79 % des Guadeloupéens se disent préoccupés par le dérèglement climatique, rares sont ceux qui traduisent cette inquiétude en mobilisation concrète. Les campagnes d’information sont souvent désertées, les réunions publiques peinent à attirer et la résignation domine. Une étude récente révèle pourtant que près de 90 % des habitants disent avoir déjà ressenti ses effets : forte chaleur, inondations, tempêtes ou érosion du littoral. Les plus exposés, notamment les riverains du littoral et les personnes âgées, prennent davantage conscience du danger, quand les jeunes développent des formes d’éco-anxiété. Mais cette prise de conscience demeure insuffisante pour impulser une action collective à la hauteur des enjeux. Or, l’absence de préparation et de stratégie face à ces bouleversements risque de transformer les difficultés actuelles en véritables crises systémiques et notamment le surgissement d’une crise migratoire d’ampleur avec des flux importants de populations en provenance des pays de la caraïbe vers la Guadeloupe et la Martinique .
C’est donc dans ce contexte où la stagnation économique, la dépendance alimentaire et le changement climatique se renforcent mutuellement que se jouera l’avenir de la Guadeloupe. L’archipel ne pourra pas échapper à sa condition d’économie insulaire ouverte, mais il peut en réduire les vulnérabilités en diversifiant sa production, en renforçant ses infrastructures et en éduquant sa population aux enjeux écologiques. Le véritable défi réside dans la capacité collective à bâtir une résilience face à des menaces qui ne cesseront de croître. L’illusion d’une autonomie alimentaire totale doit être abandonnée au profit d’une vision réaliste : sécuriser l’essentiel, anticiper les chocs et cultiver une conscience citoyenne capable de transformer l’inquiétude en action. C’est dans cette lucidité et dans cette mobilisation partagée que se mesurera la sécurité alimentaire future et, plus largement, la survie économique et sociale de la Guadeloupe. En réalité , et quoiqu’on en pense, la Guadeloupe, malgré ses faiblesses structurelles, conserve aujourd’hui un atout majeur que bien des îles voisines pourraient lui envier : la protection que lui confère son statut de département régi par le droit commun français . Si l’archipel subit une stagnation économique, une pauvreté endémique et une dépendance alimentaire marquée, la comparaison avec le reste de la Caraïbe souligne que sa situation demeure bien moins critique. Dans de nombreux pays de la région caraïbe , la crise alimentaire est devenue une réalité quotidienne, nourrie par l’effondrement de la production agricole locale, la flambée des prix des denrées de base et l’absence de filets sociaux solides. Cuba, la Jamaïque, Haïti , la République dominicaine ou encore la Grenade et Sainte Lucie connaissent des tensions économiques et sociales qui fragilisent profondément leurs sociétés, quand la Guadeloupe. et la Martinique , grâce aux transferts publics et au filet social métropolitain, continuent d’assurer à leur population un niveau de vie très supérieur à la moyenne caribéenne.
Ce constat doit inciter à une lucidité collective : vouloir rompre avec le modèle de la départementalisation au profit d’une autonomie mal pensée, avec une revendication qui repose avant tout sur une base de réflexion idéologique et identitaire, sans moyens financiers additionnels ni marges budgétaires réelles, reviendrait à affaiblir les protections existantes sans garantie de mieux-être. Car la départementalisation, aussi décriée soit-elle, permet encore de maintenir des infrastructures, des services publics, une protection sociale et un niveau de sécurité alimentaire bien supérieurs à ceux dont disposent nombre de voisins régionaux. Autrement dit, ce statut agit comme un bouclier face aux chocs extérieurs, en offrant une stabilité relative que d’autres îles n’ont plus depuis longtemps.
Face à l’intensité croissante des défis globaux, notamment la révolution technologique de l’intelligence artificielle et le changement climatique qui menace directement les littoraux, les ressources agricoles et la sécurité alimentaire, il serait illusoire de croire qu’une autonomie dépourvue de moyens permettrait de mieux y répondre. Les ouragans, les sécheresses, les échouements massifs de sargasses et la dégradation des récifs coralliens ne connaissent pas de frontières administratives, mais leur gestion exige des ressources financières, techniques et institutionnelles conséquentes. Dans un tel contexte, l’appui de la France et de l’Union européenne reste un facteur de protection non négligeable, en particulier pour amortir les crises et financer l’adaptation aux dérèglements climatiques et à la perte massive des emplois imputable à l’intelligence artificielle et à la robotisation. Selon l’OCDE, l’Intelligence Artificielle pourrait détruire quatre millions d’emplois en France d’ici 2030 L’IA représente une véritable révolution dans les processus de création de richesse. C’est incontestable, sauf que les gains de productivité vont se payer par des destructions massives d’emplois.Que l’intelligence artificielle soit à l’origine d’une véritable révolution dans l’organisation des processus de création de richesse ne fait pas débat. Les gains de productivité sont incontestables. Ce qui fait débat, en revanche, c’est la destruction d’emplois que va entraîner la diffusion de l’IA. Phénomène classique qui, déjà au cours du siècle précédent, a bouleversé la vie économique. Quand l’agriculture s’est mécanisée, les campagnes se sont vidées, et ce n’est pas terminé. Quand l’industrialisation s’est imposée, les masses ouvrières se sont précipitées dans les villes. Mais lorsque l’on a délocalisé et désindustrialisé les activités en les transférant dans des pays à faible coût de main-d’œuvre, on a fermé des usines et mis au chômage l’essentiel de la main-d’œuvre. Entre 1970 et 2020, la France est le pays européen qui s’est le plus désindustrialisé, avec une perte de 2,5 millions d’emplois industriels depuis 1974. Demain d’ici 2030, L’IA menace de remplacer jusqu’à 50 % des emplois de bureaux, selon les prévisions des experts. Même les métiers considérés comme protégés , sont en péril. Cette situation pourrait entraîner un effet domino, menaçant de nombreux emplois dans l’outre-mer. Le niveau de chômage pourrait atteindre un taux jamais vu auparavant, générant une grande incertitude parmi les travailleurs.
Ainsi, plutôt que de cultiver une plainte permanente sur les insuffisances du modèle actuel, les Guadeloupéens gagneraient à adopter une vision plus objective, fondée sur la comparaison régionale et la conscience des réalités mondiales. Si la départementalisation n’est pas parfaite, elle demeure aujourd’hui un système protecteur plus avantageux que les modèles autonomes fragiles ou surendettés de la Caraïbe ou d’ailleurs . L’enjeu n’est pas de rompre avec ce cadre au risque d’un appauvrissement brutal, mais de le faire évoluer intelligemment avec une refonte de l’article 73 de la constitution en renforçant les habilitations et ouvrant la voie à un pouvoir normatif de façon à accroître la résilience économique et alimentaire. Dans un monde instable et menacé par le climat, la lucidité et la mesure seront les meilleurs alliés de l’avenir guadeloupéen.
« Ray chyen, di dan ay blan »
– traduction littérale : tu peux hair le chien mais dit que ces dents sont blanches
– moralité : L’honnêteté de dire la vérité est la première des vertus !
Jean marie Nol économiste et chroniqueur