« Le Sommet » & « L’évènement »

— Par Michèle Bigot —
Le Sommet, Christophe Marthaler, Avignon In, La FabricA
L’évènement, SCH, Christophe Marthaler,  Avignon Off, La Manufacture

Le Sommet

Dada chez les Helvètes

C’est devenu la signature de Christophe Marthaler, de mêler les langues européennes et de jouer du décalage systématique entre réalité sociopolitique et univers de la fiction dramatique. Héritier de Dada, Il oeuvre sans relâche à la remise en cause des conventions, fussent-elles théâtrales. Le mouvement esthétique dadaïste est né à Zurich, et ses enfants sont aujourd’hui légion en terre helvète. Rien n’est moins convenable et moins convenu que ce sommet bidon que nous propose Marthaler, dans lequel les supposés grands de ce monde se réunissent sur les hauteurs ( La Suisse s’est fait une spécialité des rencontres au sommet à vocation diplomatique ou économique, Genève, Davos etc.). Allusion en passant au Berghof, à Berchtesgaden! Les sommets, supposés favoriser l’élévation de l’esprit n’ont souvent enfanté que des fadaises, du cynisme ou de la monstruosité.

D’où l’entreprise de démolition programmée par Mathaler et sa troupe. Une poignée de Pieds Nickelés se retrouvent dans un chalet de haute montagne. Le rocher affleure le sol de la construction. Envoyés en éclaireurs, ces six délégués arrivent à ce lieu de rendez-vous hissés par un monte-charge et leur réunion tient de la cour du roi Ubu. Leur arrivée grotesque sera suivie d’élucubrations en tout genre, situations burlesques, numéros hilarants, dialogues foutraques dans lesquels se mêlent les idiomes européens. La parole, dans son exercice même est remise en cause. ça commence par une série de monosyllabes qui s’enchaînent et se répondent dans un staccato de mitraillette. C’est la raison d’être du langage qui est attaquée à la base. Plus de dialogue, plus de communication, plus de sens. Reste la voix, détachée de toute intension communicationnelle. Les danses, acrobaties et autres mimiques redoublent cet effet de bouffonnerie langagière. Alors le langage hésite entre fonctionnement mécanique, registre poétique auto référentiel et métaphysique des sommets. On tourne en rond, on plane et très vite le huis clos tourne à l’enfermement. Des bruits d’hélicoptère suivis d’explosions couvrent par moments les paroles, la réunion tourne à vide, et pour finir, une voix off informe les participants qu’ils sont prisonniers; plus aucun accès au sommet n’est possible. Plus moyen de descendre et plus moyen de sortir. Le sommet est une prison, le paradis alpin s’est trasmué en enfer.

Le processus de création est à l’image du spectacle: c’est le fruit d’une élaboration collective. Le compagnonnage a nourri l’élaboration: tout d’abord avec le dramaturge Malte Ubenauf, ensuite avec les six comédiens. Tout commence avec des chansons, auxquelles s’ajoutent une série de textes ayant trait au sujet. L’ensemble finit par former un patchwork, un tissu de textes plus ou moins pourvus de sens, réunis par la seule grâce des choix de chacun, un florilège parfois poétique, souvent abracadabrantesque, entre incohérence et délire prophétique. Cette composition a d’ailleurs vocation à évoluer en fonction des époques et des lieux. Les comédiens façonnent le matériau langagier comme le sculpteur la glaise. La proposition est à l’image de l’Europe, pleine de bonne volonté, souvent naïve et/ou incohérente: c’est sympathique quand ça ne vire pas au cauchemar!

C’est toute l’ironie d’une situation qui est figurée par la métaphore du refuge de haute montagne. C’est à la fois un abri et une retraite. Tant et si bien que le lieu où se réunissent ces acteurs, dépourvus de langue commune et sans horizon bien défini, finit par ressembler à une pétaudière. Le spectateur ne sait plus s’il faut en rire ou en pleurer.C’est réjouisant et désolant à la fois. Une ambiance de fin du monde vient couronner le tout, et les personnages sont désormais enfermés et livrés à eux mêmes, sans pouvoir espérer aucun secours de l’extérieur. Le sommet s’est transformé en piège. Le groupe n’a pas réussi à rompre l’isolement; au contraire, il a fabriqué un isolement à six. On sort du spectacle dans un état hésitant entre jubilation et accablement.

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L’évènement

Tout aussi ubuesque est le spectacle proposé par la SCH, le dispositif de promotion de la création théâtrale en Suisse. Le titre fait antiphrase, on va vite s’en apercevoir. L’événement, ce qui nous arrive, suppose une action et un témoin pour le raconter. Or il ne se passe rien et personne n’est en mesure de raconter. L’événement pourrait plutôt être qualifié de « non-événement »: c’est l’incendie d’un four à pizza au sein d’un collectif problématique. Les trois acteurs (en fait deux actrices et un acteur) font l’expérience de la fragilité: le groupe est plutôt aléatoire, ses objectifs douteux, sa composition incohérente; quant au lieu, il va vite partie en fumée, se consumer sous le poids de l’incurie et de l’inanité généralisées.

C’est peu de dire que la pièce est polyphonique; il vaudrait mieux dire cacophonique: les trois personnages parlent en même temps. Ils ont tellement hâte de raconter que leur histoire est incompréhensible. Seule surnage de temps en temps une bribe de propos nous permettant de comprendre en gros ce qui arrive. Et encore!…

Voici un choeur antique d’un nouveau genre; ses choreutes se disputent l’espace de la parole. Ils cherchent à combler les trous du discours à grand renfort de gestuelle et mimiques. Il y a encombrement dans l’espace du discours, on se bouscule au portillon, c’est drôle et agaçant, le spectateur est tendu dans son effort de compréhension, car ils sont bien sympathiques ces trois personnages, et très touchants dans leur effort pour raconter. Mais voilà, tout témoignage est un échec et le récit meurt de son trop plein d’émotion. Et tout ça pour rien, ou si peu: un four à pizza mal constuit, négligemment implanté et qui a pris feu.

Ce texte (ou ce qu’il en reste) est largement improvisé, remis en question à chaque représentation. C’est une sorte de happening, une comédie ubuesque et dadaïste qui tire la clochette d’alarme sur un monde destiné au brasier, dans lequel la communication, croulant sous sa propre abondance, meurt d’étouffement.

Michèle Bigot