Ce 23 juin, dix associations locales et nationales tirent une nouvelle fois la sonnette d’alarme. Dans un rapport intitulé Soif de justice, elles dénoncent une discrimination environnementale persistante dans les territoires d’Outre-mer, où des milliers de citoyens luttent au quotidien pour un accès régulier et sécurisé à l’eau potable.
Boire, se laver, cuisiner, aller à l’école… Ces gestes simples relèvent parfois de l’exploit dans certains territoires ultramarins. Si la France reconnaît l’accès à l’eau potable comme un droit fondamental, les réalités vécues en Martinique, Guadeloupe, Mayotte ou encore en Guyane en sont encore très éloignées.
C’est pour documenter ces inégalités que dix associations – dont Notre Affaire à Tous, ASSAUPAMAR, Kimbé Rèd FWI ou encore le Collectif des luttes sociales et environnementales – ont publié un rapport de 90 pages remis à l’ONU et aux autorités françaises. Il dresse un état des lieux alarmant de la situation et formule des recommandations concrètes pour une politique plus juste.
Des territoires oubliés face à un droit fondamental
En 2020, Isabelle (nom d’emprunt) a perdu son enfant à 19 semaines de grossesse après avoir vécu plus de 40 jours sans eau courante. Des témoignages comme le sien, glaçants, sont au cœur du rapport Soif de justice, qui évoque les conséquences sanitaires, sociales et humaines d’un accès restreint, voire inexistant, à l’eau potable.
En Martinique, où les ressources hydriques sont pourtant abondantes, plus des deux tiers de l’eau prélevée se perdent dans des canalisations vétustes. « On capte 60 millions de mètres cubes pour en fournir à peine 20 millions aux usagers », déplore Pierre Gallet de Saint-Aurin, de l’association ASSAUPAMAR. Résultat : une eau chère, malgré une ressource disponible, et des coupures régulières.
À Mayotte, la situation est encore plus critique. En 2023, les habitants n’avaient officiellement accès à l’eau que huit heures tous les trois jours. Et encore, cette eau n’était pas systématiquement potable.
Un déni d’égalité territoriale
Pour les associations, ce n’est pas seulement une question d’infrastructures, mais bien de justice. Elles dénoncent une « discrimination environnementale territoriale » : les Outre-mer sont administrés comme les territoires hexagonaux sans que leurs spécificités soient prises en compte. Or, leurs réalités sont radicalement différentes : insularité, vulnérabilité climatique, pollution historique (comme au chlordécone), pauvreté plus élevée…
« Si une telle crise avait eu lieu dans une ville comme Montpellier, les réponses auraient été rapides et fermes », souligne Emma Feyeux, juriste chez Notre Affaire à Tous. À ses yeux, c’est bien l’héritage d’un système colonial et d’un désintérêt politique qui expliquent ce traitement différencié.
Les conséquences sont graves : les enfants perdent plusieurs semaines d’école chaque année à cause de l’eau impropre ou des coupures ; les maladies liées à la pollution se multiplient ; et la confiance dans les institutions s’effondre.
Sous-investissement chronique et responsabilités diluées
Malgré la mise en place du plan « Eau DOM » en 2016, l’État reste très en deçà des besoins réels. Le rapport estime que 2,36 milliards d’euros sont nécessaires pour remettre à niveau les infrastructures ultramarines. Or, seuls un tiers des crédits ont été débloqués, et une partie de ces fonds reste même non utilisée.
En Guadeloupe, un plan de 320 millions d’euros est en cours sur quatre ans. Mais selon une enquête parlementaire, il faudrait entre 1,5 et 2 milliards d’euros rien que pour rétablir durablement l’accès à l’eau potable. À titre de comparaison, au Canada, l’État a reconnu sa responsabilité dans une situation similaire touchant des communautés autochtones et débloqué huit milliards de dollars canadiens pour les réparations.
La dilution des compétences entre l’État, les collectivités, les opérateurs privés et les agences régionales rend la gestion de l’eau illisible et inefficace. « Un véritable labyrinthe savamment organisé », selon les mots de Pierre Gallet. Les communes, souvent démunies, doivent assumer des responsabilités sans moyens ni expertise suffisants.
Appel à un changement de paradigme
Les associations demandent une réforme en profondeur du système actuel : reconnaissance explicite de la discrimination environnementale, redéfinition claire des rôles des acteurs, investissement massif et durable, mais aussi indemnisation des populations touchées.
« Ce n’est qu’en mettant autour de la table tous les acteurs – État, collectivités, opérateurs, citoyens – qu’on pourra sortir du cercle vicieux actuel », plaide Priscillia Ludosky du CLSE. Car faute de confiance, de nombreux usagers ne paient plus leurs factures. Les régies locales s’effondrent, et les investissements deviennent impossibles. Le système s’auto-détruit.
Le rapport espère provoquer un sursaut national. Et international. Transmis aux Nations Unies, il pourrait servir de base à de futures actions juridiques, notamment devant les instances européennes.
L’urgence d’une prise de conscience collective
Il est temps, selon les signataires du rapport, que la France assume pleinement ses responsabilités. Non seulement pour répondre aux alertes répétées de l’ONU depuis 2021, mais surtout pour garantir à tous ses citoyens, où qu’ils vivent, un droit aussi essentiel que l’accès à l’eau.
L’affaire n’est pas technique. Elle est politique. Et profondément humaine.
Sabrina Solar