— Par Jean Samblé —
Depuis plusieurs décennies, la question de la restitution des œuvres d’art et des objets patrimoniaux expropriés pendant la colonisation ou au gré d’expéditions militaires agite les relations entre les anciennes puissances coloniales et les États spoliés. Ce débat, longtemps cantonné aux cercles d’historiens ou de diplomates, occupe désormais le devant de la scène politique et culturelle. Face à l’exigence croissante de réparation symbolique et de justice historique, des gestes de restitution se multiplient en Europe. Mais ces actes, encore trop souvent limités et juridiquement contraints, peinent à répondre aux enjeux profonds qu’ils soulèvent : souveraineté culturelle, mémoire collective, rôle des musées, universalité du savoir et reconnaissance des traumatismes coloniaux.
Une spoliation de masse aux origines coloniales
De l’Afrique à l’Asie, en passant par le Moyen-Orient, des dizaines de milliers d’œuvres d’art, de statues, de manuscrits, de objets sacrés ou rituels ont été extraits de leurs contextes d’origine au cours des XIXe et XXe siècles. Par pillage pur et simple, par acquisition sous contrainte ou par le biais de traités inéquitables, ces objets ont rejoint les vitrines des musées européens, devenant des trophées d’un empire ou les symboles d’une domination.
À elle seule, la France conserve encore environ 90 000 objets africains issus de la période coloniale, dont 70 000 au musée du quai Branly-Jacques Chirac. Au Royaume-Uni, le British Museum détient une quantité comparable d’objets d’origine étrangère, souvent obtenus dans des conditions obscures ou controversées. Le buste de Néfertiti (1340 av. J.-C.), exposé à Berlin, les bronzes du Bénin, pillés en 1897 par l’armée britannique, ou encore la pierre de Rosette, emportée d’Égypte en 1801 par les forces britanniques, sont autant d’exemples emblématiques de ce patrimoine déplacé.
Ces objets ne sont pas de simples pièces de musée. Ils sont porteurs d’une charge symbolique, historique et spirituelle considérable pour les peuples auxquels ils appartiennent. Le tambour parleur « Djidji Ayôkwé », récemment restitué à la Côte d’Ivoire par la France, en est un exemple frappant : instrument rituel sacré de trois mètres de long, il incarnait l’autorité et la mémoire des chefs akan. Son retour a été vécu comme un acte de reconnaissance historique et un signal politique fort.
Le tournant politique : restitutions récentes et blocages persistants
Depuis 2017, un tournant s’est amorcé en France avec le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou, où il affirmait : « le patrimoine africain ne peut pas être uniquement en Europe ». Cette prise de position a conduit à la remise en 2021 d’un rapport de référence par Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, posant les bases d’une politique de restitution active.
En 2020, le Parlement français a voté une loi spécifique autorisant la restitution au Bénin de 26 œuvres majeures du trésor royal d’Abomey. En 2025, l’Assemblée nationale a voté une nouvelle loi pour permettre le retour du tambour « Djidji Ayôkwé » en Côte d’Ivoire, répondant à une demande formulée dès 2019.
Les Pays-Bas, eux, ont restitué 119 bronzes du Bénin au Nigeria en juin 2025, emboîtant le pas de l’Allemagne, qui avait conclu en 2022 un accord inédit avec Abuja pour le retour de 1 100 sculptures. La restitution de 22 premières pièces a eu lieu en décembre de la même année.
Mais dans d’autres pays, les blocages demeurent puissants. Le British Museum refuse catégoriquement de restituer ses collections, invoquant des lois de 1963 et 1983 qui empêchent la sortie définitive des objets. La crainte d’un effet domino est manifeste : que deviendraient les grands musées si chaque pays réclamait ses œuvres ? Ce refus est d’autant plus critiqué que, selon des chiffres officiels, moins de 1 % des collections du British Museum sont exposées – les autres dormant dans des réserves inaccessibles.
Recontextualiser les œuvres : restaurer leur portée culturelle
La principale revendication des pays demandeurs est claire : les œuvres doivent être réinscrites dans leur contexte culturel, religieux et historique d’origine. Le buste de Néfertiti, les frises du Parthénon, ou encore le zodiaque de Dendérah (actuellement au Louvre), arraché à la dynamite d’un temple égyptien en 1820, sont des éléments d’un tout qu’il est absurde de dissocier.
Comme l’analyse Mia Mack dans son essai universitaire, la perte de contexte altère profondément le sens des œuvres. Placées dans des musées occidentaux aux côtés d’objets de civilisations parfois sans lien entre elles, ces pièces perdent leur fonction rituelle, leur valeur identitaire et deviennent de simples objets esthétiques. Ce déplacement est perçu par les pays spoliés comme une continuation du mépris colonial, une dépossession culturelle toujours active.
En parallèle, le maintien de ces œuvres dans les capitales occidentales profite encore aujourd’hui à ces puissances, par le biais du tourisme, du prestige muséal ou de la diplomatie culturelle. Or, comme le rappelle l’essayiste Geoffrey Robertson, « les musées occidentaux sont devenus les plus grands receleurs d’objets volés au monde » — une formule percutante qui reflète l’indignation croissante dans les anciennes colonies.
Un débat aux multiples facettes : universalité vs justice
Les défenseurs du statu quo, à l’image de James Cuno (Getty Trust), avancent un argument utilitariste : les grandes institutions muséales, comme le British Museum ou le Louvre, permettent à des millions de visiteurs d’accéder à une lecture transversale de l’histoire humaine. Selon eux, replacer les œuvres dans leur contexte initial risquerait de les isoler ou de les rendre moins accessibles.
Mais cet argument universaliste est de plus en plus contesté. Peut-on encore aujourd’hui défendre une vision de l’universel construite sur la domination ? Le prétexte de l’éducation ne justifie-t-il pas la perpétuation d’une inégalité patrimoniale ? Et comment parler de transmission universelle quand la majorité des œuvres concernées ne sont même pas exposées ?
Le débat est aussi miné par des enjeux identitaires et géopolitiques. Qui peut légitimement revendiquer une œuvre ? Le pays où elle a été créée ? Celui où elle a été découverte ? Une communauté spécifique ? Ces questions, parfois complexes, exigent une gouvernance internationale concertée, et non des décisions unilatérales.
Vers une nouvelle diplomatie du patrimoine ?
La restitution n’est pas qu’un geste symbolique. C’est un levier diplomatique puissant, capable d’apaiser les mémoires blessées et de renforcer les liens culturels entre États. C’est aussi un acte de reconnaissance du passé, et un moyen de repenser les relations entre Nord et Sud sur des bases plus justes.
Des modèles hybrides émergent : prêts de longue durée, expositions itinérantes, partages de savoirs et de conservations. Ces solutions, si elles ne remplacent pas toujours la restitution, peuvent en constituer des étapes intermédiaires.
Mais pour que ces démarches soient crédibles, elles doivent s’accompagner d’un changement de paradigme : reconnaître que la culture n’est pas une marchandise, ni un butin de guerre, mais un bien commun des peuples.
Entre réparation, justice et coopération
La restitution des œuvres d’art issues des contextes coloniaux ne doit pas être considérée comme un appauvrissement des musées occidentaux, mais comme une reconnexion des œuvres à leurs racines, à leurs peuples, à leur sens profond. Elle offre l’occasion de réconcilier mémoire et avenir, justice et savoir.
Il ne s’agit pas de vider les musées européens, mais de les transformer : d’institutions de prestige, ils peuvent devenir des espaces de dialogue interculturel et de coopération. Pour cela, il faut repenser le droit, élargir le champ des responsabilités et, surtout, écouter les voix de ceux à qui ces objets ont été enlevés. Le patrimoine mondial ne se partage pas par la force, mais par la reconnaissance mutuelle.