Autonomie sans moyens : le piège ultramarin

De la question paradoxole des réparations et du principe de précaution appliqué à la réflexion sur l’autonomie ?

— Par Jean-MarieNol —

Dans le débat actuel sur l’autonomie des territoires ultramarins, la question des réparations liées à l’esclavage et à la colonisation s’entrelace avec une problématique identitaire , juridique et politique plus vaste : celle du principe de précaution appliqué à une responsabilité locale accrue. Cette combinaison peut, si elle est mal pensée, se transformer en un piège redoutable : transférer aux collectivités ultramarines la charge morale et juridique de réparer des injustices historiques responsables de l’actuel mal développement tout en les privant des moyens financiers et institutionnels nécessaires pour y parvenir.

L’idée de réparation, dans son sens le plus noble, vise à reconnaître un tort, à en évaluer les conséquences et à mettre en œuvre des mesures de compensation. Or, dans le cas de l’esclavage et de la colonisation, la complexité historique et juridique rend cette démarche particulièrement délicate. Bien que la loi Taubira de 2001 ait reconnu l’esclavage comme crime contre l’humanité, aucune procédure claire de réparation matérielle n’a été instituée, et les demandes financières, comme celle des 200 milliards d’euros réclamés par le Mouvement international des réparations en 2005, se sont heurtées à l’impossibilité d’établir avec précision les préjudices subis. Ce blocage juridique laisse perdurer une frustration sociale et un sentiment d’injustice.

C’est dans ce contexte que le principe de précaution, en apparence protecteur, prend un relief particulier. En le transposant au champ politique de l’autonomie, on risque de transformer un outil de prévention en un instrument d’immobilisme et d’instabilité. Car ce principe, détaché de la notion de faute et appliqué à une responsabilité collective, ouvre la voie à une judiciarisation excessive et à une gouvernance locale fondée sur la crainte de l’impuissance plutôt que sur l’innovation. En l’absence de moyens budgétaires conséquents, l’autonomie deviendrait un fardeau : les collectivités auraient l’obligation morale et politique d’agir pour réparer et prévenir les injustices passées et présentes, mais sans disposer de la capacité financière d’assumer ces engagements.

L’expérience historique montre que la réparation ne peut se limiter à une indemnisation financière : elle doit aussi s’attaquer aux héritages sociaux de l’esclavage, notamment le mal développement, les inégalités structurelles, la persistance des discriminations et les fractures mémorielles. Cela suppose une politique ambitieuse d’éducation, de formation, d’accès à la propriété, d’égalité des chances et de reconnaissance culturelle. Or, une autonomie obtenue sans ressources pérennes et sans soutien financier substantiel de l’État ne ferait qu’accroître la responsabilité juridique des autorités locales, tout en les plaçant dans l’incapacité d’honorer ces objectifs.

En outre, le principe de précaution, appliqué de façon rigide, tend à figer l’action publique. Au nom de la prévention du risque, on interdit ou on retarde toute initiative comportant une incertitude, ce qui, dans un territoire déjà fragilisé économiquement, peut bloquer les projets de développement indispensables à la réduction des inégalités héritées de l’esclavage et de la colonisation. Cette posture conduit paradoxalement à maintenir les déséquilibres que l’autonomie était censée corriger.

La question devient alors : quelle autonomie ? Une autonomie proclamée, mais appuyée sur un cadre juridique instable de l’article 74 , une responsabilité collective mal définie et des moyens financiers insuffisants ? Ou une autonomie concertée avec la refonte de l’article 73 instaurant un nouveau pouvoir normatif , intégrée à un véritable plan de réparation accompagné de transferts publics massifs , capable d’associer mémoire, justice sociale et développement économique ? La première option mènerait à une impasse : des élus locaux sommés de répondre aux attentes historiques et sociales de leur population, mais prisonniers d’un cadre normatif dans l’article 74 contraignant et d’un budget exsangue. La seconde impliquerait un engagement clair de l’État à maintenir des transferts financiers suffisants pour que la responsabilité locale ne soit pas qu’un mot creux.

Réparer l’héritage de l’esclavage et de la colonisation, c’est bien plus que poser un geste symbolique ou indemniser des injustices passées : c’est s’attaquer aux causes profondes des inégalités contemporaines en s’attaquant en priorité à changer le modèle économique . Mais cela ne peut se faire ni sous la contrainte d’un principe de précaution paralysant, ni dans le cadre d’une autonomie vidée de moyens. L’histoire démontre qu’une responsabilité sans moyens est une responsabilité fictive ; elle produit des tensions, attise les divisions et alimente la défiance envers les institutions locales . Sans une vision prospective claire d’un nouveau modèle économique et des ressources financières conséquentes, la combinaison réparations-autonomie-précaution risque de n’être qu’un piège juridique et politique, condamnant les territoires concernés à l’illusion d’une maîtrise de leur destin, tout en les maintenant dans une dépendance économique et sociale encore plus prégnante. C’est l’exemple même de l’archétype du néo colonialisme. La France a mis plus d’un siècle et demi à reconnaître officiellement l’horreur que constituent la traite négrière et l’esclavage, qualifiés en 2001 par la loi Taubira de crimes contre l’humanité. Mais si cette reconnaissance symbolique marque une étape importante, elle laisse entière la question des réparations, qui reste l’un des débats les plus complexes et les plus sensibles du champ postcolonial. Les demandes de réparations, qu’elles soient financières, culturelles ou sociopolitiques, se heurtent à un paradoxe : elles visent à réparer un préjudice historique d’une ampleur incommensurable, tout en s’inscrivant dans un cadre juridique conçu pour juger des faits contemporains, individualisés et quantifiables. C’est ici que se noue la contradiction entre justice corrective, principe de précaution et revendications d’autonomie dans les territoires ultramarins.

Dans de nombreux espaces anciennement colonisés — Amériques, Antilles, Afrique, océan Indien —, les descendants d’esclaves réclament justice au nom d’un héritage douloureux qui perdure dans les structures sociales, les inégalités économiques et les discriminations raciales. En 2005, le Mouvement international des réparations avait ainsi réclamé 200 milliards d’euros à l’État français, une demande jugée juridiquement irrecevable car il est impossible, selon les juges, d’évaluer avec précision des dommages aussi anciens. Derrière ces revendications financières se profile toutefois un enjeu plus profond : la nécessité de reconfigurer la citoyenneté, d’éradiquer les hiérarchies raciales héritées de l’esclavage et de reconnaître la réalité des discriminations actuelles. Mais le débat se complexifie lorsqu’il s’entrelace avec la question de l’autonomie politique et du principe de précaution, deux notions qui peuvent, mal combinées, créer un cadre à la fois instable et paralysant.

Le principe de précaution, transposé de la protection de l’environnement au champ politique et social, repose sur l’idée que la prévention du risque doit guider l’action publique, même en l’absence de certitude scientifique. Appliqué aux réparations et à l’autonomie, il tend à instaurer une responsabilité collective et diffuse, détachée de la notion de faute. Ce glissement, qui écarte la dimension morale de la responsabilité, risque d’aboutir à une judiciarisation excessive et à des décisions politiques motivées davantage par la crainte de fauter que par la volonté de construire. Dans ce cadre, une autonomie mal pensée reviendrait à transférer aux collectivités ultramarines une charge morale et juridique immense, sans leur fournir les moyens financiers et institutionnels nécessaires pour y répondre.

L’histoire démontre pourtant que la réparation ne peut être purement symbolique ou financière. Elle doit s’attaquer aux racines structurelles des inégalités : accès inégal à l’éducation, à l’emploi, à la propriété, fractures mémorielles et représentations sociales. Cela implique des politiques ambitieuses, soutenues par des financements pérennes et une volonté partagée entre État et collectivités. Sans cela, l’autonomie pourrait rapidement devenir un piège : une responsabilité accrue mais fictive, générant frustration, divisions et défiance. Loin d’apaiser les tensions, elle risquerait de les amplifier.

En outre, l’application rigide du principe de précaution dans un contexte d’autonomie risquerait de figer l’action publique, interdisant ou retardant tout projet innovant dès qu’existe une incertitude. Dans des territoires déjà fragiles économiquement, et à bientôt à la merci des nouvelles menaces de l’intelligence artificielle et du changement climatique, cette posture pourrait empêcher les investissements indispensables pour corriger les déséquilibres hérités de la colonisation et prendre date pour construire l’avenir . Paradoxalement, le mécanisme censé prévenir de nouveaux désastres pourrait consolider les blocages existants et prolonger les injustices qu’il était censé combattre.

Pour éviter cet écueil, la question de l’autonomie devrait être abordée non pas comme un transfert abrupt de responsabilités, mais comme une construction progressive et concertée, associée à un véritable plan de réparation dans la continuité des avantages sociaux de dans le cadre du statut de la départementalisation . Cela suppose un engagement clair de l’État à maintenir des transferts financiers suffisants, une définition précise des responsabilités locales, et un cadre juridique stable, garant de la sécurité matérielle et de la cohésion sociales. Faute de quoi, on risque d’instituer un système où les collectivités seraient sommées de répondre aux attentes mémorielles et sociales de leur population avec des moyens dérisoires, renforçant ainsi la dépendance économique et sociale à l’égard de la « métropole ».

Le travail de mémoire, s’il ne peut se substituer à des mesures concrètes de réduction des inégalités, reste néanmoins un pilier incontournable de toute politique de réparation. L’Hexagone demeure en retard dans ce domaine : hormis le Mémorial ACTe en Guadeloupe, quelques monuments à Nantes, Bordeaux ou La Rochelle, et de rares initiatives locales, les lieux consacrés à l’histoire de l’esclavage sont peu nombreux. Or, pour dépasser le rapport accusatoire et moralisateur, il faut inscrire cette histoire dans l’espace public avec la création d’un grand musée de l’histoire de la Guadeloupe , multiplier les lieux de réflexion, et favoriser la médiation culturelle et la recherche mémorielle . Comme l’a montré l’exemple du Musée national afro-américain à Washington, de tels espaces peuvent jouer un rôle majeur dans la reconnaissance et l’appropriation collective du passé à un usage thérapeutique s’appuyant sur l’épigénétique et la neuropsycho-généalogie.

Refuser d’aborder de front la question des réparations, c’est accepter que perdurent les tensions et les fractures sociales héritées de l’esclavage et de la colonisation. Mais y répondre par un cadre juridique instable, une responsabilité collective mal définie et des moyens financiers insuffisants, c’est risquer de transformer une exigence de justice en source d’instabilité et de désordre identitaire . L’avenir des territoires ultramarins, qu’ils soient autonomes ou non, dépendra de la capacité à articuler mémoire, justice sociale et développement économique dans un projet cohérent. La réparation véritable ne se décrète pas : elle se construit dans la durée, par un engagement politique clair, un financement durable et un dialogue sincère entre tous les héritiers de cette histoire.

 » Fo pa nou pwan dlo mousach pou lèt « 
( ne pas confondre les cocos et les abricots)
Traduction littérale : il ne faut pas prendre l’eau de l’amidon pour du lait.
Moralité : Il ne faut pas prendre des vessies pour des lanternes.

 

Jean Marie Nol économiste et chroniqueur*